Obsolescence programmée, montagnes de déchets toxiques, consommation énergétique vertigineuse… Derrière la promesse de progrès, le capitalisme cybernétique engloutit des ressources à un rythme insoutenable. Chaque processeur alimente des intelligences artificielles, automatise la spéculation, et modélise des cibles militaires – avant de finir sa course dans une décharge, empoisonnant sols et travailleurs. Pendant que les infrastructures numériques prolifèrent, la pollution chimique s’accumule et la production de plastique dépasse désormais la biomasse animale. Face à cette fuite en avant, une critique matérialiste de la technologie s’impose : non plus seulement contre ses propriétaires, mais contre les torrents de ressources qu’elle exige et les bouleversements écologiques qu’elle accélère. Par Timothy Erik Ström, traduit par Albane le Cabec depuis la New Left Review.
NDLR : Au sein de la rédaction du Vent Se Lève, la notion de décroissance – et plus largement celles de productivisme et de sobriété – ont fait l’objet de vifs débats. Des critiques au vitriol de ce concept ont été publiées : parmi eux, deux articles du chercheur Matt Huber, auteur de Climate Change as Class War. Building Socialism on a Warming Planet (Verso, 2022), l’un pamphlétaire, l’autre longuement argumenté (« contre la décroissance néo-malthusienne, défendre le marxisme », un entretien avec Nick Srniček (par Maud Barret Bertelloni) et un extrait du livre de notre rédacteur en chef adjoint Vincent Ortiz L’ère de la pénurie. Capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires (Cerf, 2024). À l’inverse, des recensions laudatives de l’oeuvre de John Bellamy Foster (par Jean-Baptiste Grenier) et Kohei Saito (par Raphaël Ottmann) ont également été publiées dans nos colonnes, ainsi qu’un article du journaliste Édouard Piély sur la pensée de Jacques Ellul. Ce présent article s’inscrit dans leur veine.
Nvidia, géant des processeurs graphiques, est le dernier titan en date du capitalisme cybernétique. Fondée en 1993, la firme tire son nom de la déesse romaine de l’envie, Invidia—un programme bien en phase avec son époque. Avec une capitalisation boursière de 3,54 milliards de dollars, elle est désormais la deuxième entreprise la plus cotée au monde, devant Microsoft, Amazon et Alphabet, juste derrière Apple. Sa valeur a été multipliée par dix depuis 2022, portée par la bulle de l’IA. Une flambée qui s’inscrit dans la financiarisation à l’œuvre depuis un demi-siècle, lorsque la cybernétique a commencé à restructurer le capitalisme, avant d’être dopée par le quantitative easing post-2008.
Longtemps spécialisée dans les cartes graphiques pour le jeu vidéo, Nvidia a vu son modèle économique basculer avec l’explosion de l’intelligence artificielle. Son portefeuille de clients, autrefois tentaculaire, s’est concentré en quelques mains. Un euphémisme : quatre entreprises génèrent désormais près de la moitié de son chiffre d’affaires. Ces géants, anonymes sur le papier, achètent en masse ses puces, les empilent dans des centres de données et les mettent en réseau pour faire tourner l’IA à plein régime. La production 2025 de ses processeurs Blackwell – vendus 40 000 dollars pièce – est déjà intégralement préachetée. Pour entretenir sa suprématie, Nvidia a augmenté son budget R&D de 50 % en 2024.
Le destin de ces processeurs matérialise les ravages du capitalisme cybernétique. Pendant leur brève période d’utilisation, ils sont le moteur des algorithmes capables de modéliser des protéines, d’automatiser les coûts de main-d’œuvre, de spéculer en bourse, de plagier des essais, de créer des simulacres de dictateurs disparus et même d’établir des listes de cibles pour le génocide mené par l’armée israélienne. Mais une fois frappées d’obsolescence, ces machines deviennent des déchets électroniques toxiques. C’est l’envers de la « loi de Moore » : l’augmentation exponentielle de la puissance de calcul s’accompagne d’une prolifération exponentielle des rebuts. En 2022, selon l’Institut des Nations unies pour la formation et la recherche, 62 millions de tonnes de déchets électroniques ont été produites—deux fois plus qu’en 2010. Un poids équivalent à 107 000 des plus gros avions de ligne, de quoi former un pont reliant New York à Athènes, Nairobi à Hanoï, ou Hong Kong à Anchorage.
Comme toute machine informatique, un processeur est une boîte noire, non seulement par son fonctionnement opaque, mais aussi par la complexité de sa composition. Ses chaînes d’approvisionnement, fragmentées à l’extrême, rendent sa fabrication illisible, tandis que la propriété intellectuelle verrouille toute transparence. Pourtant, sa matérialité est écrasante : terres rares (tantale, palladium, bore, cobalt, tungstène, hafnium), métaux lourds (plomb, chrome, cadmium, mercure), plastiques complexes (acrylonitrile butadiène styrène, polyméthacrylate de méthyle) et substances synthétiques (tétrabrombisphényl-A, tétrafluorocyclohexanes). Un iPhone contient 75 des 118 éléments du tableau périodique, contre une trentaine pour un corps humain. Extraire, raffiner et recombiner ces matières premières engendre une cascade de déchets toxiques, empoisonnant travailleurs et écosystèmes. À chaque étape, le capitalisme cybernétique poursuit son œuvre : accumuler, exploiter, dévaster.
L’empreinte énergétique des machines informatiques en réseau illustre à elle seule le gaspillage colossal du capitalisme cybernétique. D’ici 2026, la consommation électrique des centres de données devrait doubler, atteignant 1 000 térawattheures—soit l’équivalent de la consommation totale de l’Allemagne, selon l’Agence internationale de l’énergie. Plus alarmant encore, leur demande en électricité dépasse déjà celle de tous les pays du monde, à l’exception de la Chine, des États-Unis et de l’Inde. Et ce n’est qu’un fragment de l’infrastructure numérique globale : 30 milliards d’appareils connectés forment l’épine dorsale du réseau. Sans compter l’énergie colossale requise en amont pour extraire et raffiner les matières premières nécessaires à leur fabrication—ni, bien sûr, les pollutions qu’ils génèrent une fois jetés.
En dopant les capacités industrielles du capitalisme, la cybernétique a aussi multiplié les déchets toxiques qui empoisonnent les chaînes d’approvisionnement et s’accumulent jusque dans les chaînes alimentaires. Parmi eux, les PFAS—ces « polluants éternels » devenus tristement célèbres. Ce groupe de quelque 15 000 composés organofluorés synthétiques, inventé dans les années 1950, ne se dégrade pas naturellement. Présents dans toutes les machines informatiques et une myriade de produits du quotidien, ils s’infiltrent désormais jusque dans le corps humain, leur accumulation débutant dès le placenta. Leur impact sanitaire est massif : cancers, chute du nombre de spermatozoïdes, maladies inflammatoires de l’intestin, déficiences cognitives, malformations congénitales, pathologies rénales, thyroïdiennes ou hépatiques… Selon la commission Lancet sur la pollution et la santé, un décès prématuré sur six est déjà imputable à la pollution environnementale—un chiffre voué à s’aggraver à mesure que production et bioaccumulation s’emballent.
La pollution chimique ne se limite pas aux humains : elle ravage aussi les écosystèmes et perturbe les processus biologiques qui rendent la vie possible. La production massive de substances synthétiques est l’un des marqueurs les plus frappants de l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique qui s’est ouverte en 1945, sous l’éclat aveuglant des premières explosions atomiques. En 2019, les ventes mondiales de produits chimiques de synthèse—hors secteur pharmaceutique—ont atteint la somme vertigineuse de 4 363 milliards de dollars. Les rejets industriels, eux, se chiffrent en centaines de milliards de tonnes : même les estimations les plus conservatrices évaluent ces déversements à 220 milliards de tonnes par an, dont un cinquième sous forme de gaz à effet de serre.
Ces rejets massifs restent largement ignorés. En 2020, la réglementation européenne REACH, pourtant pionnière en matière de contrôle des substances chimiques, recensait 23 000 produits—mais 80 % d’entre eux n’avaient toujours pas été évalués quant à leur sécurité. Pis encore, quelque 300 000 composés synthétiques utilisés à l’échelle mondiale ne figurent même pas sur cette liste. Et lorsqu’une évaluation est menée, elle reste parcellaire : les effets combinés de plusieurs substances, tout comme leurs répercussions écologiques à long terme, ne sont tout simplement pas pris en compte. Un rapport d’experts est pourtant sans appel : la pollution chimique constitue un « risque potentiellement catastrophique pour l’avenir de l’humanité » et devrait être traitée avec la même urgence scientifique que la crise climatique.
L’ampleur de cette transformation défie l’entendement. Au début du XXe siècle, la masse des matériaux produits par l’homme—béton, briques, métaux, plastiques—ne représentait que 3 % de la biomasse terrestre, soit l’ensemble du vivant : bactéries, champignons, arbres, animaux. Mais cette masse artificielle a doublé tous les vingt ans, atteignant 1,1 tératonne en 2020, dépassant ainsi la totalité de la biomasse mondiale. Le plastique est l’exemple le plus frappant : alors que le poids cumulé de tous les animaux—humains, vaches, coraux, krills, pigeons, et les 350 000 espèces de coléoptères—ne représente qu’environ 4 gigatonnes, la production plastique atteignait déjà 8 gigatonnes en 2020. D’ici 2040, elle aura encore doublé.
Ces dynamiques exponentielles heurtent de plein fouet les limites physiques du monde, mais rares sont ceux qui, à gauche, s’attachent à une analyse globale du phénomène. Peu prennent au sérieux la question posée par Langdon Winner : « Où et comment les innovations scientifiques et technologiques ont-elles commencé à modifier les conditions mêmes de la vie ? » Trop souvent, la gauche radicale succombe à l’illusion d’une technologie immatérielle, en apesanteur. En témoignent les récents titres du Jacobin— « Le problème de l’IA est une question de pouvoir, pas de technologie » ; « Le problème de l’IA est le problème du capitalisme » ; « L’automatisation pourrait nous libérer–si nous ne vivions pas sous le capitalisme »—qui relèvent d’une vision strictement instrumentale de la technologie : ce ne serait pas les machines en elles-mêmes qui posent problème, mais la mainmise des grandes entreprises sur celles-ci. La critique se focalise ainsi sur le contrôle plutôt que sur la nature des infrastructures technologiques elles-mêmes. Beaucoup, à gauche, défendent alors une solution simpliste : « collectiviser les plateformes », comme si se débarrasser des patrons suffisait à régler le problème. Ce raisonnement frôle le worker-washing, en laissant croire que remplacer le PDG de Nvidia par un comité de travailleurs suffirait à établir un socialisme durable.
Il ne s’agit pas de prôner un rejet total des machines informatiques ou des composés synthétiques issus du capitalisme cybernétique. Mais il est urgent de repenser la place qu’ils devraient occuper dans un monde où l’épanouissement humain pourrait coexister avec le respect des limites planétaires. L’expansion effrénée des technologies cybernétiques et les abstractions aliénantes qu’elles produisent forment un désastre en accélération. Il est temps de forger une critique matérialiste à la hauteur de l’enjeu—une critique qui ne se limite pas aux rapports de pouvoir et de propriété, mais qui s’attaque aussi aux flux de matières premières dont dépend ce système et aux bouleversements qu’il impose aux conditions mêmes de la vie sur Terre. Rien de moins ne sera suffisant face à l’ampleur de la crise.