« Ce pays que tu ne connais pas » et ce petit monde que tu connais trop bien

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

« Ce moment m’a transformé, aussi. Je n’ai pas découvert notre pays lors de ce grand débat mais je crois que j’ai touché beaucoup plus clairement l’épaisseur des vies ». Lors de sa conférence de presse du 25 avril 2019, Emmanuel Macron semble répondre à l’ensemble des gilets jaunes, certes, mais plus particulièrement encore à l’un d’entre eux. Deux mois auparavant, François Ruffin avait en effet sorti un essai qu’il décrit lui-même comme un « crochet du gauche » asséné au Président Macron et intitulé : « Ce pays que tu ne connais pas ».

Dans ce livre, François Ruffin décrit les parcours croisés du Président et de lui-même, tous deux passés par les murs du même lycée, avec des origines sociales relativement semblables, mais qui pourtant ne se positionnent pas du même côté dans ce mouvement des gilets jaunes et plus généralement dans la vie politique française. De cette idée assez simple découle une « biographie non autorisée » du Président de la République, qui décortique son parcours de vie, pour mieux pointer son illégitimité à gouverner un pays qu’il ne connaît qu’à travers les 0,01% les mieux lotis.


Une loupe au-dessus d’un mouvement de masse

Le député-reporter a écrit ce livre au cours du mouvement des gilets jaunes. Comme pour son film, c’est ce mouvement, ou plutôt les gilets jaunes engagés dans ce mouvement, qui l’inspirent. Car, comme souvent avec François Ruffin, il est beaucoup question des « gens ». Le livre est truffé de citations de Françaises et de Français qu’il a pu rencontrer. Ces Français, il dit les connaître. Et il s’en vante, car Emmanuel Macron, lui, ne les connaît pas. De sa première tentative d’éteindre le mouvement des gilets jaunes, lors de l’allocution présidentielle du 10 décembre, François Ruffin relève quelques phrases sur ces « Français qui ne s’en sortent pas », mais pour lui cela sonne faux, ce ne sont que « des stéréotypes sans chair, sans visage, sans prénom derrière ». Et justement, les prénoms semblent être sa spécialité. Dans ses vidéos sur YouTube, dans ses articles dans Fakir, dans ses discours à l’Assemblée, comme dans ce livre, les prénoms, mais surtout les gens qu’il y a derrière, ont une place centrale.

Un récit de Ruffin, c’est donc l’inverse d’une étude statistique. Plutôt que de partir du macro pour s’intéresser au micro, il s’intéresse au micro pour décrire le macro. Il dit qu’il va raconter le cas d’Ecopla et que « ça va raconter la France ». Et cela donne un certain effet. Il fait du qualitatif, il fait du terrain, au sens sociologique du terme. Et c’est d’ailleurs ce qu’il a toujours fait.

Il raconte ainsi qu’il a trouvé son rôle dès son premier reportage, il y a vingt ans, au zoo d’Amiens : ce sera de « rendre à la réalité ses aspérités », à l’inverse des communicants et autres chargés de missions qui « ont pour fonction de lisser la réalité, de la gommer, d’en atténuer la dureté ». Il s’est ensuite intéressé à « l’arrière-cour » de la mondialisation heureuse. Celle qu’ils veulent cacher derrière les quelques réussites individuelles. Mais François Ruffin affirme refuser cela. Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Son ambition, en créant le journal Fakir, c’était « que la vie des grands n’éclipse pas la vie des gens ».

Tout cela lui permet d’affirmer sa légitimité à parler des gens qui composent ce mouvement. Il s’y intéresse depuis longtemps, même quand ils se cachaient, quand ils refusaient de parler, par honte. Même quand personne d’autre ne s’y intéressait, car la curiosité était également « mondialisée » et qu’il était devenu plus évident de s’intéresser à la vie des gens à l’autre bout du monde qu’à celle de ceux qui habitent « de l’autre côté de notre ville ».

On aurait d’ailleurs aimé qu’il prenne encore plus de temps pour décrire ce qu’il a vu, pour laisser la parole à ces personnes qui ont rejoint ce mouvement, sur des dizaines de pages. Car les citations sont souvent brèves et on reste sur notre faim sur ce point. Mais cela sera davantage développé dans son film. Car dans ce livre, l’objet est également de pointer du doigt le principal responsable de tout cela, avec un récit dynamique : c’est un « uppercut moral » comme il le dit lui-même !

Le principal responsable pointé du doigt

En effet, ce livre a le mérite de mettre un nom et un visage sur un ennemi du populaire. Et d’expliquer en détail pourquoi c’est l’ennemi. Tout d’abord, parce que dès le lycée, alors que, comme François Ruffin, il faisait partie de la « classe intermédiaire », celle qui a le luxe de pouvoir choisir son camp, il se range du côté des puissants, en ne cessant de vouloir faire partie de leur monde. Puis, après avoir fait ses classes dans les études les plus sélectives françaises, il finit par travailler dans une banque d’investissement et empocher des salaires colossaux. Mais cette histoire serait assez banale et inoffensive si elle s’arrêtait là. Car comme l’écrit Ruffin : « Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. » Ainsi, Macron a non seulement choisi son camp, mais il a avancé masqué, se faisant passer pour un homme de gauche, pour mieux la détruire.

« Ce n’est pas Rothschild que je vous reproche, c’est la gauche. (…) Vous auriez simplement encaissé les gros chèques je me serais tu. »

Cependant, ce livre ne nous explique pas l’origine de ces choix croisés. Pourquoi une telle attirance pour la classe dominante ? Pourquoi plus que les autres adolescents de son âge ? Et pourquoi n’avoir pas assumé directement ce choix, en avançant masqué pendant si longtemps ? Pour répondre à ces questions, il aurait sûrement fallu creuser plus loin dans la vie du jeune Macron, connaître avec plus de précision ses origines sociales, son parcours de vie, ses premières socialisations. Tout ce qui peut expliquer cette faim de séduction des puissants chez ce jeune adolescent. Sur ce point, ce livre constate plus qu’il n’explique et on peut regretter que François Ruffin n’ait pas davantage utilisé ses nombreuses recherches sur la vie de Macron pour nous livrer une véritable analyse.

Mais ce premier constat en amène un autre : tout ce temps passé à séduire les « grands » hommes pour appartenir à ce « beau » monde représente autant de temps en moins avec le peuple, que Macron n’a jamais voulu connaître. La fin du premier chapitre s’achève ainsi : « Vous êtes le président d’un pays que vous ne connaissez pas. Et que vous méprisez. »

L’attaque semble violente, mais ce que cherche à faire Ruffin au fond, c’est de faire honte au président. En énumérant ses anciens salaires, il rappelle son illégitimité à donner des leçons de morale aux chômeurs, alors qu’il ne sait rien de leur vie. Lorsqu’il évoque la visite de Macron à Ecopla, il précise ainsi : « nous vous avons juste offert une excursion dans votre pays ». Il raconte également comment il a sauvé Macron du « goudron et des plumes » lors de sa visite à Whirlpool. Quoi de plus honteux que de se faire sauver par son pire ennemi ? Il s’attarde également longuement sur le fait que Macron est selon lui un écrivain raté, qui n’a su écrire dans sa vie qu’un seul livre, son livre programme Révolution, que Ruffin décortique pour montrer à quel point il est mauvais, d’un point de vue purement littéraire. Il avoue d’ailleurs sa démarche après avoir cité de longs passages plats, sans style, ni intérêt, de ce livre : « Je cherche à vous faire honte ».

Un brûlot pour retourner la honte

Tout au long de cet essai, cette notion de honte est très importante et elle ne concerne pas que le président. Car ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus. Au contraire ils revêtent un « gilet haute visibilité » pour se faire voir et vont partager leurs galères sur les ronds-points. La parole se libère, comme le montre si bien son film « J’veux du soleil », et c’est déjà une grande avancée !

Ce que Ruffin remarque tout d’abord dans ce mouvement social, c’est que les gens qui, avant, avaient honte d’être pauvres, honte de leur vie, maintenant ne se cachent plus.

Mais cette honte qui rongeait les plus modestes de notre pays, François Ruffin espère qu’elle se transfère vers ceux qui ont causé tout ce malheur. Cela concerne les dirigeants d’entreprises, comme le PDG de Sanofi, qui appelle les riches à donner 10% de leur fortune, alors qu’il est « le chef des rapiats » puisqu’il a notamment refusé d’indemniser les victimes de la Dépakine. Ruffin le nomme pour lui faire honte.

Mais cela concerne également les politiques. Il écrit ainsi : « Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ». Le président serait ainsi le complice des « psychopathes du profit » que sont les dirigeants des grandes entreprises. Et ce n’est pas le peuple qui devrait avoir honte de vivre modestement, mais tout ce « beau » monde qui devrait avoir honte de s’accaparer les richesses, de ne pas les partager et de ne ressentir de la fraternité que pour une infime partie du peuple, que pour leurs semblables.

« Honte à vous les ministres ! Honte à vous les députés ! Honte à vous le président ! Honte à vous l’élite qui nous dirige ! ».

Une analyse par le prisme de la fraternité

Car selon Ruffin, c’est la fraternité envers les riches, son affection pour les puissants de ce monde – qu’il a pris le temps de mieux connaître – qui ferait avant tout agir Macron en leur faveur. Cette analyse est originale. Quand bien d’autres pointent du doigt des conflits d’intérêts, des intérêts financiers qui primeraient sur tout le reste, François Ruffin redonne finalement un aspect humain à la cible de son attaque. Même chez Emmanuel Macron, c’est l’affection qui guiderait avant tout ses choix. Malheureusement, cette affection, il ne la partage pas pour son peuple – comment avoir de l’affection pour des individus que l’on ne connaît pas ? – mais seulement pour une poignée de puissants qui bénéficient de ses choix.

C’est aussi l’envie de fraternité qui aurait été l’un des puissants moteurs du mouvement des gilets jaunes. Dans leur cabane à Abbeville, c’est de la fraternité, c’est du partage humain, c’est de l’affection que ces gilets jaunes sont venus avant tout chercher.

Ces deux exemples expliquent la place que Ruffin donne à la fraternité, au partage – des richesses matérielles comme immatérielles – dans son projet politique. En effet, quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Quand il décrit son monde idéal, son projet politique, les contours sont encore flous, mais la seule chose dont il est sûr, c’est qu’il veut plus de fraternité, « les liens plutôt que les biens ».

Au vu du succès populaire qui entoure le personnage et ses productions, il semble réussir à convaincre une bonne partie de la population de s’engager dans cette voie. Mais comment réussit-il ce tour de force ?

Un député-reporter-monsieur tout le monde

Quand il se compare à Macron, Ruffin met en avant ses doutes de l’adolescence qui le poursuivent encore maintenant, contrairement au président qui ne les aurait jamais connus. Il oppose également souvent la « perfection » d’Emmanuel Macron à son imperfection à lui. On pourrait croire qu’il se dévalorise, qu’il jalouse même le président. Son livre apparaît dans les meilleures ventes sur le site de son éditeur. Pourtant, il dit lui-même qu’il a été écrit « d’un jet » et qu’il n’est pas fignolé. Alors pourquoi les lecteurs achètent-t-ils un livre qui serait presque bâclé ? Et pourquoi ses discours à l’Assemblée sont-ils si visionnés, plus que ceux d’autres députés parfois plus « charismatiques » ou encore censés être des meilleurs connaisseurs du dossier ?

Parce que cette plume qui ne pèse pas chaque mot, cette voix tremblotante, ça pourrait être la nôtre. Nous serions comme lui stressés de nous exprimer à la tribune. Comme lui, nous aurions griffonné quelques arguments sur une fiche en carton, mais nous admettrions bien volontiers ne pas être experts du dossier et, comme lui, nous nous raccrocherions à ce que nous connaissons, les exemples qui nous entourent, pour faire notre démonstration. Quand nous voulons par exemple démontrer à un ami qu’il existe des injustices, nous citons telle connaissance qui n’arrive pas à trouver du travail, malgré une recherche effrénée et des diplômes en poche. Pour montrer qu’Emmanuel Macron n’a rien compris au mouvement des gilets jaunes et qu’il n’a pas su leur répondre par son allocution du 10 décembre, Ruffin dit qu’il a « fait pleurer Marie », une femme « gilet jaune » qu’il a pu rencontrer. Et il commence même son livre par cet exemple, par ce constat.

Ruffin révèle même, sans doute sans le faire exprès, la recette de son « succès » dans son livre. Il écrit : « Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. Je vous jure que ce clochard, dont la femme s’est barrée, et qui s’est réfugié dans la bouteille, et qui a sombré, sombré, sombré, qui ne se lave plus, qui ne règle plus son loyer, c’est moi, je le sens, ça pourrait être moi. » Comme un écho, on peut imaginer ce que se disent ces « paumés » et ces « découragés » qui regardent ses discours. Ils se disent peut-être : « cet ancien reporter, devenu député, qui nous défend à la tribune de l’Assemblée nationale, c’est moi, ça pourrait être moi. ». A l’inverse d’un président trop « parfait » pour les représenter, pour les comprendre.

« Je vous jure que tous les paumés, tous les découragés, c’est moi, ça pourrait être moi. »

Ainsi, lorsqu’après avoir terminé cet ouvrage, on jette un dernier coup d’œil sur la quatrième de couverture, on ne voit plus les photos de François Ruffin et Emmanuel Macron, jeunes adolescents, du même œil. On aperçoit chez le jeune Ruffin un petit sourire en coin, imperceptible au premier regard, mais qui semble nous dire, pour une fois sûr de lui : « A la fin, c’est nous qu’on va gagner » !