Ce que le profil Facebook de mon tonton dit des gilets jaunes

Gilets Jaunes

Les gilets jaunes se sont appropriés Facebook pour en faire un outil politique leur permettant de se rassembler et de partager leurs idées. C’est par le biais du réseau social que la pétition de Priscillia Ludosky a pu avoir un tel retentissement et que certaines figures, comme Jacline Mouraud, ont émergé. Mois après mois, les gilets jaunes font de leurs groupes et de leurs pages une vitrine de la grogne sociale. Et le profil Facebook de mon oncle Gérard, gilet jaune convaincu, ne fait pas exception. En une journée, il dépasse très largement le nombre de mes publications Facebook de ces deux dernières années. Tonton partage à tout va des articles, des photos ou des vidéos, mais surtout, il partage son désir profond de changement et de justice.


L’activité Facebook de mon oncle Gérard*, 59 ans, a toujours reflété un certain esprit du Sud-Est : foot, festivités et bons copains. Pilier de comptoir, il aime pousser la chansonnette au bout de la nuit à chaque fête de village et connaît la variété française comme le fond de sa poche. Rien de surprenant si, parmi les vingt-sept publications Facebook de son année 2010, apparaît Je te promets de Johnny Hallyday. Rien de surprenant non plus de voir un « pour toi » anonyme en-dessous. Tonton il est comme ça : brut, généreux et passionné. Et son activité Facebook est à son image. Rien de surprenant donc de la voir exploser avec l’émergence des gilets jaunes, qu’il soutient immédiatement.

Si ce mouvement social a stupéfait tout le monde, le profil Facebook de tonton Gérard apparaît a posteriori comme le symbole de signaux faibles que beaucoup n’ont pas vu venir, moi le premier. Sur Internet, la bulle de filtre qui m’entoure a longtemps peu fait remonter ses publications. Les algorithmes de Facebook filtrent et sélectionnent pour nous tous ce qui va apparaître sur nos murs, comme sur celui de mon tonton. Conséquence : nous sommes isolés intellectuellement et nous trouvons un contenu qui nous rapproche de nos intérêts pour mieux nous déconnecter des intérêts des autres, comme ceux de Gérard, dont le fil d’actualité est très probablement rempli de publications gilets jaunes. En devenant un relais des messages de différents utilisateurs et pages Facebook acquis à cette révolte sociale, tonton a peu à peu transformé son profil en historique d’un mouvement, lui aussi historique.

Gilet jaune depuis toujours

Le 25 novembre dernier, Gérard publie davantage de posts que l’équivalent de ce qu’il publiait huit ans plus tôt en une année. Indigné et révolté, tonton embrasse la cause gilet jaune avant sa médiatisation. D’une certaine façon, gilet jaune, il l’était déjà avant l’apparition du mouvement. Dès 2011, le réseau social devient pour Gérard un vecteur de son indignation face à une élite politique qu’il estime s’octroyer des privilèges sur le dos du peuple : « Les sénateurs ont refusé de réduire leurs indemnités de 10 %, par contre ils étaient tous d’accord pour que le paiement des indemnités journalières en cas de maladie se fasse au bout de 4 jours au lieu de 3…. On ne se foutrait pas un peu de notre gueule en France ???????? ».

Tonton estime que la classe populaire et la France périphérique, dont il fait partie, sont abandonnées et marginalisées. Et la victoire de la gauche en 2012 n’y change rien. Les responsables ? Hollande et Valls qui sont au pouvoir et dont il appelle plusieurs fois à la démission. La déception de tonton est grande. Elle se fait sentir dans un de ses commentaires en octobre 2016 : « J’ai 57 ans bientôt depuis que je vote j’ai été socialiste mais depuis longtemps je me reconnais plus dans le sois disant socialisme. »

Sans surprise, les attentats du 13 novembre entraînent un repli identitaire chez mon oncle.

Mais pour mon oncle, il existe un autre responsable de son mécontentement : l’immigration. Selon Gérard il est plus urgent de s’occuper des « milliers de sans-abris Français » que des migrants. L’extrême pauvreté, tonton la dénonce chaque année. L’immigration aussi. Sans surprise, les attentats du 13 novembre entraînent un repli identitaire chez mon oncle. Dans les mois qui suivent, il partage par exemple l’étendard tricolore, rappelle en commentaire avoir fait son « service militaire sous ce drapeau » et diffuse une photo dénonçant « l’invasion » que subirait la France. Invasion, le mot reviendra plusieurs fois sur le profil de mon tonton, avant de curieusement disparaître avec son engagement auprès du mouvement des gilets jaunes. Sa colère va alors se diriger contre les élites.

« Il paraît que l’on est moins nombreux »

Dès le mois d’octobre 2018, alors que les gilets jaunes n’existent pas encore, les signaux faibles de leur émergence se multiplient. Jacline Mouraud, le premier visage du mouvement, affiche sa mine sévère sur le profil de Gérard. Dans sa vidéo virale, elle prend à partie Emmanuel Macron avec véhémence. « Vous nous avez tous faits acheter des véhicules diesel, parce que soi-disant c’était moins polluant à une époque. C’était pas vous mais on s’en fou, c’est vous notre interlocuteur aujourd’hui. »

Quelques jours plus tard, il partage un appel à la manifestation « pour une baisse des prix du carburant à la pompe », première cause commune des gilets jaunes. Une date est fixée : le 17 novembre, date de l’acte I. Ce jour-là, Gérard rejoint les gilets jaunes et bloque le rond-point de son village. Il publie une photo. « Malgré la pluie il y a du monde. Faut braver la pluie et montrer son mécontentement ». Sans être un grand politologue, mon oncle vise juste : « C’est que le commencement. » Quatre jours plus tard, ses photos de profil et de couverture se parent elles aussi d’un gilet jaune.

Contrairement à une partie de la presse, il a, dès les premiers rassemblements, abondamment partagé le flot insupportable des violences policières.

Si l’indignation des gilets jaunes se dirige vers les classes dirigeantes, c’est sans conteste Emmanuel Macron qui l’emporte dans la catégorie très prisée de personnalité la plus détestée par mon tonton. Ce « gros mito » qu’il accuse de « mépriser le peuple français » avant de railler en décembre qu’il est « facile de changer de vaisselles et mettre une belle piscine alors le peuple se serre la ceinture ».

Pas un grand admirateur de BFM TV non plus, il relaie les appels à rejeter la chaîne hors des ronds-points. Au fil des semaines, il émet des doutes, comme une partie du mouvement, sur la baisse de mobilisation annoncée chaque samedi. « Il paraît que l’on est moins nombreux d’après les médias mdr ». Contrairement à une partie de la presse, il a, dès les premiers rassemblements, abondamment partagé le flot insupportable des violences policières qui se succèdent à grands coups de matraques. Et si tonton était un lanceur d’alerte qui s’ignore ?

Hyperactivité numérique

Les directs de Rémy Buisine, les vidéos de RT, le RIC et les pétitions, dont l’une d’elles réclame tout bonnement la destitution du président de la République fin avril. Tout est sur le profil Facebook de Gérard. S’il raconte le déroulement des gilets jaunes, son profil illustre aussi ses excentricités, à l’image des contenus de la page « Partage Info Police », dont il est friand. Créée depuis plusieurs années pour défendre la cause des policiers, elle dénonce aussi tout le long du mouvement les violences policières subies par les gilets jaunes, s’essayant à un impossible grand écart. Une photo partagée par l’administrateur de la page va même jusqu’à blâmer les « moutons bleus », leur rappelant que « le peuple se bat aussi pour vous ».

Parfois, Gérard partage tellement qu’il ne s’y retrouve plus. Gérard, c’est 94 publications du 27 novembre au 31 novembre, dont 39 images et 24 vidéos. Alors, les doublons se multiplient parmi le millier de publications qu’il a accumulé depuis octobre. Le 21 et le 23 novembre, il partage la vidéo de Jean Lassalle affublé d’un gilet jaune dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. En février, puis en avril, il invite à partager une photo de Macron « pour tous ceux qui n’ont pas voté pour lui. »

Dans sa frénésie, les fausses informations aussi se multiplient et sans être omniprésentes, elles sont bien visibles. Fin novembre, il en publie trois en cinq jours. Pas le temps de vérifier l’information quand on partage à longueur de journées et qu’on se méfie des médias traditionnels. Alors, Gérard fait une place sur son profil pour la vidéo d’une jeune femme persuadée que la Constitution a été suspendue et donc que « techniquement monsieur Macron ne peut pas être président de la République, il est usurpateur de la fonction publique ». Admiratif, il va même jusqu’à commenter la vidéo et souligne « son sacré courage ». Début avril, il récidive et publie un message dans lequel il suspecte le gouvernement d’empoisonner les manifestants. « Je préconisés à toutes les personnes qui ce font gazé toutes les semaines de faire une prise de sang pour voire si il n y a pas de substances illégales dans et gazé et si c est le cas faire un collectif pour porte plainte contre macron et castaner pour empoisonnement. »

Alors qu’il a longtemps valorisé la police comme un rempart face à la « racaille », il dénonce aujourd’hui « le métier de la honte ».

À l’image de la page Partage Info Police, Gérard peut paraître par moments contradictoire. Après près avoir partagé le discours de Jacline Mouraud, il partage une photo d’elle la bouche scotchée avec le message suivant : « cette femme ne représente pas les gilets jaunes, partage si tu es d’accord ». Après avoir fait part durant des années de sa méfiance face à l’immigration d’origine musulmane, il partage une photo d’une femme voilée nommée Myriam apportant un couscous à des gilets jaunes et la félicite. Mais le plus grand retournement de tonton est son estime, sans cesse dégradée, pour le travail des forces de l’ordre. Alors qu’il a longtemps valorisé la police comme un rempart face à la « racaille », il dénonce aujourd’hui « le métier de la honte ». Ce revirement n’est pas toujours compris par ceux qui ne soutiennent pas le mouvement. Échangeant avec son frère par commentaires interposés, il nuance sa position en février. « Je tiens à m excuser auprès de certains de propos que j’ai dit sur le coup de la colère à l’encontre des forces de l’ordre ». Un ton diplomate qu’il ne gardera pas longtemps, puisque sa rancœur envers les violences policières, visiblement trop forte, éclatera de nouveau quelques jours plus tard.

Une posture inclassable

La grogne de mon oncle échappe aux grilles de lectures politiques traditionnelles. Il partage des vidéos du Média, proche de la gauche radicale, mais aussi celles du député insoumis François Ruffin, d’Olivier Besancenot et du couple de sociologues les Pinçon-Charlot, connu pour son engagement auprès de la gauche radicale. Et en parallèle, il s’informe aussi à l’extrême droite via TV Libertés et partage une vidéo de Vincent Lapierre, un ancien proche de Soral qui se serait récemment brouillé avec lui.

Malgré sa défiance envers les médias, il se soucie des journalistes frappés dans les manifestations et s’intéresse aussi à des articles de la presse traditionnelle. Pas franchement communiste, Gérard partage même le 24 avril une interview de Gaspard Glantz réalisée par le journal L’Humanité. Avec l’émergence de Brut et de RT, les gilets jaunes et les réseaux sociaux ont changé la manière dont Gérard s’informe. Mais RT ne l’a pas encore détourné de la grande messe du 20 heures, même s’il est devenu méfiant. Quand le JT du 18 janvier annonce une probable hausse du pouvoir d’achat des Français en 2019, mon oncle préfère en rire : « d’après tf1 on va gagner 850 euros par an mdr ». Et dès le 1er mai, il estime, à raison, que les gilets jaunes n’ont pas pris d’assaut l’hôpital de la Piété Salpêtrière.

Sans être un grand tribun, il sait trouver les mots quand il s’agit de résumer avec simplicité et efficacité son combat.

À l’image d’un mouvement qui se revendique sans leader, peu de figures émergent du profil de Gérard. Fin janvier, il partage la vidéo de Jérôme Rodriguez, qui, après un tir de LBD perd l’usage de son œil gauche. Mais les rares figures qui émergent ne le font que temporairement. S’il dénonce la corruption avérée ou prétendue des politiciens, Gérard ne porte pas non plus les syndicats dans son cœur car ils « ne valent pas mieux que nos hommes politiques », commente-t-il sur son propre statut. Cette ligne non-partisane, tonton la rappelle plusieurs fois, comme si certains semblaient en douter. Et sans être un grand tribun, il sait trouver les mots quand il s’agit de résumer avec simplicité et efficacité son combat : « je ne suis pas révolutionnaire ni anarchiste ou tout autre je suis pour la justice ».

*Le prénom de mon oncle a été modifié