Comment l’élan démocratique qui a renversé le « Shah » a-t-il pu déboucher sur le régime théocratique actuel ? La révolution iranienne de 1978-1979 est souvent réduite à quelques images stéréotypées : la prise d’otages de l’ambassade américaine, le voile imposé aux femmes et le visage sévère de l’Ayatollah Khomeini. Un autre est tombé dans l’oubli : celui d’Abolhassan Bani Sadr, premier président de la République islamique (février 1980 – juin 1981). Celui qui s’opposait à « l’Islam des ténèbres » et défendait l’égalité entre femmes et hommes souhaitait réaliser les aspirations démocratiques et sociales de la révolution. À la faveur du conflit avec l’Irak, il a finalement été évincé par les Mollahs et contraint à l’exil. Réfugié en France, où il est décédé en 2021, il y a critiqué sans relâche le régime iranien et combattu pour une alternative non importée de l’extérieur, tout en défendant la révolution. Suite à un premier article que LVSL consacrait aux prémices de la révolution de 1978-1979, nous avons rencontré sa veuve et son fils pour revenir sur ces pages méconnues de l’histoire iranienne.
Dès janvier 1978, le régime monarchique de Mohammed Reza « Shah » Pahlavi est contesté. Malgré la féroce répression des forces militaro-policières et de la Savak – la redoutée police secrète du « Shah » -, le mouvement prend une ampleur historique. Le 8 septembre 1978, « vendredi noir » qui a vu la mort de nombreux protestataires, n’a pas freiné la contagion populaire. Quelques mois plus tard, plus de deux millions d’Iraniens devaient manifester à Téhéran, quand une grève générale paralyse le pays. Le « Shah » est contraint à l’exil en janvier 1979.
Son départ annonce l’issue victorieuse de la révolution, illustrée par l’arrivée à Téhéran de l’ayatollah Rouhollah Moussavi Khomeini, de retour d’exil avec ses collaborateurs. Parmi eux : Abolhassan Bani Sadr. Le 11 février 1979, la fin de la monarchie des Pahlavi est actée et la République islamique est proclamée. Abolhassan Bani Sadr, élu au suffrage universel direct avec 76 % des voix un an plus tard, devient le premier Président de la République islamique. La révolution jouit alors d’une écrasante popularité. Elle signe la fin d’un régime honni, et permet aux Iraniens de relever la tête, après des décennies de sujétion aux États-Unis. L’hétérogénéité des forces révolutionnaires n’est pas encore visible. Elle n’allait pas tarder à fracturer la nouvelle République islamique. Et Bani Sadr allait se trouver au coeur de ces affrontements.
Celui-ci entend en effet défendre sa vision de la révolution iranienne, caractérisée par la quête de liberté et d’indépendance. Il représentait un point de convergence entre les « trois grandes tendances » de l’opposition au « Shah » : la gauche, les « nationalistes » et les religieux. La gauche, dont les organisations ont été décimées sous le régime précédent, entend combattre pour la justice sociale et mettre fin au pillage du pays par une poignée de familles et d’entreprises. Les « nationalistes », qui luttent pour la souveraineté de l’Iran, ont l’oreille d’une population humiliée par la sujétion du « Shah » aux intérêts américains. Quant à la majorité des croyants, elle est favorable à un Islam progressiste. Les religieux ne s’opposent alors pas encore aux libertés publiques et à l’émancipation des femmes. Bani Sadr se dresse contre ceux qui, parmi les dirigeants clercs, professent un « Islam des ténèbres ».
Mais Bani Sadr ne gouverne pas seul. La nouvelle Constitution entérine un pouvoir bicéphale, politique et religieux. Et si dans un premier temps l’ayatollah Khomeini, à la tête des clercs, laisse le président diriger l’Iran, l’invasion du pays par l’Irak change la donne. Profitant de l’entrée en guerre, les Mollahs imposent une restriction croissante des libertés individuelles. Et finissent par renverser le président en s’appuyant sur les milices religieuses et une assemblée nationale (issue d’élections frauduleuses) aux ordres de Khomeini. Bani Sadr écarté en juin 1981, le nouveau régime prend une inflexion autoritaire et se mue en dictature théocratique. L’ancien président, accompagné de sa famille, doit s’exiler en France. Il tâche dans un premier temps d’y organiser une opposition au régime.
La résistance à la République islamique s’avère toute aussi composite que les forces à l’origine de sa fondation. Bani Sadr, opposé au fondamentalisme religieux, s’allie à un ensemble de mouvements dont l’organisation « Moudjahidines du peuple iranien ». Cette dernière, teintée d’Islam politique et de marxisme, finit par conclure un pacte avec Saddam Hussein, et s’engager aux côtés des forces irakiennes contre Téhéran. Dès la confirmation de cet accord depuis Paris avec le chef d’État irakien, Bani Sadr rompt avec les « Moudjahidines du peuple », qui demeurent – encore aujourd’hui – des interlocuteurs privilégiés des gouvernements occidentaux, sous l’appellation de « Conseil national de la Résistance iranienne ».
Depuis, Bani Sadr n’a cessé de défendre une analyse originale de la République islamique. Opposé au régime des mollahs, à la théocratie, aux privations de droits qui touchent les femmes iraniennes, à la destruction des libertés publiques, il n’a jamais soutenu les opérations étrangères visant à renverser le gouvernement iranien. Nous avons pu nous entretenir avec Mme Bani Sadr, veuve de l’ancien président, ainsi qu’avec son fils Ali.
LVSL – Abolhassan Bani Sadr, premier président de la République islamique d’Iran, était considéré comme un « modéré ». Durant l’exercice de son mandat, il s’est heurté à des défis de taille : l’affaire des otages à l’ambassade des États-Unis, la guerre Irak-Iran, une crise économique croissante, la montée en puissance des fondamentalistes… Quelle vision défendait-il de l’Iran et de la révolution iranienne ?
Mme Bani Sadr – Toute sa vie, Abolhassan Bani Sadr a défendu les libertés aussi bien que l’indépendance de l’Iran. Lorsqu’il était étudiant à l’époque du Shah, il a participé à une manifestation durant laquelle il a été blessé et mis en prison. Un an après, il a décidé de quitter l’Iran pour la France. Depuis Paris, il a continué son combat pour l’indépendance du pays et la conquête de la souveraineté nationale. Un combat qui avait été celui de Mohammed Mossadegh, premier ministre populaire écarté du pouvoir [en 1953 NDLR] par un coup d’État piloté par les Anglais, les Américains et les élites politiques iraniennes [1].
« Les Mollahs savaient qu’ils perdraient de leur influence si mon père remportait la guerre. Quant aux États-Unis, ils voulaient faire durer le conflit : cela leur permettait de vendre des armes, de tuer la révolution iranienne et de neutraliser l’Irak. »
Ali Bani Sadr – Pour employer un anglicisme, le renversement de Mossadegh fut un game changer pour mon père. Mossadegh avait nationalisé le pétrole iranien. Son action politique a constitué une source d’inspiration pour ceux qui, en 1978, se sont levés pour mettre fin au régime du « Shah » – largement perçu comme un imposteur à la solde de l’étranger.
Sous le régime du « Shah » (1953-1979), c’étaient les Anglais puis les Américains qui décidaient pour nous. Les libertés y étaient réprimées. On parlait des « trois P » : Parti, prison, pech (« exil »). Soit vous rejoigniez le Parti du Shah, soit vous alliez en prison, soit vous vous résigniez à l’exil. Mon père a connu les deux derniers.
Sur le plan économique, l’ambition d’Abolhassan Bani Sadr était de sortir l’Iran du rang de pays exportateur de pétrole. Il souhaitait développer une industrie et une production à haute valeur ajoutée technologique – faire de l’Iran un pays producteur, et pas seulement consommateur. Du temps du Shah, on ne faisait que vendre notre pétrole et importer des armes et des marchandises [2]. Aujourd’hui, c’est encore le cas. Malgré l’embargo, l’Iran parvient à vendre son pétrole aux Indiens, aux Russes et aux Chinois, mais importe tous ses biens.
Mon père disait, à raison, qu’il existait trois grandes tendances politiques en Iran : la gauche, égalitaire et socialisante, les « nationalistes » (avec une acception proche de « patriote » pour les Français), et une faction religieuse, dominée par le chiisme. La révolution s’est produite par la convergence de ces trois tendances. Elle s’est cristallisée dans le leadership de Khomeini, mais dans leur grande majorité, les Iraniens ne voulaient pas d’une dictature religieuse. Mon père a toujours tenté de trouver un équilibre entre ces trois courants. Il croyait en un Islam des lumières et non un Islam des ténèbres.
LVSL – Considérez-vous que c’est la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988) qui a rompu l’équilibre entre ces trois forces politiques, et permis aux fondamentalistes de prendre le dessus ?
[Le 22 septembre 1980, l’armée irakienne envahit l’Iran, sans déclaration de guerre. Ce conflit prend fin presque huit ans plus tard, en août 1988, à la suite de l’acceptation d’un cessez-le-feu négocié par l’ONU. Des centaines de milliers de victimes civiles y ont péri. Les forces armées irakiennes ont perpétré de nombreux crimes contre l’humanité – le plus emblématique d’entre eux étant l’extermination de 3,000 Kurdes dans le village d’Halabja, asphixiés par du gaz moutarde. Cela n’a pas empêché les États-Unis de soutenir militairement l’Irak NDLR].
Mme Bani Sadr – La guerre a constitué un facteur majeur de la destruction des libertés. Mon mari a été obligé de lutter sur plusieurs fronts : non seulement l’Iran était attaqué, mais il faut garder à l’esprit que les religieux ne souhaitaient pas que Bani Sadr gagne la guerre. Ils voulaient que la guerre continue.
Ali Bani Sadr – Quand l’Irak a attaqué, l’institution militaire était complètement désorganisée. Il s’agissait de l’armée du « Shah », donc de nombreux chefs étaient discrédités, quand ils n’étaient pas en prison. Mon père avait prévenu Khomeini de l’imminence de l’attaque, et alerté sur l’état catastrophique des forces armées. Khomeini n’y prêtait aucune attention.
Une fois la menace concrétisée et la pénétration des troupes irakiennes en Iran, un consensus national s’est formé : mon père devait avoir toutes les cartes en main pour gérer le conflit. Mon père a su galvaniser les forces armées. Il a d’ailleurs eu un discours envers les généraux de l’armée car, au début, l’armée iranienne ne voulait pas se battre, il faut le savoir. Il a dit aux officiers, en substance : « Vous avez l’opportunité de devenir des champions. Aujourd’hui le peuple vous voit comme des traîtres. Mais si vous combattez et que vous mettez l’envahisseur irakien en échec, le peuple vous verra comme des champions nationaux ». « Le champion national » est un concept qui résonne dans la conscience nationale – depuis le Livre des rois, le Shâhnâmeh [épopée mythologique fondatrice conçue par le poète Ferdowsi au commencement du second millénaire, cette fresque met en scène la lutte de nombreux héros iraniens contre des forces invasives NDLR].
Cela n’a pas duré. Les Mollahs ont compris qu’ils perdraient de leur influence si mon père remportait la guerre. Rapidement, l’Iran a reçu une offre de paix, présentée par des pays arabes et non-alignés – Yougoslavie et Cuba en tête. Outre le respect mutuel des frontières, les pays arabes nous offraient vingt-cinq milliards de dollars en dédommagement. Mon père souhaitait y répondre favorablement : il savait qu’il n’y aurait pas de vainqueur, puisque jamais les Occidentaux n’auraient laissé l’un des deux l’emporter. Pour eux, le but était de faire durer la guerre le plus longtemps possible. Cela leur permettait de vendre des armes, de tuer la révolution iranienne et de neutraliser l’Irak. Aussi les Mollahs ont-ils refusé l’offre, prétextant qu’ils voulaient fondre sur Bagdad et y prendre la tête de Saddam Hussein. Et un mois plus tard, mon père était démis de ses fonctions de commandant en chef des forces armées, prélude à sa destitution de sa fonction de Président. Ce fut un coup d’État.
Ce fut l’occasion de se débarrasser de toutes les autres forces révolutionnaires : la gauche iranienne a été mise de côté, ainsi que les « libéraux » – défenseurs du libéralisme politique et non économique, distincts des « libéraux » contemporains. Progressivement, tous les journaux non alignés sur les Mollahs ont été fermés. Le dernier journal libre fut celui de mon père. Ainsi, cette guerre fut le catalyseur de l’emprise croissante des Mollahs sur le pays.
À l’époque, les Pasdarans n’étaient pas une structure considérable ; ils comptaient à peu près vingt mille membres, et c’est après le coup d’État des Mollahs qu’ils sont devenus la milice que nous connaissons actuellement [le Sepâh-e Pâsdârân, Corps des gardiens de la révolution islamique, est une force armée créée en avril 1979, dépendant directement du Guide de la révolution, l’autorité religieuse du pays. S’il participe au maintien de l’ordre – et à la répression – à l’intérieur des frontières iraniennes, il intervient également à l’étranger pour soutenir les mouvements alliés du régime iranien. Les Pasdarans, qui ont fait main basse sur une partie du bazar, constituent une force politique à part entière en Iran NDLR]
LVSL – Pouvez-vous nous livrer un tableau de l’Iran post-révolutionnaire tel que vous le perceviez, avant que les fondamentalistes prennent le dessus ?
Ali Bani Sadr – Les premiers mois, il n’y avait pas de foulard ou de voile obligatoire. Les femmes jouissaient d’une complète liberté. Sur les photos de l’époque, durant les élections présidentielles, on aperçoit des bureaux de vote tenus par des jeunes femmes aux cheveux découverts. Certains Iraniens en exil, aujourd’hui, racontent n’importe quoi : ils prétendent que le voile obligatoire et la destruction coïncident avec le renversement du « Shah ». Rien n’est plus faux.
Cette question fut d’ailleurs l’objet des premières anicroches entre mon père et Khomeini. À Paris, ce dernier s’était engagé à préserver la liberté des femmes. Mais de retour en Iran, ce Machiavel contemporain a retourné sa veste.
Malgré la durée éphémère de son gouvernement, mon père a réussi à faire passer un certain nombre de lois, notamment une qui est restée célèbre : celle des prêts à taux zéro. Elle permettait aux Iraniens modestes qui voulaient acheter une maison ou un appartement de devenir propriétaires. Elle a eu un impact social très positif sur la pays.
Mme Bani Sadr – Les gens appelaient ça les « maisons Bani Sadr ». Mais cela n’a pas duré. Les Américains, par la voix de Kissinger, ont dit : « Nous ne voulons pas d’un autre Japon dans cette partie du monde ».
« Le voile n’est qu’un instrument parmi d’autres de la minoration des femmes. Les Mollahs ne croient pas réellement en leur doctrine, mais c’est un moyen pour eux de marquer leur domination dans l’espace public. »
LVSL – Pour vous, tout était réuni pour que l’Iran devienne une grande puissance ?
Ali Bani Sadr – Une grande puissance, mais pas seulement. Si l’Iran avait réussi sa démocratisation et son développement, toute la région – de l’Irak à l’Arabie Saoudite – aurait été impactée. Les anciennes Républiques de l’Union soviétique, que l’on parle du Tadjikistan ou de l’Azerbaïdjan, auraient subi l’influence de l’Iran, car nous sommes culturellement très proches.
LVSL – Quelles ont été les conséquences, pour votre famille, de la destitution de votre mari en juin 1981 ?
Mme Bani Sadr – Après le coup d’État, le régime n’a pas épargné la famille de Bani Sadr, ni ceux qui travaillaient pour lui. Plusieurs de ses conseillers ont été exécutés, son frère et son neveu ont été arrêtés et faits prisonniers pendant plusieurs années. Moi-même, j’ai été arrêtée pendant quelques jours. J’ai ensuite été libérée, sûrement pour qu’ils puissent me suivre et trouver mon mari pour le tuer.
Ali Bani Sadr – Quand ma mère a été emprisonnée, les pays musulmans – notamment l’Algérie – sont intervenus pour protester contre les persécutions infligées à sa famille. Ils ont déclaré que c’était indigne, pour un pouvoir se réclament de l’Islam, de se comporter de la sorte. Je ne sais si cela a aidé, mais cela mérite d’être noté.
LVSL – À partir de quand toute votre famille s’est-elle exilée en France ?
Ali Bani Sadr – À partir de 1981. Mon père est sorti d’Iran, aidé par les militaires. Il est resté plusieurs semaines en clandestinité. Les gens qui l’avaient gardé à Téhéran ont été exécutés après qu’il ait pu s’échapper – ils se sont littéralement sacrifiés pour lui. À l’époque, François Mitterrand venait d’être élu. Pierre Mauroy était Premier ministre, et c’est lui qui l’a accueilli à l’aéroport.
Ma mère et moi étions toujours en Iran, toujours en clandestinité. Un beau jour, nous sommes partis vers deux heures du matin avec des amis et des contrebandiers, et nous avons traversé la frontière pakistanaise. Nous avons dû rester une semaine à Karachi, rejoints par d’autres personnes qui avaient réussi à partir. L’ambassade de France au Pakistan nous a donné l’autorisation de prendre l’avion pour rentrer à Paris.
LVSL – Abolhassan Bani Sadr a été un membre actif du Conseil National de la Résistance iranienne (CNRI) en exil, avant de s’en détourner. Pouvez-vous revenir sur cet épisode ?
Mme Bani Sadr – Mon mari, toute sa vie, s’est accroché à la défense de l’indépendance de l’Iran et des libertés publiques. Ses alliés, les membres du CNRI, ont trahi ces principes. Ils ont collaboré avec l’Irak et les autres États pour lutter contre le régime iranien. Mon mari s’est séparé d’eux et a continué seul son combat. Il a obtenu plusieurs succès par exemple au tribunal de Berlin, sur l’affaire Mykonos [3].
Ali Bani Sadr – Il a réussi à faire en sorte que les dirigeants iraniens soient condamnés pour assassinat d’opposants à l’étranger. Suite à cette décision judiciaire, le président Rafsandjani ne pouvait plus se rendre en Europe, puisqu’il aurait pu être arrêté. Cela a sans doute eu un impact, puisqu’après ce jugement, les assassinats d’opposants à l’étranger ont pratiquement cessé. Le CNRI s’est constitué alors que mon père était toujours en Iran. De nombreux mouvements ont rejoint cette coalition, mais le plus important d’entre eux était celui des Moudjahidines du peuple iranien de Massoud Radjavi.
Mon père a accepté de se rapprocher des Moudjahidines du peuple, en échange de la rédaction d’une charte : on y trouvait le principe d’égalité, de démocratie, et d’indépendance de la lutte vis-à-vis des puissances étrangères. Nous n’étions, disait mon père, à vendre ni aux Américains, ni aux Russes, ni aux Européens. Il déclarait que le jour où Radjavi romprait cette charte, mon père quitterait le CNRI. C’est ce qui s’est produit.
C’était sans doute prévisible. Mais pourquoi mon père a-t-il voulu y croire ? Parce que les Moudjahidines du peuple avaient une vraie structure organisationnelle et de nombreux militants déterminés – conditions indispensables à la prise du pouvoir. Malheureusement, Massoud Radjavi a fini par céder aux sirènes de Bagdad. Un jour, Tarek Aziz ministre des Affaires étrangères d’Irak, s’est rendu à Auvers-sur-Oise pour rencontrer les dirigeants du CNRI et leur proposer une alliance. C’est alors que les tensions entre Radjavi et mon père ont débuté, et mon père s’est retiré de l’organisation. Par la suite, les Moudjahidines ont rallié le camp irakien et participé à des combats contre les forces iraniennes. Ils ont été plus ou moins anéantis durant les combats. Aujourd’hui, ils sont haïs en Iran, sans doute plus encore que le régime, du fait des tueries de civils auxquelles ils ont participé. C’est un gâchis monstrueux : bien souvent, les Moudjahidines étaient des gens très éduqués et cultivés. Ils ont été manipulés et entraînés vers l’abîme par leur impatience.
« Mon père voulait par-dessus que l’opposition iranienne demeure indépendante des étrangers. On a bien vu, en Irak et en Afghanistan, que l’on n’exporte pas la démocratie à coup de bombes ! »
Mon père, quant à lui, voulait par-dessus que l’opposition iranienne demeure indépendante des étrangers. On a bien vu, en Irak et en Afghanistan, que l’on n’exporte pas la démocratie à coup de bombes ! Mon père disait que la démocratisation devait venir de l’intérieur, qu’elle devait être conquise par les Iraniens eux-mêmes. Elle ne peut être exportée par les chars américains
LVSL – Depuis le décès de Mahsa Amini, on aperçoit de plus en plus de photographies de jeunes femmes iraniennes qui bravent les lois de la République islamique, ôtant leur voile ou fumant des cigarettes. Ces évènements constituent-ils un tournant majeur dans la lutte des femmes iraniennes ?
Mme Bani Sadr – C’est un symbole positif qu’elles envoient. Il est cependant restreint par rapport à l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir. J’espère que leur conception de la liberté ne se limite pas au fait de pouvoir marcher sans voile et fumer des cigarettes : à l’époque du Shah les femmes possédaient ces droits, et pourtant elles n’en luttaient pas moins pour la liberté et l’indépendance. C’était une concession que e régime du Shah avait été prêt à faire pour éviter une démocratisation réelle de l’Iran.
Observez ce qui se produit en Égypte, au Maroc ou en Arabie Saoudite : les régimes lâchent du lest sur l’item vestimentaire pour sauvegarder la dictature, et empêcher l’avènement réelle des libertés publiques. La liberté des femmes est une notion qui dépasse la contrainte vestimentaire.
Ali Bani Sadr – Paradoxe de la République islamique : les femmes iraniennes sont aujourd’hui bien plus éduquées et diplômées qu’elles ne l’étaient sous le régime du Shah. Et pourtant, même si les femmes sont majoritaires dans le troisième cycle universitaire, elles ne valent que la moitié d’un homme en termes juridiques ! [référence au fait que dans les tribunaux iraniens, la parole des femmes vaut deux fois moins que celle des hommes NDLR] Elles doivent jouer un rôle de premier plan et devenir maîtresses de leur avenir : cela va bien au-delà de l’aspect vestimentaire.
Le voile est un instrument parmi d’autres de la minoration des femmes. Je ne pense que pas que les Mollahs croient réellement en leur doctrine, mais c’est un moyen pour eux de marquer leur domination dans l’espace public, sur la population et sur les femmes. De montrer que, jusque dans la manière de s’habiller, les Iraniennes dépendent du régime.
Notes :
[1] Le 19 août, un coup d’État était organisé par le général Fazlollah Zahedi avec le soutien de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la Military Intelligence, section 6 (MI6, services britanniques). Il met fin à deux ans de pouvoir du président Mohammed Mossadegh, hautement populaire, qui avait nationalisé le pétrole iranien. Suite au coup d’État, le « Shah » est rétabli dans ses fonctions et les compagnies pétrolières anglo-américaines font main basse sur le pétrole iranien.
[2] Durant les mandats successifs des présidents américains, l’Iran du Shah (1973-1979) n’a cessé d’accroître ses achats d’armes américaines. Premier acheteur moyen-oriental, cet État-client, surnommé le « gendarme de Washington », a contribué à l’écrasement de révoltes anti-occidentales au Moyen-Orient.
[3] Le « Mykonos » est un restaurant à Berlin où quatre opposants kurdes iraniens ont été assassinés le 17 septembre 1992. Le tribunal criminel de Berlin a jugé cette affaire et condamné à la prison à vie l’Iranien Kassem Darabi, 38 ans, vraisemblablement un agent des services secrets iraniens ayant dirigé cet attentat et le Libanais Abbas Rehayel, 29 ans, ancien membre du Hezbollah libanais et considéré comme ayant été le tireur ayant tué les quatre opposants kurdes iraniens. Le tribunal a jugé que « la direction politique de l’Iran est responsable de l’attentat », c’est-à-dire à l’époque le chef de l’Etat iranien, Ali Akhar Hachemi Rafsandjani, et le Guide spirituel de l’Iran, Ali Khamenei dont les noms ont été cités par le Parquet fédéral et le ministre iranien des Renseignements, Ali Fallahian, a été désigné comme le donneur d’ordre de cet assassinat.