« Il faut écouter les voix ukrainiennes ». Cet impératif, répété légitimement depuis février 2022, n’a paradoxalement permis qu’aux classes sociales ukrainiennes les plus privilégiées de s’exprimer. Pourtant le discours des classes populaires ukrainiennes sur la guerre est intéressant à bien des égards. À rebours de l’interprétation de l’« intelligentsia national-libérale » qui « voit dans l’agression russe la manifestation d’un désir transhistorique d’éradiquer le peuple ukrainien », un matérialisme intuitif les fait chercher les origines du conflit dans des causes économiques et géopolitiques concrètes. Par ailleurs, si elles ne font pas preuve de russophobie indiscriminée, les classes populaires ukrainiennes – fait trop souvent négligé à gauche – adhèrent sincèrement au projet national ukrainien, et à la résistance armée face à l’agresseur russe. Ce sont ces autres voix que nous permet d’entendre le livre de Daria Saburova, Travailleuses de la résistance. Les classes populaires ukrainiennes face à la guerre (éditions du Croquant, 2024), fruit d’une enquête de terrain dans la ville de Kryvyï Rih, ancien centre industriel dans l’Est de l’Ukraine. Extrait.
Tant que les opérations militaires restaient limitées au Donbass, les travailleurs et les travailleuses de Kryvyï Rih ne se sentaient pas personnellement affectés par les événements. L’invasion du 24 février 2022, qui a commencé avec des bombardements massifs de l’ensemble du territoire ukrainien, a tout fait basculer. La guerre est brutalement entrée dans le quotidien de chacun et chacune, ne laissant place à aucune ambiguïté sur la question de savoir qui est l’agresseur et qui est l’agressé. L’une des choses qui m’a toutefois le plus frappée dans les discussions sur la guerre que j’ai eues avec mes enquêtés, c’est l’absence quasi-totale chez eux d’intérêt pour la question des raisons de l’invasion de l’Ukraine. D’une certaine manière, le choc produit par les premières explosions est toujours là : « je n’arrive toujours pas à croire que c’est la guerre. Je n’arrive pas à le faire rentrer dans ma tête », me dit Olga, travailleuse sociale et bénévole. En même temps, la guerre s’impose comme un fait irrévocable. Peu de gens suivent ce qui se passe actuellement en Russie. On évite de parler d’« eux ». La seule chose qui importe, c’est de savoir ce que l’on peut faire ici et maintenant, comment on peut agir de son côté : aider les combattants, collecter de l’argent, trouver le matériel nécessaire, venir en aide aux personnes vulnérables. L’ « Autre » n’est plus présent dans les conversations que sous les traits de l’armée d’occupation.
Parmi les hypothèses qui ont toutefois été exprimées, et contrairement au discours essentialisant de l’intelligentsia national-libérale, qui voit dans l’agression russe la manifestation d’un désir transhistorique d’éradiquer le peuple ukrainien, chez mes enquêtés prédominent des explications politiques, économiques et géostratégiques. Plusieurs personnes considèrent que la prise de contrôle du couloir terrestre vers la Crimée était l’objectif principal de cette nouvelle phase de la guerre. D’autres supposent que la Russie cherche à s’emparer des ressources naturelles minières et agricoles et de la force de travail ukrainiennes. Une interlocutrice pense que la Russie veut disposer ses armes et ses troupes sur le territoire ukrainien, comme c’était déjà le cas à Sébastopol, en Crimée, avant la guerre. Mais elle n’en conclut pas qu’il aurait fallu opter pour la neutralité : la volonté de l’Ukraine de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne ne sont pas des prétextes légitimes de l’invasion. Au contraire, comme nous l’avons vu précédemment, mes interlocuteurs sont généralement en colère contre le pouvoir post-Maïdan, auquel ils reprochent d’avoir laissé la Russie occuper la Crimée sans résistance et d’avoir échoué à préparer le pays à une guerre de cette ampleur, malgré les huit années de combats et d’expérience accumulée dans le Donbass.
Sur les 43 personnes que j’ai interviewées, toutes villes et milieux sociaux confondus, 2 personnes seulement ont affirmé qu’elles croyaient la conclusion d’un accord de paix avec la Russie possible et qu’elles souhaitaient qu’elle intervienne rapidement. Taras, jeune syndicaliste et infirmier qui soigne régulièrement les blessés, y compris les prisonniers de guerre, est terrifié par le nombre de victimes que la guerre a déjà causées. Il pense que la libération du Donbass et de la Crimée sont des objectifs irréalistes. La poursuite de la guerre de position n’a selon lui aucun sens : « C’est juste un broyage inutile de vies humaines, de soldats, de combattants, des deux côtés. Pour quoi faire ? Je ne comprends absolument pas. » À partir du moment où les contre-offensives ne parviennent plus à faire bouger la ligne de démarcation, les négociations s’imposent. Il est préférable que :
Tout le monde reste sur ses positions : on forme une zone neutre, on fixe les frontières qui ont été conquises, on conclut un accord de paix et tout reste là où ça en est maintenant. Je suis triste que cela entraîne de lourdes pertes humaines. Après cette guerre, beaucoup de gens seront handicapés physiquement et moralement et c’est très, très triste. Les personnes qui prennent les armes, d’un côté ou de l’autre, n’ont pas toutes envie de le faire. Et c’est ce qui est le plus grave.
Au moment de mon enquête, cette position était très marginale parmi les enquêtés. Dans les mois qui ont suivi, les avis semblent avoir davantage évolué dans le sens de l’opinion exprimée par Taras, sur fond d’un certain découragement produit par la contre-offensive, mais cette tendance est restée minoritaire. Un sondage national effectué en juin 2023 a révélé que 10,4 % seulement des citoyens ukrainiens seraient favorables à un accord de paix immédiat impliquant des concessions territoriales, contre 65,3 % qui restent convaincus de la nécessité de poursuivre la résistance jusqu’à la libération de toutes les terres occupées1. Sans doute, l’implication active de mes enquêtés dans les initiatives bénévoles les prédispose à accepter davantage de sacrifices et à exprimer de plus forts espoirs quant à la possibilité d’une victoire militaire, malgré l’échec rencontré par la contre-offensive menée au cours du printemps et de l’été 2023. Mais le rejet des négociations et des solutions diplomatiques partielles est également lié à une profonde méfiance envers les mécanismes internationaux censés garantir la validité des accords. Dans un contexte de désagrégation croissante de l’ordre international supposé garantir la sécurité et l’intégrité des frontières, s’installe la conviction que seule la guerre défensive menée par les Ukrainiens et les Ukrainiennes est capable d’arrêter la dynamique expansionniste de la Russie :
La Russie a bafoué tout ce qui pouvait l’être. Lorsque l’Ukraine a renoncé aux armes nucléaires, ils ont garanti l’intégrité du pays. C’est sur ce point déjà qu’ils ont rompu leur promesse. Ensuite, il y eu Minsk I, Minsk II, tous ces accords… Comment pouvons-nous trouver un accord s’ils disent une chose et qu’une minute plus tard, ils en font une autre ? […] C’est sûr qu’ils veulent négocier. Ou plutôt s’asseoir pour négocier maintenant, c’est-à-dire faire une pause pour se reposer. Il est clair qu’ils sont aussi fatigués de tout cela… Eh bien, comme le dit notre président : « Nous sommes pour les négociations. Si vous voulez discuter, retirez vos troupes et nous discuterons. Pourquoi ne voulez-vous pas quitter notre territoire ? » Ils ont donc leur propre intérêt dans les négociations.
Kostia, cheminot, syndicaliste.
Pour parler de l’occupation, plusieurs enquêtés évoquent la métaphore de la maison, qui reflète l’intrusion brutale de la guerre dans la sphère privée, son inscription dans l’intimité de chacun. L’agression coloniale ne perturbe pas uniquement l’aspect matériel du quotidien, elle touche au sentiment de dignité :
Notre peuple est très laborieux. Les gars défendent ce qui est à eux. On vient chez moi et on me met à la porte ? Comment peut-on me mettre à la porte ? Et s’ils étaient venus en France ou en Allemagne et avaient dit : « C’est notre territoire. » ? Comment ça votre territoire, si c’est mon territoire ? N’est-ce pas ? C’est mon appartement, mon territoire. Pourquoi es-tu venu chez moi ? On ne te l’a pas demandé, alors pourquoi es-tu venu ? Tu penses que c’est gratos ? Tu veux qu’on travaille pour toi ? Et bien on ne peut pas le faire. Nos grands-parents, nos parents, tout le monde a travaillé pour vous, combien de temps va-t-on continuer à travailler pour vous ?
Natacha, ouvrière à la retraite, militante syndicale
Après qu’ils ont honteusement occupé la Crimée et ont commencé à attaquer, de quel accord diplomatique peut-il être question ? Il [Poutine] a mis en avant ses revendications : « cédez-nous [des territoires] ». Comment ça ? Tu es venu chez moi, qu’est-ce que je dois te céder ? Dois-je te donner une chambre ou deux et vivre dans la salle de bain ? Comment vous imaginez ça ? Il ne peut y avoir de diplomatie quand on vient avec les armes. Quelle diplomatie ?
Macha, retraitée, bénévole.
Macha compte tout aussi peu sur les transformations politiques internes en Russie. Elle ne croit pas en la possibilité d’un soulèvement populaire contre le régime poutinien dans un futur proche. En même temps, elle fait très clairement la distinction entre la société russe et le gouvernement et rejette la logique de la responsabilité collective. Le mouvement antiguerre russe fut tué dans l’oeuf par un appareil répressif qui, depuis des années, s’applique à éradiquer toute forme d’organisation collective et de voix dissidente au sein de la société russe. La peur empêche les gens de se soulever :
Le peuple ne se soulèvera pas. Ni en Biélorussie, ni en Russie, le peuple ne se soulèvera pas, parce que, regarde… Les jeunes réfléchissent j’ai l’impression, mais la majorité – la génération intermédiaire et les personnes âgées – sont impénétrables, zombifiées. Les Biélorusses, c’est pareil. Les Biélorusses ont très peur, c’est des gens très gentils. Partout où nous sommes allés, partout les gens sont gentils. Nous étions au Daghestan, là-bas aussi les gens sont gentils. En Biélorussie les gens sont gentils et ils sont très patients. Tu vois, ils ont essayé [de se révolter]2, mais ça n’a pas marché, et ils ont baissé la tête. […] Les gens ne sont pas stupides non plus. Peut-être que lorsqu’un grand nombre de gens comprendront que l’Ukraine va vraiment gagner, ils changeront d’avis. Ou bien ils vont se taire, auront peur des représailles. Peut-être qu’ils commenceront à bouger. Mais qu’ils se soulèvent par eux-mêmes et fassent une révolution ou un coup d’État – je n’y crois pas.
La déception face à l’échec du mouvement anti-guerre russe est renforcée par le fait que la majorité de mes interlocuteurs ont des liens personnels et familiaux très forts avec la Russie, du fait de mariages mixtes ou de migrations de main-d’oeuvre. Suite à l’invasion, la plupart des gens ont rompu les relations avec les membres de la famille russes ou résidant en Russie. Macha a rompu toute relation avec sa soeur et sa tante, qui vivent à Nijnevartovsk : « Elles sont tarées, prorusses. Je ne veux pas leur parler. Je leur racontais ce qui se passe ici, j’expliquais, je montrais les photos des endroits que nous avons visités. Rien à faire. » Elle maintient cependant le contact avec le cousin de son mari, un éditeur originaire de Poltava qui vit à Moscou, ainsi qu’avec des amis biélorusses qui « appellent tout le temps et s’inquiètent beaucoup ».
Pas plus que chez Macha, on ne trouvera chez Katia de la russophobie indiscriminée. C’est l’appareil répressif et idéologique de l’État russe qui porte selon elle la responsabilité de cette guerre, et non les citoyens ordinaires qui subissent un endoctrinement puissant par le biais des médias officiels :
Nous avons tous de la famille là-bas. Des parents proches. Notre oncle vit à Moscou. Oui, maintenant il s’est disputé avec nous, il nous maudit et pense qu’il faut nous tuer. Il dit que nous sommes des fascistes. Et c’est le frère de ma mère ! Notre cousin, avec qui nous avons été en contact toute notre vie, nous traite maintenant de nazis, de fascistes, tu vois… ça passera, ça passera quoi qu’il en soit. Leur régime tombera. Leur cerveau sera nettoyé de ce Spoutnik3, parce que notre principale hypothèse c’est qu’on leur a injecté quelque chose avec le Spoutnik, je ne vois pas d’autre explication.
Quelques personnes continuent à parler aux membres de leur famille malgré leur adhésion tacite à la guerre de Poutine. C’est le cas de Lera, assistante technique à l’école maternelle et bénévole, dont le fils s’est marié avec une habitante pro-russe de la Crimée occupée. Ils ont deux enfants et vivent avec les parents de cette dernière. Deux jours après le début de l’invasion, Lera s’est disputée avec le père de sa belle-fille à propos de la guerre. Depuis, elle dit éviter les « sujets politiques » : « Sinon on va juste arrêter de se parler. Pour mes petits-enfants, je suis prête à me taire. On parle tous les jours de la météo… Même quand il y a des sirènes ou des coupures d’électricité, on se cache, on ne leur dit rien… » Elle espère que la Crimée sera libérée un jour pour qu’elle puisse à nouveau rendre visite à ses petits-enfants, même si elle craint l’extension des opérations militaires. Kira, bénévole dans un atelier autogéré qui produit des grenades fumigènes, se trouve dans une situation semblable. Son fils vit en Russie depuis 2014 :
Il ne reviendra pas… il est là-bas depuis 2014, il s’est marié et vit là-bas, et il y a très peu de chances qu’il revienne ici. Heureusement, il comprend la situation, il est de notre côté, mais nous comprenons qu’il ne reviendra pas ici. Il est là-bas, il s’est déjà installé là-bas, laissons-les vivre, que tout se passe bien pour eux, mais je ne veux rien avoir à faire avec ce pays. […] J’espère que mon enfant quittera ce pays un jour, qu’il changera d’une manière ou d’une autre et qu’il pourra revenir ici, je serais très heureuse, mais ce peuple, qu’il reste là-bas, qu’ils vivent, qu’ils aillent bien, mais seulement chez eux, à l’écart du reste du monde.
Dans l’ensemble, on peut voir que malgré la terrible guerre coloniale menée contre l’Ukraine par l’armée russe, la russophobie indiscriminée ne semble pas être un trait caractéristique des classes populaires de Kryvyï Rih. Mes interlocuteurs maintiennent volontiers des relations avec les amis ou les membres de leur famille qui sont opposés aux actions de leur propre gouvernement. Ils saluent le courage des personnes qui luttent contre Poutine à l’intérieur de la Russie, mais ne blâment pas ceux qui ont peur de manifester leur désaccord. Ils ont tendance à replacer l’invasion dans un cadre politique déterminé : c’est le régime poutinien et la machine propagandiste qui sont responsables de la situation et non le peuple russe dans son ensemble.
Notes :
1 Demokratychni Initsiatyvy, « Viïna, myr, peremoha, maïboutne » [La guerre, la paix, la victoire, l’avenir], Kiev, juin 2023. En ligne : https:// www.oporaua.org/viyna/analitichnii-zvit-za-pidsumkami-opituvannia- viina-mir-peremoga-maibutnie-24828.
2 Macha fait référence aux soulèvements de 2020-2021 contre le régime d’Alexandre Loukachenko.
3 Spoutnik V est le nom du vaccin contre le Covid-19 de production russe.