Patrick Boucheron a clôturé le cycle de conférence « Une certaine idée de l’Europe » organisé par le Groupe d’Études Géopolitiques de l’ENS par un propos des plus « incertains ». Des bouts de réflexions raccrochés, chacun, à des chemins trop essentiels, et la conviction que la force de l’Europe viendrait de « ce qui lui manque ».
« Ce que peut l’histoire »
Pour comprendre Patrick Boucheron dans la recherche de ce qui a manqué à l’Europe, il faut d’abord se rappeler ses propos sur le pouvoir de l’histoire lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « nous avons besoin d’histoire car il nous faut du repos. Une halte pour reposer la conscience, pour que demeure la possibilité d’une conscience – non pas seulement le siège d’une pensée, mais d’une raison pratique, donnant toute latitude d’agir. Sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s’y consacrent avec exactitude. Il faut pour cela travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l’expérience et méprise l’enfance. “Étonner la catastrophe”, disait Victor Hugo ou, avec Walter Benjamin, se mettre à corps perdu en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture ». Boucheron n’oublie jamais son amour de l’image. Tantôt amère ou consolante, comme celle de « l’Europe des cafés », invoqué dans l’appel nostalgique de George Steiner. Cette image qui vient soulager notre chagrin secret, celui du souvenir des guerres fratricides. Cette image qui peut, comme l’histoire, nous tourner vers l’avenir.
“Nous oublierions notre violence constitutive. Comment ne pas la voir aujourd’hui, cette violence, revenir par d’autres moyens que la guerre, lorsque des journaux outre-Rhin vilipendent les choix démocratiques de leurs « frères » transalpins ?”
La conscience historique qui a enfanté l’Europe au sortir de la guerre est précisément celle qui manque aujourd’hui. Nous oublierions notre violence constitutive. Comment ne pas la voir aujourd’hui, cette violence, revenir par d’autres moyens que la guerre, et lorsque des journaux outre-Rhin vilipendent les choix démocratiques de leur « frères » transalpins ? Dans deux décennies, dans deux siècles, que diront de nous les historiens ? Patrick Boucheron soutient d’avance que la raison sera pour ceux qui dateront la fin de l’idée d’Europe au moment où nous sommes, à ce moment de vérité et de toutes les crises : migratoire, des dettes souveraines, de la démocratie.
L’histoire nous est d’autant plus utile que l‘Europe est une dynamique permanente d’instabilité, une « frénésie du présent ». L’histoire n’est pas seulement la chronique de ce qui a eu lieu, elle est aussi celle de tous les possibles. Elle est l’art de se souvenir de ce dont les hommes et les femmes sont capables. Or, nous revenons de loin. Pour Jacques Le Goff, l’Europe est née au Moyen-Age, par le réseau communicant bâti à travers le continent par les moines cisterciens. Boucheron, en grand spécialiste des villes, soutient que ces moines forgèrent une « pensée archipélagique » de l’Europe à travers elles, en référence à Glissant (Poétique de la relation, 1990). Comme son nom l’indique, la pensée archipélagique est une pensée des îles. C’est une pensée au milieu du désert, mais une pensée de la relation. Une pensée qui relie le particulier et le « petit », à un universel.
“L’histoire nous est d’autant plus utile que l‘Europe est une dynamique permanente d’instabilité, une « frénésie du présent »”
A regarder l’histoire, préservons nous cependant de la pensée du « retour ». Patrick Boucheron invite à se méfier du « spectre », de « ce qui hante ». L’idée d’Europe a cette « étrange familiarité » car c’est une revenante. Les migrants qui échouent aux portes de l’Europe le sont aussi car, pour paraphraser Georges Didi-Huberman, « nous sommes tous des enfants de migrants et les migrants sont nos parents revenants ». Une mélancolie demeure attachée à l’idée d’Europe, alors même que celle-ci a pris corps dans des institutions. Ces dernières n’ont pas vraiment réalisé l’idée, sans doute, mais l’on s’interroge : de quoi devrait nous consoler « l’idée d’Europe » ? Serait-ce pour la puissance, ou pour la paix ? La mélancolie européenne pourrait encore s’aggraver avec l’impression de déclin et de « sortie de l’histoire », liée à la « provincialisation » de l’Europe par rapport aux autres grandes puissances mondiales.
La force du manque
Au fil des propos de Patrick Boucheron, on ne comprend pas encore très bien ce qui a manqué à l’Europe. On entrevoit, tout au plus, qu’il y a eu un manque, et ce qui l’a traduit. C’est, pour Boucheron, une in-tranquillité au sens de Pessoa (Le livre de l’in-tranquillité), la marche en avant, l’incapacité de « rester en place », l’esprit de conquête – jamais innocent. « Nous sommes les barbares du monde » affirme l’historien. L’histoire de l’Europe est in-quiète, biface. Et c’est précisément cette inquiétude, lorsqu’elle est sœur de la curiosité, qui met l’Europe en mouvement pour conquérir et pour prétendre à l’universalisme.
Ce serait donc parce que quelque chose « nous » manque que « nous », en Europe, pourrions faire de grandes choses. Patrick Boucheron est convaincu qu’il nous manque aujourd’hui une capacité d’incarnation. Il y eut des « moments » de l’histoire où l’Europe fut plus fantasque et inventive, productrice de contenus et de contenants politiques, prompte à se « mesurer à l’immensité du monde ». La renaissance et plus particulièrement le 15ème siècle italien sont un de ces « moments ». Ils virent naitre des figures européennes parmi les plus illustres, Martin Luther, Léonard de Vinci ou Christophe Collomb, qui continuent de marquer l’esprit du continent. Ils inventèrent surtout la forme nationale-étatique, à partir de l’Italie, et « l’équilibre des puissances » qui en découle.
“Il nous manque aujourd’hui une capacité d’incarnation”
Aujourd’hui, la « marque » la plus tangible de l’idée d’Europe est l’euro, la monnaie manipulée par 340 millions d’européens. Cette monnaie produit autant d’union que de désunion, car elle recrée du conflit entre les États qui la partagent, forcés de s’astreindre aux mêmes règles et de les graver dans le marbre alors que leurs démocraties se confrontent et s’opposent. L’euro est davantage un instrument de régulation que de politisation : plus qu’elle ne crée du commun, elle « maintient ». D’ailleurs, Patrick Boucheron remarque que la logique du « plus petit dénominateur » commun et du « neutre » a prévalu pour le choix des images qui figureraient sur les pièces et les billets. Des ponts, des portes, vers une histoire orientée. Des objets consensuels au contenu normatif faible. Conjurer ce vide, ce « neutre », est ce qu’il nous faudrait entreprendre. Patrick Boucheron est bien placé pour croire que le thème du « laboratoire italien » du 15ème siècle est toujours d’actualité, et il le fait savoir, non sans malice. Les peuples européens vont-il faire sécession d’avec les institutions chargées de les unir ? Vont-ils céder à la critique, cet « art » foucaldien de « n’être pas tellement gouverné »[1] ? L’heure est à faire gronder la fiction politique.
Vers une République européenne
Si l’on comprend bien Patrick Boucheron, l’histoire et la fiction sont les deux mamelles de l’audace politique. En faisant l’histoire de l’idée d’Europe, on comprend l’incertitude et la dynamique de crise perpétuelle qui l’anime. Mais on n’abdique pas, pour autant, ni sa raison ni son espérance, grâce à la fiction qui pousse le politique à agir. En conjuguant histoire et fiction, Patrick Boucheron conclut que l’on peut comprendre ce qui a manqué à l’Europe à partir du 15ème siècle et de l’histoire du 15ème siècle. Ce qui a manqué à l’Europe, ce n’est pas la forme impériale, dominante au 15ème siècle, c’est un projet républicain. Qu’est ce que pourrait être une république européenne ? La définition qu’en donne Patrick Boucheron nous démontre à quel point nous en sommes loin, s’il le fallait encore. La république est à ses yeux une « aptitude sociale à l’imagination politique, au clivage ». Elle est un espace politique qui fait droit à l’adversité, au discontinu et à l’hétérogène, en offrant l’assurance d’avoir « le même langage politique, sans s’entendre ». La res publica, la « chose » publique, est ainsi la « forme variée » de la dissension civique.
“L’histoire et la fiction sont les deux mamelles de l’audace politique”
On peut imaginer que l’Europe soit, en puissance, une République. C’est d’ailleurs ce que le vocable « Unis dans la diversité » pouvait chercher à fictionner : il existe en Europe la possibilité d’un même langage politique et la vertu de l’hétérogénéité. Voilà pour la puissance. En fait, le projet politique de l’Union européenne paraît être tout autre chose qu’une République. Plutôt que « la forme variée » de la dissension civique, c’est le neutre qui émerge du marché commun et de ses tendances à uniformiser par la dérégulation. C’est « l’absence de démocratie » déclarée contre les traités européens. Patrick Boucheron avertit que l’on se trompe en cherchant à écrire un récit européen qui soit aussi homogène que ne le furent jadis les récits nationaux. On ne peut plus calquer sur l’Europe des 27 l’idée d’Europe construite au temps de l’Europe des 6, autour de la démocratie et de l’économie de marché. De même, on ne peut pas définir l’Europe a partir de l’histoire de ses élargissements : « la construction européenne n’est en rien la continuation d’une même idée qui s’élargirait mais deviendrait toujours identique à elle même ». Le retour de bâton est une dissension politique européenne qui va croissante et qui pourrait devenir incontrôlable, avec la réapparition d’un rideau de fer idéologique entre l’est et l’ouest de l’Union européenne, mais aussi entre le nord et le sud.
“Le projet politique de l’Union européenne paraît être tout autre chose qu’une République. Plutôt que « la forme variée » de la dissension civique, c’est le neutre qui émerge du marché commun et de ses tendances à uniformiser par la dérégulation”
Organiser et permettre la discorde entre les peuples européens, leur préserver le droit de « n’être pas tellement gouvernés », voilà ce que pourrait être une tâche pour l’Europe aujourd’hui si elle entend sauver son « idée ». Ce qui manque à l’Europe, conclut Patrick Boucheron, c’est une politique. Autrement dit, le souvenir de sa violence constitutive et une force de disenssus, même si cela la rend encore plus imprécise, et incertaine.
[1] « Qu’est-ce que la critique ? » – Conférence prononcée par Michel Foucault le 27 mai 1978, devant la Société Française de Philosophie.