« Célébrons la Commune de Paris » – par Alexis Corbière

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Il y a quelques jours, au micro de la matinale de la principale radio du service public, à la question « Faut-il commémorer le bicentenaire de Napoléon, et la Commune de Paris ? », l’éditeur et historien Pierre Nora répondait : « Oui Napoléon, non la Commune ». La répartie est affligeante, mais surtout ô combien révélatrice d’un macronisme idéologique si présent dans le débat public et intellectuel. Au mois de janvier dernier, le même Pierre Nora, présenté par la presse comme régulièrement consulté par le Président de la République sur les questions de mémoire, en particulier à propos du Général de Gaulle affirmait que « Le Président pense que la nation a besoin de héros pour se réarmer moralement. » C’est donc aussi à l’aune de cette volonté idéologique présidentielle qu’il faut aborder le passionnant débat mémoriel et l’usage politique de l’histoire par le pouvoir. Devons-nous exclusivement célébrer les héros ? Commémorer les seuls « grands » personnages, les vainqueurs et les puissants ? Cela doit-il avoir lieu au prix de l’effacement de l’histoire populaire ? Ou devons-nous aussi et surtout transmettre l’histoire du peuple, celle des milieux populaires et de leurs luttes sociales, si fécondes pour nourrir la marche vers la République sociale ? Voilà pourquoi nous devons transmettre l’histoire de la Commune de Paris et empêcher qu’elle tombe dans l’oubli.

L’enjeu intellectuel est d’importance. Depuis 1946, la France est constitutionnellement une « République indivisible, laïque démocratique et sociale ». Par ces derniers mots, la République refuse de se laisser enfermer dans les limites étroites d’une démocratie seulement procédurale pour se fonder sur l’égalité sociale. Certes, les idéaux de la Libération peuvent paraître bien ternis en 2021. Raison de plus d’en raviver les couleurs en nous souvenant qu’il y a exactement 150 ans, la République sociale avait déjà pris une forme concrète : le 18 mars 1871 commençait la Commune de Paris.

Ce jour-là, le peuple de Paris se soulève pour s’opposer à son désarmement par les soldats du gouvernement dirigé par Adolphe Thiers. C’est le début d’une révolution d’à peine plus de deux mois qui finira noyée dans le sang à l’issue de la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai. Mais pendant 72 jours les communards auront essayé de réaliser les espoirs d’une « vraie république » selon leurs propres termes, dans laquelle démocratie et justice sociale se confortent l’une l’autre : un geste qui mérite d’être médité et célébré encore aujourd’hui.

La Patrie en danger

La Commune est d’abord le fruit d’un formidable sursaut patriotique. Le Second Empire, né du coup d’État du 2 décembre 1851, s’est effondré d’un coup pour avoir imprudemment provoqué, en juillet 1870, la guerre avec la Prusse du chancelier Bismarck. Après une campagne piteuse, Napoléon III capitule avec son armée, encerclée à Sedan, le 2 septembre. A l’annonce de cette déroute, partout les républicains passent à l’action. Le 4 septembre, à l’Hôtel de Ville de Paris, ils proclament la République. Les canuts lyonnais les ont devancés de quelques heures et, dans le faubourg de La Guillotière, les ouvriers ont hissé le drapeau rouge de la révolution sociale. Mais l’ennemi avance et dès le 19 septembre, Paris est assiégé. Le gouvernement « de la Défense nationale » lève de nouvelles troupes. Gambetta, le ministre de l’Intérieur, rejoint en ballon Tours d’où il essaie de coordonner les armées républicaines. Le siège de Paris est terrible. On a faim et froid, les bombardements tuent mais la ville résiste. Les couches populaires paient le prix fort, une bonne part de la bourgeoisie ayant fui la ville. Les assiégés doutent souvent de la fermeté des ministres. Beaucoup des 200 000 gardes nationaux, qui forment l’armée de Paris, souhaitent voir proclamée « la Patrie en danger. » L’idée circule de former une Commune révolutionnaire pour conduire la guerre, comme en 1792. Les militants les plus radicaux constituent un « Comité central des Vingt arrondissements ».

Mais tous ces patriotes républicains déchantent au début de l’année 1871. Gambetta a échoué. Le gouvernement signe l’armistice le 28 janvier. L’élection d’une assemblée nationale, exigée par Bismarck, est une deuxième douche froide. Le 8 février, Paris vote massivement pour la République en élisant Victor Hugo, Garibaldi – qui est venu, à la fin de 1870, « mettre son épée au service de la France » – et quelques vieux chefs de 1848, comme le socialiste Louis Blanc. Gambetta y reçoit deux fois plus de voix que Thiers. Quelques révolutionnaires plus jeunes et plus radicaux sont aussi élus dans la capitale, à l’exemple de Benoît Malon qui est ouvrier teinturier et membre de l’Association internationale des travailleurs (l’AIT ou, plus simplement, l’Internationale), fondée en 1864. Mais dans le reste du pays, les monarchistes, qui ont promis la paix immédiate, sont largement majoritaires. Le pouvoir exécutif est confié à Adolphe Thiers, « le roi des capitulards » disent les Parisiens : un libéral, ancien ministre du roi Louis-Philippe. Seule la division des monarchistes évite la restauration immédiate d’un roi. En effet, légitimistes, partisans des Bourbons (les frères de Louis XVI revenus sur le trône de 1814 à 1830) et orléanistes (partisans de la branche d’Orléans, au pouvoir de 1830 à 1848 avec Louis-Philippe) ne parviennent pas à s’entendre sur un nom.

Thiers accepte les conditions de Bismarck : l’Alsace et une partie de la Lorraine sont annexées, la France doit payer une indemnité considérable à l’Allemagne ; le Nord-Est du pays restera occupé jusqu’à son paiement. Le pouvoir attend que Paris s’incline et livre ses canons, réunis sur la butte Montmartre, à l’armée fidèle au gouvernement. Le 18 mars, les Parisiennes et les Parisiens s’y opposent par la force. Thiers prend peur, s’enfuit avec les chefs des administrations et rejoint l’Assemblée qui siège à Versailles. De là, il refuse tout compromis, toute négociation avec Paris. Dès la fin du mois de mars, les ponts sont définitivement rompus.

La République universelle

Le patriotisme de ceux que les Versaillais désigneront bientôt avec mépris comme les « communards » puise à une tradition révolutionnaire dont la mémoire se perpétue, le plus souvent clandestinement, depuis 1792. La patrie des communards hérite de la nation républicaine des soldats de l’an II. Nul nationalisme ethnique dans leur résolution à défendre la France envahie. Dans le monde entier d’ailleurs, beaucoup comprennent le sens de cette lutte, comme le montre l’historien Quentin Deluermoz qui a étudié l’« événement médiatique global » de la Commune. Depuis septembre 1870, les armées républicaines ont vu affluer des combattants de toute l’Europe. Les plus nombreux sont les Italiens entraînés par Garibaldi. Une partie d’entre eux resteront combattre pour la Commune. En mai 1871, la Garde nationale de Paris est commandée par un Polonais, Jaroslaw Dombrovki, qui mourra sur les barricades. Bon nombre de ses compatriotes, souvent, comme lui, des exilés après l’échec du soulèvement national de 1863 contre la Russie, se battent aussi pour la révolution parisienne. Léo Frankel, un ouvrier bijoutier né à Budapest, est l’un des principaux dirigeants de la Commune où il préside la commission du travail. Blessé, il échappe à la mort grâce au courage d’Élisabeth Dmitrieff. Cette jeune femme de 20 ans, russe de naissance, est arrivée à Paris comme envoyée de l’AIT. Féministe, elle crée durant le Commune, une Union des femmes pour la défense de Paris, qui milite pour leurs droits politiques et sociaux. Le Paris des années 1860 est une ville cosmopolite qui accueille de nombreux immigrés. Le besoin de main d’œuvre appelle des travailleurs étrangers, des Belges, Allemands et Italiens principalement. La ville est aussi un refuge d’exilés politiques, les deux conditions pouvant se conjuguer. La Commune amalgame donc à une majorité de travailleurs parisiens, des combattants de toute l’Europe parce que le régime qu’elle espère n’est pas borné par le seul horizon national. « La République française d’abord ; puis la république universelle », demande dès le 10 mars, le Comité central de la Garde nationale. L’ambition de la Commune est de jeter les fondations d’une République qui n’ait pas d’autres limites que celles du genre humain.

La Révolution citoyenne

La République des communards est démocratique et sociale. C’est en 1793 que pour la première fois, république et démocratie se sont confondues. La révolution de 1848 a tenté mais échoué à perpétuer ce lien. La Commune veut le renouer. L’insurrection du 18 mars laisse le pouvoir entre les mains des chefs de la Garde nationale et des quelques élus municipaux qui n’ont pas fui avec Thiers. L’exigence démocratique s’impose immédiatement à ces leaders de circonstance. Malgré les urgences, leur priorité est de rendre la parole aux urnes et d’élire une assemblée qui prenne la tête de la révolution. Les élections se tiennent le 26 mars. Le surlendemain, la Commune est proclamée sur la place de l’Hôtel de Ville, dans une ambiance festive où se mêlent drapeaux rouges et bannières tricolores. Jusqu’aux derniers moments de la Commune, les élus de son Conseil général siègent sans discontinuer, délibérant jour et nuit, sur les questions matérielles les plus triviales comme sur les affaires politiques et stratégiques les plus cruciales.

Mais la démocratie communaliste n’est pas seulement un régime d’assemblée. Depuis le siège, dans tout Paris, le peuple mobilisé se réunit dans des clubs, des assemblées de quartier, des comités de vigilance d’arrondissement. Il débat, prend des décisions, élit ses responsables. Les bataillons fédérés de la Garde nationale construisent une démocratie militaire, élisent leurs officiers, au risque – avéré en mai – d’affaiblir l’efficacité opérationnelle de la Commune quand les Versaillais passent à l’offensive.

Cette Commune « par en bas » comme la désigne l’historien Quentin Deluermoz, invente ainsi des pratiques démocratiques nouvelles, une souveraineté populaire en acte. Dans les administrations, les fonctionnaires d’autorité se sont évaporés en même temps que le gouvernement de Thiers. La « République de Paris » parvient à reconstituer et refonder un service public. Albert Theisz, un ouvrier bronzier membre de l’Internationale, réussit à rétablir le service postal tout en entamant sa démocratisation. Il crée un Conseil consultatif des employés. Parfois, les habitants du quartier installent dans les fonctions abandonnées, une figure locale, connue et respectée de tous. Quand on en a le temps, on lance un appel à candidatures et l’on sélectionne les nouveaux fonctionnaires sur la base de leurs titres et capacités. La légitimité de l’autorité publique ne tombe plus d’en haut, par décret d’un pouvoir supérieur lointain, mais procède d’une sorte d’investiture par en bas. Ceux qui sont investis d’un pouvoir doivent rendre des comptes, au quotidien, à leurs concitoyens.

La Commune est donc très loin d’être le règne de l’anarchie et du désordre que ses ennemis décrivent dès le printemps 1871. Au contraire, du Conseil général aux micro-quartiers parisiens, les communards s’attachent à construire et à se conformer à un cadre légal. La Commune respecte jusqu’à la Banque de France. Elle lui demande, dans les formes, du crédit, quand elle pourrait décider de la prendre d’assaut pour s’emparer de ses réserves. Elle en obtint 20 millions de francs pour Paris quand la banque en accordait 257 à Versailles. Ce légalisme de la Commune, avec le recul et sachant la brutalité sans borne de ceux qui la briseront, étonnera longtemps ceux qui ignorent que la République sociale est une aspiration à un ordre pacifique face aux désordres et aux injustices du monde de l’argent roi.

« À la vaillante citoyenne Louise, l’ambulancière de la rue de la Fontaine-au-Roi… »

Les femmes jouent un rôle déterminant dans cette démocratie directe. Elles y occupent des fonctions politiques. Louise Michel, que la postérité rendra la plus célèbre des communardes, anime le Comité de vigilance des femmes de Montmartre. En mai, comme beaucoup de militantes révolutionnaires, elle prend les armes pour défendre la Commune.

On a déjà évoqué l’action d’Elisabeth Dmitrieff. Paule Mink est une oratrice de premier ordre. Fille d’un aristocrate libéral polonais en exil, elle a fondé dès 1868 à Paris, une « Société fraternelle de l’ouvrière », organisation mutualiste qui est aussi un paravent pour l’action politique féministe et socialiste. On ne conserve souvent que des traces des milliers de femmes du peuple qui ont contribué à la Commune : parfois seulement un nom sur une liste, plus rarement encore une photographie prise dans une prison. Que saurons-nous jamais de Louise Modestin, « barricadière » qui « a fait le coup de fusil » et qui se présente sereine, déterminée et fière devant l’objectif, à la prison des Chantiers de Versailles ? Ou encore de l’anonyme « Louise », ouvrière de 20 ans, « ambulancière de la dernière barricade et de la dernière heure » dira Louise Michel, à qui Jean-Baptiste Clément dédicacera son Temps des Cerises ?

À tous les postes, les femmes se sont particulièrement impliquées, pour l’amélioration de leurs droits ainsi que de leurs conditions de travail et de vie familiale. Elles font de la Commune une étape importante sur le chemin de l’émancipation des femmes et son héritage féministe fait toujours sens. La parité et de premières formes d’organisations structurées de femmes – des clubs, des associations – apparaissent alors. Pendant la Commune, comme pendant toutes les révolutions, rien ne peut se faire sans les femmes.

Vive la Sociale !

La république sociale était le mot d’ordre de l’aile avancée des révolutionnaires de février 1848. La Deuxième République devait réaliser le « droit au travail ». Plus tôt encore, l’idée était déjà en germe dans la Convention montagnarde de 1793-1794 qui avait élevé au rang de principes le droit aux subsistances, l’assistance de la Nation aux indigents, l’école publique. La Commune reprend donc le fil d’une tradition interrompue dans le sang par les Thermidoriens en 1794, puis en juin 1848 quand la répression du mouvement ouvrier par la bourgeoisie a fait plusieurs milliers de morts.

Sociale, la Commune l’est en premier lieu par sa composition. Vers 1870, Paris compte environ 2 millions d’habitants. Les trois-quarts des Parisiens adultes sont nés en province et sont venus dans la capitale pour y travailler. On décompte environ 460 000 ouvriers, dont un quart d’ouvrières. Le monde du travail comprend aussi 62 000 petits artisans qui travaillent seuls ou avec un seul employé. Le petit patron se distingue alors encore peu de l’ouvrier, une condition qu’il a souvent connue avant de se mettre à son compte. Dans le Paris de 1870, les usines sont très rares. La plupart des travailleurs sont occupés dans de toutes petites entreprises. Beaucoup sont très qualifiés, les spécialisations de l’économie parisienne privilégiant la fabrication d’objets de qualité, de semi-luxe. Sous la Commune, pour la première fois, ces travailleurs participent au gouvernement.

Les sans-culottes de 1789 venaient eux aussi du monde de l’atelier et de la boutique et ils avaient joué un rôle politique majeur, contrôlé la Commune insurrectionnelle et les sections parisiennes. Mais le gouvernement était resté entre les mains des Conventionnels, presque tous issus des bourgeoisies et des professions intellectuelles. En février 1848, la Deuxième République avait bien désigné un ouvrier mécanicien, Alexandre-Albert Martin dit « l’ouvrier Albert », pour représenter les classes laborieuses au sein du gouvernement provisoire. Mais, durant la brève expérience démocratique de février à juin 1848, les ouvriers sont restés à la lisière de la direction du pays, la bourgeoisie leur concédant, pour quelques mois, le droit de proposer des réformes au sein d’une Commission installée dans le palais du Luxembourg, avant que la répression militaire des quartiers populaires ne s’abatte en juin. Sous la Commune, les travailleurs exercent réellement le pouvoir. Le Conseil général, assemblée communale élue le 26 mars, est largement composé d’ouvriers qualifiés, d’artisans, à côté des travailleurs intellectuels, journalistes et instituteurs notamment. Sur 80 membres, l’historien Jacques Rougerie dénombre 33 ouvriers, 14 employés, commis et comptables et 5 petits patrons. Parmi ceux-ci, figure Eugène Pottier chef d’une entreprise réputée de dessin sur étoffe qui, depuis une cachette, écrira en juin 1871, les paroles de L’Internationale.

Citoyens et prolétaires

Après la défaite du mois de mai, la bourgeoisie conservatrice dénonça l’AIT et Karl Marx comme les instigateurs de la Commune. Il est vrai que, dès mai 1871, le dirigeant allemand de l’Internationale salue l’action du prolétariat parisien comme une étape déterminante de la lutte entre la classe ouvrière et le capital. Mais la vérité est que l’influence directe de Marx est, à cette époque, en France, quasiment nulle, très peu de ses textes ayant été traduits. Tout au plus est-il connu des militants comme une personnalité importante de l’AIT. L’Internationale est aussi très loin d’être une organisation centralisée capable de déclencher ou de diriger une révolution. À l’échelle européenne, elle est un assemblage hétérogène des nombreux courants socialistes de la période : trade-unionistes anglais, proudhoniens, fouriéristes, mutuellistes et coopératistes. La section parisienne de l’AIT a bénéficié d’une audience croissante après la grève victorieuse des ouvriers bronziers de 1867 qu’elle avait soutenue. Son organisation est assez lâche mais ses adhérents sont influents dans les « sociétés ouvrières », embryons de syndicats qui se créent alors. Mais les succès de l’AIT ont vite concentré sur elle les foudres de la répression policière et judiciaire si bien qu’à l’été 1870, l’organisation est considérablement affaiblie en France. Si les « Internationaux » ne constituent pas un « parti » au sein de la Commune, l’AIT fournit néanmoins des dirigeants de grande valeur à la révolution, tel l’ouvrier relieur Eugène Varlin qui s’occupe successivement de questions financières, puis des subsistances et enfin des approvisionnements militaires. Combattant jusqu’aux derniers instants de la Semaine sanglante, il est pratiquement lynché par une foule revancharde avant d’être fusillé le 28 mai, « superbe de courage » selon les mots d’un général versaillais qui assista à la scène.

En 1871, socialisme est encore un terme assez général qui ne désigne pas une forme particulière d’organisation de l’économie ou de la société. Comme en 1848, le lexique le plus commun des communards reste celui des républicains de la Grande Révolution française. « Commune » fait écho à la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792. La majorité de l’Assemblée communale se réclame du jacobinisme. Charles Delecluze, 62 ans et ancien quarante-huitard, en est la figure majeure. Très affaibli depuis un emprisonnement à Cayenne sous le Second Empire, il est pourtant l’un des plus actifs et des plus populaires dans le gouvernement de la Commune. La dernière semaine de la Commune, plutôt que tenter de fuir, il choisit d’aller au-devant de la mort en s’exposant volontairement sur les barricades.

Sous la Commune, on se donne à nouveau du « citoyen » et « citoyenne » à la place de monsieur ou madame. Le calendrier républicain est rétabli. Mais depuis les années 1830, les revendications ouvrières superposent à la tradition républicaine le discours nouveau de la « question sociale » qui doit se résoudre par « l’organisation du travail ». L’expression désigne principalement l’association ouvrière. La « vraie république » ne sépare pas les questions sociales des questions politiques. Le mutuellisme et la coopérative apparaissent à la grande majorité des travailleurs comme les instruments qui permettront de concilier la liberté individuelle et l’émancipation économique, la fin de la domination par le capital. Ces formes d’association ont déjà été expérimentées par les ouvriers parisiens qui y voient une riposte efficace à la concurrence des entreprises capitalistes modernes. La propriété privée n’est donc pas remise en cause, et le collectivisme, un terme lui aussi assez vague, quoique défendu par certains « Internationaux » n’occupe pas une place centrale dans la Commune. Même la société métallurgique Cail, qui produisait des armes, un cas rare de très grande entreprise à Paris, n’est pas nationalisée.

Bilan

Le légalisme de la Commune et la brièveté de l’expérience expliquent largement la modestie finale de son bilan social. Les échéances de loyers, suspendues pendant le siège, sont annulées. Le travail de nuit des boulangers est interdit. La mention « illégitime » sur l’état civil des enfants non reconnus est supprimée. Le divorce par consentement mutuel, institué par la République en 1792 mais aboli par Napoléon, est rétabli. Peu de choses au total, mais comment faire davantage en 72 jours, pour l’essentiel consacrés à la lutte militaire contre les Versaillais : une tâche vitale qui absorba l’énergie des hommes et les trois-quarts des dépenses de la Commune. Deux grandes décisions pourtant étaient porteuses d’une révolution sociale en profondeur.

D’abord l’école. Le jeune Edouard Vaillant – cet ingénieur de 31 ans est un proche de Blanqui et milite au sein de l’Internationale – a la responsabilité de développer un enseignement public, gratuit et laïc. « Il importe, écrit-il, que la Révolution communale affirme son caractère essentiellement socialiste par une réforme de l’enseignement assurant à chacun la véritable base de l’égalité sociale, l’instruction intégrale à laquelle chacun a droit, en lui facilitant l’apprentissage et l’exercice de la profession vers laquelle le dirigent ses goûts et ses aptitudes. » L’une des premières mesures scolaire de la Commune, qui ne dura pas assez pour aller plus loin dans la réalisation de son programme éducatif, est le doublement du salaire des instituteurs, avec égalité de traitement pour les institutrices. Vaillant survivra à la semaine sanglante, et, après l’exil, il reviendra en France construire le socialisme. Il sera en 1905, au côté de Jaurès, l’un des fondateurs du parti socialiste SFIO.

La « Sociale » ne peut être que laïque. Le 2 avril, la Commune proclame la séparation de l’Église et de l’État. Les biens des congrégations sont « mis à la disposition de la Nation », comme ceux du clergé l’ont été en novembre 1789. En retirant à l’Église la distribution de la charité – c’est elle qui assurait l’essentiel de l’enseignement, des soins hospitaliers, de l’aide aux plus pauvres – la Commune s’engageait dans la voie d’une assistance publique. Avec les sociétés de secours mutuelles, les ouvriers avaient inventé une protection sociale fondée sur le droit et la justice. C’est la voie qu’aurait sans doute approfondi la Commune si elle en avait eu le temps.

Une partie des communards renoue avec l’anticléricalisme révolutionnaire des Enragés de l’an II, y compris, parfois, avec ses excès. Mais l’Église s’était toujours tenue au côté du pouvoir pour justifier toutes les dominations. Des religieux pris en otages sont fusillés quand les Versaillais pénètrent dans la ville : l’évêque Darbois, cinq pères dominicains, une dizaine de prêtres, entre le 24 et le 26 mai. Expliquer n’est pas excuser. Ces exécutions sommaires furent perpétrées par des chefs locaux et non sur décision du Conseil de la Commune, alors que les troupes versaillaises massacraient déjà par centaines, sans jugement, les insurgés fait prisonniers.

Semaine sanglante

La Commune de Paris a été vaincue dans la guerre civile parce qu’elle est restée isolée. En mars et début avril, d’autres villes se sont soulevées à l’imitation de Paris, notamment de grandes cités industrielles. Saint-Etienne, Le Creusot, Limoges. Lyon, Marseille, Toulouse et quelques autres villes plus petites proclament elles aussi une commune. Mais ces insurrections ne parviennent pas à se coordonner et les gardes nationaux ne s’engagent pas dans la lutte ailleurs qu’à Paris. Le projet de fédérer entre elles les communes du pays s’évanouit rapidement.

À Paris, le gouvernement communal n’ose pas prendre l’initiative d’une offensive contre Versailles. Cet attentisme prudent se retourne contre les insurgés quand Thiers a réorganisé ses troupes, obtenant de Bismarck de les renforcer avec des prisonniers libérés par les Allemands. Le rapport de force militaire a donc tourné à l’avantage des Versaillais. Ajoutons que le courage et l’esprit de sacrifice ne suppléent pas les faiblesses du commandement et de la discipline militaire chez les fédérés. Cette situation finit par désespérer Louis Rossel, délégué à la guerre, qui finit par démissionner avec fracas début mai. Seul officier de carrière à s’être rangé du côté de la Commune, par patriotisme, il paye de sa vie ce choix contre sa classe d’origine : victime d’un véritable acharnement de la justice militaire, il est fusillé quoiqu’il n’ait pas participé aux combats de la Semaine sanglante. « Malgré toutes les hontes de la Commune, je préfère être avec les vaincus qu’avec les vainqueurs », écrit-il peu avant son exécution.

Les journées du 21 au 28 mai 1871 sont une longue agonie qui voit les troupes versaillaises progresser méthodiquement de l’Ouest vers l’Est parisien et nettoyer implacablement les quartiers populaires pour y briser toute résistance. Thiers a sciemment laissé libre cours à ses généraux, tous monarchistes ou bonapartistes, pour qui il s’agit d’écraser définitivement les « rouges ». Dès l’entrée des Versaillais dans Paris, c’est le carnage. Les combattants, les blessés et les prisonniers sont abattus. Tout homme d’apparence populaire est un suspect, passible du peloton d’exécution. Femmes et enfants ne sont pas épargnés. Combien la répression de la semaine sanglante fait-elle de victimes ? Entre 20 000 et 30 000 morts probablement d’après la plupart des historiens. Auxquels il faut ajouter les condamnés à mort des semaines et mois suivants – une trentaine d’exécutions –, les 4 000 déportés vers les bagnes coloniaux de Nouvelle-Calédonie, dont beaucoup ne reviendront pas vivants.

Immédiatement, la presse charge les communards des pires crimes pour mieux justifier les massacres perpétrés par les troupes versaillaises. Depuis un siècle et demi, la réaction met en exergue l’exécution des otages, notamment de quelques prêtres. Mais ces exécutions n’ont pas été décidées par les autorités de la Commune. Elles résultent d’initiatives de chefs locaux, quand il ne s’agit pas de vengeances personnelles, dans un contexte où tout s’écroule. De même, on sait que la figure de la pétroleuse, communarde responsable des incendies qui détruisent une partie de la ville pendant la Semaine sanglante, est une légende noire sans aucun fondement factuel. On ne saura jamais exactement quels feux ont été causés par les bombardements versaillais et lesquels ont été allumés par les communards, d’ailleurs autant pour protéger les barricades par un barrage de flammes et de fumée que par désir de pure destruction. Expliquer n’est pas justifier et l’histoire ne sert à rien si elle ne permet pas de replacer les événements dans leur juste contexte.

Ainsi vécut et périt, il y a 150 ans, la Commune de Paris. En à peine plus de deux mois, le peuple de Paris a tracé le brouillon de la république « vraie », démocratique et sociale, populaire et citoyenne, radicale et concrète, patriote et ouverte à l’universel.