Peu après son élection, Gabriel Boric déclarait : « Le néolibéralisme est né au Chili, c’est au Chili qu’il sera enterré ». Quelques jours plus tard, dans le palais présidentiel de la Moneda, il s’inclinait devant le buste de Salvador Allende, le président socialiste assassiné lors d’un coup d’État militaire sanglant. Le pays sort d’une période incandescente, où des protestations sociales historiques ont accouché d’un processus constituant qui pourrait bien ébranler les institutions néolibérales actuelles. Pourtant, entre l’espoir d’un changement radical et le statu quo des 30 dernières années, le chapitre ouvert par Gabriel Boric ne s’oriente pas vers un bras de fer frontal avec les élites chiliennes. Si l’on retrouve dans les rangs de son futur gouvernement des figures des mobilisations sociales, son ministre des Finances, l’actuel gouverneur de la Banque centrale, et sa ministre des Relations extérieures, une ancienne attachée au secrétariat général de l’Organisation des États américains (OEA), sont issus de l’establishment. Un équilibre fragile où le président élu espère donner des gages à son électorat tout en rassurant les marchés financiers.
Le 18 octobre 2019 débute au Chili le plus grand soulèvement populaire depuis l’époque de Salvador Allende (au pouvoir entre 1970 et 1973). Déclenchée par l’augmentation du prix des transports de 30 pesos (quelques centimes d’euros), la mobilisation exprimait l’éveil d’une colère plus profonde, celle d’une population vivant depuis 30 ans sous le joug des politiques néolibérales. Des millions de personnes ont participé à cette mobilisation qui prit le nom d’estallido social (« explosion sociale »).
NDLR : Lire sur LVSL l’article de Jim Délémont « Chili : vers l’effondrement du système Pinochet ? » et celui de Corentin Dupuy « En finir avec le miracle économique chilien »
L’estallido social vient rebattre les cartes du jeu politique, poussant à un rapprochement entre la principale force d’opposition, le Frente Amplio (Front Large), et le Parti communiste chilien. C’est sous la bannière de cette coalition Apruebo Diginidad (J’approuve la Dignité) que se présente le candidat Gabriel Boric.
Gabriel Boric : l’une des figures les plus modérées du Frente Amplio
Gabriel Boric a émergé à la suite des mobilisations étudiantes et lycéennes des années 2000 et 2010. Il devient président de la Fédération des étudiants de l’Université du Chili (FECh) en 2011, à la suite de la grande mobilisation étudiante. Alors député indépendant de la région de Magallanes au sud du Chili, il participe à la création du Frente Amplio en 2016. Puisant dans les mobilisations étudiantes des années précédentes, le Frente Amplio émerge comme stratégie de coalition des organisations politiques à la gauche du Parti socialiste afin d’incarner une alternative au bipartisme.
NDLR : Lire sur LVSL l’article de Randy Nemoz « Le Frente Amplio : l’émergence de l’alternative politique au Chili »
Lors du mouvement social de 2019, le rôle endossé par Gabriel Boric éclaire sur son orientation politique. Il fut l’un des signataires de « l’Accord pour la Paix et une nouvelle Constitution » qui posa les bases du référendum d’octobre 2020. Bien que le pouvoir chilien ait été finalement dépassé par l’accord, à ses début le texte fut perçu par certains secteurs de la mobilisation comme un accord d’appareils, responsable de l’affaiblissement du mouvement social. Gabriel Boric prend ainsi les contours d’un personnage légitimiste, marqué par une volonté de s’institutionnaliser, d’incarner une gauche de rupture mais non radicale – faisant de lui l’une des figures les plus modérées du Frente Amplio.
L’équipe de Gabriel Boric s’est engagée dans la campagne présidentielle convaincue que son inscription dans la dynamique d’une série de victoires politiques leur était acquise de fait. Lors du référendum d’octobre 2021, près de 80% de votants avaient appuyé la rédaction d’une nouvelle Constitution. Ensuite, l’élection des membres de la Convention constituante fut largement remportée par les candidats des listes indépendantes et d’Apruebo Dignidad, ainsi que les élections municipales et des présidents de régions qui se déroulaient au même moment. Un élan conforté par l’ample victoire du candidat du Frente Amplio lors de la primaire d’Apruebo Dignidad, face au communiste Daniel Jadue, à laquelle 1.75 million de personnes ont voté. Véritable miroir aux alouettes qui, dans leurs rangs, conduisait certains à rêver d’une victoire dès le 1er tour de la présidentielle.
Or, lors de ce scrutin, Gabriel Boric n’est pas parvenu à élargir cette confortable assise, réunissant à peine 64 000 votes de plus. Le principal écueil se trouve dans la définition même de sa stratégie, qui s’est résumée à une reproduction amplifiée de la campagne de la primaire, s’adressant cette fois-ci à l’ensemble du pays. Des politistes chiliens parlent ainsi de ñuñoización, du nom de Ñuñoa, quartier de Santiago du Chili prisé par la jeune classe moyenne supérieure et diplômée. Autrement dit, ils soulignent la difficulté pour le Frente Amplio de sortir de sa zone de confort politique, dont les ressorts discursifs ont rendu Gabriel Boric inaudible auprès des classes populaires en périphérie de la région de Santiago.
Bien que la victoire de Gabriel Boric s’inscrive dans la séquence politique ouverte par l’estallido, et qu’elle puisse se lire comme l’expression institutionnelle de la mobilisation, Apruebo Dignidad n’est pas parvenue à intégrer dans son sillage la force électorale représentée par les listes indépendantes. Or, ce sont dans ces listes que se sont retrouvés les déçus de la politique qui rejettent les partis et qui ont activement participé à la mobilisation populaire. Autant d’électeurs qui ne se sont pas déplacés aux urnes lors du premier tour. L’abstention est en effet un phénomène systémique au Chili, renforcée par la fin du vote obligatoire en 2012. La participation, très volatile, est ainsi un facteur déterminant : qui va se décider à aller ou non aux urnes ? Cette question s’est sans doute posée trop tardivement dans l’équipe de campagne d’Apruebo Dignidad.
Un sursaut citoyen au second tour face à l’extrême droite
Au soir du 1er tour de l’élection présidentielle, le 21 novembre, les résultats ont fait l’effet d’une douche froide, tant dans le dispositif de campagne de Gabriel Boric que dans la société chilienne : José Antonio Kast, le candidat d’extrême-droite, arrivait en tête avec 28 % des votes exprimés, plus de 2 points devant le candidat d’Apruebo Dignidad. Le tournant – plus radical – opéré dans la campagne de Gabriel Boric au second tour s’explique par les raisons mêmes de la percée électorale de Kast au premier tour.
Depuis octobre 2019, le Chili traversait une période de surchauffe politique marquée par la polarisation du débat, l’élection présidentielle portant la tension à son paroxysme. Après les revers électoraux infligés à la droite, la campagne du bloc réactionnaire chilien s’articule autour du rejet du processus constituant et de la menace dite « communiste » responsable du désordre, qu’incarnerait Gabriel Boric. Kast parvient ainsi à réunir ceux qui vivent le « nouveau Chili » comme une menace, en capitalisant sur les errances d’une droite sans leadership. Une droite conservatrice qui, bien qu’elle se soit attachée depuis 30 ans à lisser son image et gommer ses liens avec la dictature, s’est finalement résolue à soutenir le candidat d’extrême-droite au second tour.
Kast, directement issu de la tradition néo-nazie, incarne en effet le pinochetisme à l’état pur, une « combinaison d’ultralibéralisme économique, de conservatisme moral, d’autoritarisme et de légitimation des violences contre les droits fondamentaux en politique » selon le journaliste Ernesto Aguila. L’avenir même de la fragile démocratie chilienne était donc directement mis en jeu. Au-delà d’un vote porté par l’enthousiasme programmatique, la victoire écrasante de Gabriel Boric a également bénéficié de voix s’opposant d’abord au candidat pinochetiste. Une partie de son électorat semble donc, à tout le moins, en décalage avec les promesses de rupture portées par le Frente Amplio.
Une course contre la montre avant le référendum sur la nouvelle Constitution
Bientôt à la tête de la présidence du pays, la principale mission de Gabriel Boric est d’assurer la réussite du processus constituant. Ce dernier demeure la clef de voûte politique des mois à venir, jusqu’au référendum qui viendra approuver ou refuser le nouveau texte constitutionnel. Revendiquée comme un moyen de renouer avec le conflit politique en tant que force créatrice du droit et d’intégration des questions sociales, la Convention ambitionne de dé-constitutionnaliser le néolibéralisme et de démanteler les institutions issues de la dictature.
À peine installée en juillet 2021, la Convention constituante a provoqué de multiples déceptions. Sous le feu des accusations les plus mensongères du bloc conservateur, les quelques scandales relatifs à certains de ses députés ont fait la Une des médias, jetant l’opprobre sur l’ensemble du processus. Une situation qui a pris en étau la campagne de Gabriel Boric qui, tout en voulant être le candidat naturel du processus constituant, a aussi pris une certaine distance avec la Convention afin de ne pas être comptable de ses différents déboires. Deux jours après son élection, Gabriel Boric se rendait cependant au siège de la Convention pour l’assurer de son soutien – l’appui sans faille de l’exécutif étant une condition sine qua non pour lui permettre de mener à bien ses travaux.
Dès mars, où il sera investi, Gabriel Boric doit articuler deux objectifs cruciaux et déterminants pour la suite de son mandat : assurer la réussite du processus constituant jusqu’au référendum d’octobre et préparer la victoire de celui-ci. Son issue semble liée à la réussite des premiers mois de son mandat : l’identification opérée entre Gabriel Boric et la Convention constituante risque de transformer le référendum sur la Constitution en un plébiscite sur le début de sa mandature.
Pour maintenir intacte la dynamique constituante, les équipes d’Apruebo Dignidad et les multiples organisations territoriales réfléchissent à la meilleure stratégie à adopter pour maintenir l’activité des comandos Boric, créés partout dans le pays pendant la campagne. L’objectif est de les réactiver afin qu’ils débutent, dès l’investiture du président, une pré-campagne en faveur de la nouvelle Constitution, en popularisant dans les villages et les quartiers les textes adoptés par la Convention. Quoiqu’il en soit, les mobilisations sociales seront indispensables pour accompagner et appuyer les décisions politiques à venir – une condition que s’est attaché à rappeler Gabriel Boric lors de ses derniers discours.
Le triomphe de Gabriel Boric au second tour agit comme une seconde approbation du chemin emprunté par le Chili avec la Convention constituante. Tandis que la Convention a besoin du pouvoir exécutif pour s’achever victorieusement, le gouvernement d’Apruebo Dignidad requiert la nouvelle Constitution pour rendre légalement possible l’ensemble de son programme.
Mais le nouveau président devra manier avec précaution un point timidement abordé pendant la campagne : si nouvelle Constitution il y a, quelle légitimité pour le président élu de rester en place ? Une question brûlante à laquelle, instinctivement, la réponse penche pour celle d’une nouvelle élection. De leur côté, Gabriel Boric et ses équipes ont rappelé qu’ils respecteraient les décisions de la Convention, sans pour autant cacher qu’il allait pour eux de soi que le mandat serait mené jusqu’à son terme. Dans les coulisses du Congrès et de la Convention, les élus amplistas s’accordent sur un même objectif : assurer la stabilité politique du pays, ce que ne serait pas en mesure d’apporter une nouvelle élection présidentielle.
Au lendemain de l’élection, les débuts d’un rapport de force
Dès le lundi qui a suivi l’élection présidentielle, Gabriel Boric s’est rendu à la Moneda, le palais présidentiel, pour rencontrer l’actuel président Sebastian Piñera. Cette visite avait pour but d’entamer le travail destiné à la passation de pouvoir. Si cette séquence a permis à Gabriel Boric de rassurer sur ses capacités à exercer le pouvoir, elle n’est pas de nature à rassurer sa base militante.
À l’occasion de cette rencontre, l’invitation de Gabriel Boric par le président sortant, à une tournée internationale faisant étape au forum Prosur a créée la polémique. Créé en 2019 sur initiative des présidents Sebastian Piñera et Ivan Duque (Colombie), l’organisation entend faire concurrence à l’UNASUR, organisation régionale impulsée par le chef d’État brésilien Lula et la présidente argentine Kirchner, et ralliée en son temps par une douzaine de gouvernements de gauche d’Amérique latine. Prosur est donc une réponse des gouvernements libéraux et pro-américains dans la bataille pour l’hégémonie politique en Amérique Latine. L’édition de cette année avait lieu en Colombie, alors même que son gouvernement s’est illustré par une répression particulièrement féroce des contestations qui ont scandé l’année 2021.
Cette invitation, qui peut paraître banale au premier abord, a ainsi soulevé de vifs débats. Après certaines hésitations, reprochées dans son camp, le président élu a finalement refusé d’accompagner Piñera dans cette tournée internationale.
Les perturbations ne s’arrêtent pas là. La vie politique chilienne a été frappée d’une autre polémique, concernant la mise aux enchères des droits d’exploitation du lithium dans les mines chiliennes par le président Piñera dans les derniers mois de son mandat [1]. Cette procédure d’appel d’offres a été vivement attaquée par l’opposition, ainsi que par Gabriel Boric et ses alliés, notamment sur le terrain de la légitimité démocratique. Sebastian Piñera étant le président sortant et son mandat se terminant le 11 mars, cette mesure est apparue comme une atteinte à la démocratie par un président faisant passer les réformes les plus controversées avant son départ. Si Gabriel Boric a dénoncé cette mesure, il ne s’est pas engagé à l’abroger après son investiture. Un silence interprété par certains comme un aveu de faiblesse et un manque de volonté politique. Alors qu’un recours juridique a été déposé, la situation de cette attribution d’appel d’offres est aujourd’hui en suspend, attendant la décision future de la justice chilienne.
Quand des communistes côtoient des gardiens de l’orthodoxie budgétaire
Le 21 janvier, Gabriel Boric présentait les différents ministres de son futur gouvernement, au nombre de 24. Le premier élément marquant est la proportion de femmes : 14 au total. Ce choix illustre la volonté affichée durant toute la campagne de Gabriel Boric et du Frente Amplio de féminiser la vie politique et de faire du Chili « une nation plus inclusive ».
Sur le plan politique en revanche, ses choix n’ont pas fait l’unanimité. On compte huit ministres du Frente Amplio et trois du Parti communiste, mais aussi sept des partis politiques traditionnels – nommés à des postes importants.
Dans l’entourage proche de Gabriel Boric, Giorgio Jackson (Frente Amplio) et Camilla Vallejo (Parti communiste chilien) ont obtenu respectivement les postes de Secrétariat Général de la Présidence d’un côté, et du gouvernement de l’autre. Ces postes stratégiques correspondent au pilotage des relations du président de la République avec le gouvernement et le parlement, et à l’organisation de l’action gouvernementale. Le Parti communiste obtient également le Ministère du Travail et celui des Sciences.
De leur côté, les forces de l’ex-Concertación [NDLR : coalition de centre-gauche regroupant, entre autres, le Parti socialiste et la démocratie-chrétienne ; elle a gouverné plusieurs fois le Chili] remportent les ministères régaliens et hautement stratégiques. Comme futur ministre des Finances, on retrouve Mario Marcel, actuel président de la Banque Centrale chilienne, figure modérée ayant une longue expérience de travail avec des gouvernements de droite et de gauche. On peut aussi noter la présence d’Antonia Urrejola, future ministre des Relations extérieures, passée par plusieurs gouvernements et ancienne attachée du Secrétaire général de l’Organisation des États Américains, organisation considérée par la gauche latino-américaine comme l’institution de Washington, et récemment décriée pour son appui au coup d’Etat bolivien de 2019.
La composition du gouvernement marque ainsi la volonté assumée par Gabriel Boric de concilier une alliance large entre les gauches, rendant sa politique la moins clivante possible afin de conserver sa majorité très limitée au Congrès. Son nouveau gouvernement a fait l’objet de plusieurs critiques. Jorge Sharp, maire de Valparaiso et ancien dirigeant du Frente Amplio, dénonce un recentrage politique.
Le 12 mars, Gabriel Boric fera face à l’épreuve du pouvoir, et avec elle à un double défi : ne pas décevoir les attentes populaires et assurer la réussite du processus constituant. Le Chili se trouve dans une situation inédite, où certaines conditions propices à des changements de fond sont réunies. Il n’en reste pas moins que la trajectoire politique du président nouvellement élu, ainsi que les signaux envoyés à travers la composition d’une partie de son futur gouvernement, laissent d’ores et déjà entrevoir un recentrage politique vers la social-démocratie.
Une option stratégique défendue, du côté des partisans de Boric, par la nécessité de temporiser avec les élites chiliennes pour permettre à la Constituante d’aller jusqu’au bout de son oeuvre – quitte à radicaliser plus tard l’orientation du gouvernement. Mais si l’on a déjà vu de nombreux gouvernements latino-américains aux intentions radicales se modérer suite à leur arrivée au pouvoir, l’inverse s’est-il jamais produit ?
Notes :
[1] Le Chili détient les plus importantes réserves de lithium au monde, juste après la Bolivie et le gisement découvert dans le Salar d’Uyuni.