Il y a maintenant deux ans, plusieurs associations, dont Notre Affaire à Tous, attaquaient l’État français en justice pour “inaction climatique”. Le 3 février dernier, dans une décision hautement symbolique, le tribunal administratif de Paris reconnaissait sa carence fautive et le préjudice qui en découle tout en se donnant deux mois supplémentaires afin de statuer sur une éventuelle injonction à le réparer. En actionnant le levier de la justice climatique, la partie civile espère renverser cette logique. Chloé Gerbier, juriste spécialisée en droit de l’environnement chez Notre Affaire à Tous, revient sur les enjeux de telles actions en matière juridique et en esquisse les perspectives. Entretien réalisé par Joseph Siraudeau.
LVSL – En décembre 2018, vous lanciez avec trois autres associations (Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France) un recours en justice : “l’Affaire du Siècle” visant à poursuivre l’Etat français pour inaction en matière climatique. En quoi consiste votre action et qu’est-ce que la “justice climatique” ?
Chloé Gerbier – Le terme “justice climatique” est né dans les années 1980 lors de discussions internationales à partir du moment où nous nous sommes rendus compte que nous avions une responsabilité différente dans le réchauffement climatique, mais également que ses impacts n’étaient pas proportionnés à cette responsabilité. Ainsi, des pays qui ont bénéficié d’une phase d’industrialisation rapide ont vu leur contribution au dérèglement climatique exploser, accentuant par la même occasion la vulnérabilité des pays n’ayant pas connu le même essor. C’est d’ailleurs à partir de ce constat qu’est né le concept de “dette écologique”. Il suppose que les pays ayant le plus participé à la déplétion des ressources ou aux émissions de gaz à effet de serre pour se développer ont contracté une forme de dette envers les autres pays. Les rapports de l’ONG OXFAM montrent en ce sens que ce sont les 1% les plus riches qui polluent le plus, établissant une causalité directe entre niveau de “développement” (disons plutôt de richesse) et la consumation de l’environnement.
La notion de “justice climatique” vise donc précisément à réduire ces injustices entre certains qui construisent leur richesse sur la destruction de l’environnement, et d’autres qui ne profitent pas d’un développement, mais subissent les conséquences directes de ces destructions. Elle permet une approche qui n’est pas entièrement physique et technique de l’environnement, par la sociologie, le droit et l’économie. L’idée est d’analyser et de comprendre les inégalités face au changement climatique et entre les générations en essayant de voir comment le dérèglement climatique touche différemment les populations. Notre action tend à agir pour cette justice climatique à travers l’outil du droit, touchant à la fois au droit public et privé.
« Nous voulons être l’outil juridique au service des mouvements écologistes. »
LVSL – Quelle est la dimension symbolique derrière le fait de porter plainte contre son propre État ? Et que cela signifie-t-il concrètement ?
C. G. – L’État s’est engagé à agir pour le climat devant ses citoyens. Il a fixé ses propres objectifs et ses propres lois visant à entériner cet engagement. Ce n’est pas quelque chose de conceptuel ou de flou puisque ces engagements ont été inscrits dans notre corpus juridique. Attaquer l’État en justice, c’est rappeler qu’il n’est pas au-dessus des lois. En effet en ignorant ses engagements, l’État confirme la crise démocratique qui entoure les problématiques environnementales, il s’agit donc de réparer celle-ci.
Avec la crise écologique, nous avons dorénavant affaire à une population qui souffre du réchauffement climatique, ce que nous avons mis en avant dans un rapport qui s’intitule “Un climat d’inégalités”. Les engagements en matière climatique ne sont pas simplement moraux puisqu’ils impactent directement la population française qui est soumise à ces risques. L’idée d’attaquer son propre État en justice vise donc à obtenir de l’État qu’il procède aux engagements auxquels il s’est lui-même lié vis-à-vis des citoyens et plus encore des plus vulnérables, et par là même de réparer cette crise démocratique en matière d’environnement.
LVSL – Considérez-vous, au regard de vos différents recours, que les cadres juridiques sont satisfaisants pour mettre en place une protection de l’environnement par le droit ?
C. G. – Aujourd’hui, les cadres, outils et obligations juridiques sont clairement insatisfaisants. On a de grands accords, ce qu’on appelle le “droit doré”, comme l’accord de Paris, qui est une forme de soft law. Mais lorsqu’on entre dans la matière et la complexité du droit, on se rend très vite compte que les outils particuliers sont très peu protecteurs. Par exemple, dans le cadre des projets imposés et polluants, certains sont soumis à des études d’impact et si l’un d’eux a énormément d’incidences sur l’environnement, ce n’est pas pour autant qu’il sera empêché. L’outil d’évaluation est là mais n’a aucun impact, son usage est insatisfaisant. Les outils sont encore trop peu contraignants et trop peu dissuasifs pour la matière pénale. En plus de cela, on assiste à un détricotage constant du droit de l’environnement. Des décrets arrivent de manière mensuelle et viennent grignoter les droits acquis en créant des procédures de dérogation ou en abaissant les nomenclatures afin de permettre à de plus en plus de projets imposés et polluants de voir le jour.
Du point de vue de “l’Affaire du siècle”, ce recours repose sur le fait que le droit n’est pas assez contraignant pour que l’État ait à respecter les logiques auxquelles il s’était astreint à s’engager. On est dans une crise “démocratique” du droit parce qu’il n’est plus assez fort pour endiguer le politique au profit d’objectifs inscrits dans la loi pourtant insuffisants. On peut également le voir avec la Convention Citoyenne pour le Climat qui porte des mesures plébiscitées au vu des sondages, mais que l’on va considérer comme étant en désaccord avec d’autres intérêts d’ordre économique notamment, justifiant de les vider d’une grande partie de leur substance au profit d’un amoindrissement des mesures pourtant nécessaires et urgentes.
LVSL – Qu’est-ce que vous entendez par « crise démocratique du droit » ?
C. G. – Plusieurs choses, qui recoupent une même réalité : la volonté citoyenne, la participation du public et les engagements politiques qui ne sont pas traduits en normes opposables. On a une déconnexion entre l’intérêt public tel que conçu par les citoyens (la Convention Citoyenne pour le Climat n’en est qu’un exemple), et la traduction juridique de cet intérêt public. Les intérêts économiques s’y retrouvent prépondérants, au détriment des préoccupations sociales ou environnementales. Je pense que c’est ce phénomène qu’on retrouve en filigrane des nombreuses mobilisations du quinquennat.
LVSL – Qu’aimeriez-vous changer ?
C. G. – La souche commune de notre action réside dans la responsabilité légale et dans le fait que l’on parvienne par le droit à la conditionner au respect de l’environnement. Cette responsabilité, c’est celle des entreprises privées, de l’État, vis-à-vis des collectifs et citoyens, elle porte sur la sauvegarde des sols de leur territoire mais aussi face au maintien d’un environnement sain tel que garanti par la Constitution.
C’est la responsabilité de poursuivre ce qu’on a annoncé et de réparer cette crise de la démocratie écologique pour parvenir à quelque chose de réellement contraignant.
LVSL – Dans le projet loi climat rendu public figurent deux grandes annonces des ministres de la Transition écologique et de la Justice : la création d’un délit général de pollution et de mise en danger de l’environnement. Pourquoi la reconnaissance du crime (désormais délit) d’écocide est-il clivant d’un point de vue juridique ?
C. G. – Le gouvernement a complètement balayé l’idée d’un crime d’écocide. On n’est plus du tout sur la définition de l’écocide comme un crime tel qu’on l’entend : “l’atteinte durable et grave au fonctionnement de l’écosystème”. Le napalm utilisé pendant la guerre du Vietnam en est un exemple classique. Ce qu’il faut savoir, c’est que le crime d’écocide demande à être reconnu sans intentionnalité.
L’intentionnalité, pour les crimes en droit pénal, est un prérequis. C’est à dire que pour qu’une infraction soit qualifiée de crime, il faut en avoir conscience et vouloir le commettre. Dans le cas d’atteinte à l’environnement, il faudrait retirer cette intentionnalité pour qu’il ait une valeur et une application. Sinon, par exemple, il faudrait démontrer à chaque fois que Total a déversé des polluants dans l’air ou dans les cours d’eau en ayant pour intention de détruire un écosystème, ce qui est impossible.
Pour certains juristes, cela remet en cause les fondements du droit pénal alors que, si l’on regarde bien, le problème principal est de reconnaître juridiquement quelque chose qui est fait tous les jours. On a conscience de dépasser les limites planétaires et ce que peut supporter notre environnement chaque jour, mais nombreux sont ceux qui ne veulent pas reconnaître ce fait. Les règles de droit pour les crimes ont un caractère exceptionnel : on outrepasse une règle dont on a conscience qu’il ne faut pas la dépasser et c’est cela que l’on souhaite punir. Si on ne reconnaît pas en avoir conscience, l’intentionnalité devient problématique.
Mais sans cet élément on est sur une re-dite : il existe déjà des règles de droit qui permettent de punir pénalement les atteintes à l’environnement sans véritablement parler d’écocide.
En enlevant la question de l’intentionnalité, le fait de porter atteinte à l’équilibre de notre environnement et des communs pourrait du jour au lendemain être puni alors qu’hier on pouvait le faire avec une forme d’impunité. Politiquement et juridiquement parlant, avec un droit rigide et cristallisé autour d’intérêts économiques, cela pose problème. Cet ensemble résiste au fait d’accepter un crime d’écocide dont l’intentionnalité ne serait pas nécessaire. Les règles de droit actuelles sont faites pour se plier aux intérêts économiques au détriment de l’environnement. Nous essayons de contourner ce problème de structure qu’il est aujourd’hui très difficile mais essentiel de perturber.
LVSL – La Charte de l’environnement de 2004, venait inscrire dans la Constitution des droits et des principes relatifs à l’environnement et à sa préservation, tels que “le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé” (article 1er). Votre action, au-delà de son objectif immédiat qui est de mettre l’État devant le fait accompli, pourrait-elle initier un nouveau mouvement de constitutionnalisation de l’environnement en France ?
C. G. – La Constitution est le garant de cet équilibre entre intérêt public et liberté économique, aujourd’hui le calibrage doit être remis en cause. L’intérêt public en France prend en compte l’intérêt économique de manière prépondérante. Par exemple, quand on conclut un marché public, le critère économique prime sur le critère environnemental. Quand on autorise un projet à détruire des espèces protégées, on peut l’autoriser pour un intérêt public majeur mais aussi sur la base de critères économiques. Ce qu’on essaye de redéfinir, c’est cet intérêt public. Aujourd’hui, il ne peut plus être économique mais doit être environnemental, social et, en dernier ressort, économique. Je pense que chaque avancée est bonne à prendre sur le sujet dans le sens où le droit est la charpente de nos sociétés. On l’a particulièrement ressenti pendant le confinement : on ne pouvait pas se balader sans un morceau de papier sous peine d’amende. En définitive, influer sur la Constitution, c’est essayer de changer le cœur de cet équilibre entre environnement et intérêt économique et donc essayer de faire balancer l’intérêt public majeur.
LVSL – Dans un article publié sur votre site internet, intitulé L’Affaire du Siècle : entre continuité et innovations juridiques, vous écriviez que “le juge est invité à accueillir l’idée qui consiste à lier les enjeux climatiques aux droits fondamentaux”. Cela laisse entrevoir des réalités plus ou moins développées en fonction des pays, telles que les droits de la nature et les droits humains. En quoi cette affirmation rejoint l’idée d’un droit planétaire ?
C. G. – Le droit planétaire est un concept étrange. Il existe un droit international qui s’appuie sur du soft law [droit mou, consistant en des règles de droit non codifiées]. Je pense que lorsqu’on parle de droit planétaire, c’est le fait d’avoir des droits fondamentaux qui tendent à être reconnus par une communauté mondiale, d’introduire l’environnement et le droit à un environnement sain parmi les droits fondamentaux, comme une base éthique attachée à la dignité humaine. Mais pas seulement. D’un côté, on a tout ce qui s’attache à l’Homme et de l’autre on a tout notre travail autour des droits de la Nature, qui est de reconnaître des droits attachés à des communs. Ces derniers permettent et déroulent tous les autres droits fondamentaux inscrits dans un droit international très étendu. On porte sur un pied d’égalité le droit à un environnement sain et les droits fondamentaux d’ores et déjà inscrits et reconnus. Les droits de la Nature ne sont pas des droits qui auraient simplement des valeurs mais qui devraient être inscrits comme valeurs absolues, car la protection des communs permet ensuite le développement de tous les autres droits. Il va falloir reconnaître très rapidement les liens d’interdépendance qui existent entre les deux.
LVSL – La désobéissance civile répond à certains principes supérieurs (libertés, dignité humaine…) par la voie de l’illégalité. Quels principes moraux, invoqués cette fois-ci par voie légale, sous-tendent votre démarche ?
C. G. – Je pense qu’il y a un lien entre notre bataille et la désobéissance civile. Nous défendons des principes qui devraient être fondamentaux et inscrits dans le droit. J’en reviens encore à la Constitution et à la Charte de l’environnement. Le droit, c’est quelque chose de tangible, qu’on peut évaluer par des pics de pollution dans l’air et le dépassement de seuils par exemple. L’idée de droits fondamentaux, et non de principes supérieurs, parle beaucoup plus. Notre action est liée à la responsabilité partagée de l’État et de chacun des acteurs face à l’environnement. Par ailleurs, la différence réside surtout dans le fait qu’on utilise des outils qui ne sont pas les mêmes.
« La victoire serait de réparer notre démocratie autour du droit, qui viserait avant tout la protection des citoyens mais aussi du vivant. »
C. G. – Quand on fait de la désobéissance civile, on ne dit pas qu’on est là parce que la loi est une mauvaise loi. En réalité, peu importe cette loi-là, on porte des intérêts qui sont plus forts et qui méritent de commettre des actes illégaux pour être mis au premier plan. Aujourd’hui, l’État de droit dans lequel on vit n’est plus suffisant car ces intérêts n’y sont pas retranscrits. Ce que l’on essaie de porter par notre action juridique, c’est la révision de ce droit pour qu’il traduise ces fondamentaux-là.
LVSL – Vous spécifiez sur votre site que “tous les moyens d’action ont été utilisés” pour tenter de faire réagir les acteurs privés et publics. Pourtant, ces derniers sont demeurés sourds à ces appels du pied. La justice climatique s’inscrit-elle dans une démarche militante, dépassant les modes d’action infructueux ?
C. G. – L’État français trouve des parades et des éléments de communication qu’il devient de plus en plus difficile de démonter. Aujourd’hui, on demande aux citoyens de la Convention Citoyenne pour le Climat de trouver une manière de diminuer à hauteur de 40 % les gaz à effet de serre [par rapport aux niveaux de 1990] alors que l’Europe a adopté un objectif de baisse de 55 % et on se glorifie de cet objectif-là. En réalité, il faut faire plus. Je pense aussi que c’est dans cette radicalité que réside la dimension militante. Demander quelque chose de militant en droit, c’est-à-dire quelque chose avec un enjeu fort et de l’ambition, sous-tendu par la notion d’urgence, c’est quelque chose qui est déjà militant. Par militant, on entend le fait de sortir des clous.
« Notre droit est à l’image de notre politique profondément libérale avec une protection des libertés individuelles et économiques très forte. Or, demander qu’on casse cet équilibre est déjà quelque chose de fondamentalement militant. »
LVSL – En quoi le combat contre le réchauffement climatique nécessite-t-il d’être porté à différentes échelles – juridique, militante, éducative – afin de remporter des victoires ?
C. G. – Je pense que toutes les méthodes sont complémentaires, qu’elles permettent toutes d’avancer et d’ajouter une pression sur les demandes. Néanmoins, il est essentiel qu’on puisse les traduire en droit et ainsi leur donner du contenu. Il est primordial qu’on puisse, lorsqu’on s’oppose à l’artificialisation des sols par exemple, réglementer les obligations sur les centres commerciaux ou fixer un pourcentage d’artificialisation à ne pas dépasser dans les plans locaux d’urbanisme. Quand on rentre autant dans la technicité, il faut traduire les demandes en droit. L’inscription légale doit donner corps à ces droits fondamentaux qu’on essaye de reconnaître.
LVSL – Vous prônez en quelque sorte la mise en œuvre d’un droit radical, dans le sens où vous prenez le problème à sa racine tout en essayant d’y introduire une nouvelle graine…
C. G. – Une décision du Conseil Constitutionnel qui date de la fin de l’année dernière met en balance la protection de l’environnement en tant que patrimoine commun de l’humanité, avec les intérêts économiques.
« Aujourd’hui, il faut comprendre qu’il s’agit effectivement d’abord de préserver l’environnement, sans quoi aucun droit économique ni liberté individuelle ne pourra être développé. »
Sans forcément planter une graine, on essaie par chacune de nos actions de faire en sorte que la balance penche en ce sens. Chaque amendement, chaque victoire juridique et chaque texte défendu participe à ce changement. Malheureusement, la course est longue pour arriver à ce qu’on puisse parler d’un droit environnemental ou d’un droit à la hauteur de la crise écologique. Il est essentiel de continuer à faire pression parce que nous n’avons pas aujourd’hui la possibilité politique de changer les choses.