Le 15 décembre 2016, à l’occasion du mouvement social des chauffeurs VTC contre Uber, Yani Khezzar, l’un des journalistes-vedettes du service économie de la chaîne d’information du groupe Bolloré a proposé un focus éco sobrement intitulé Combien gagne un chauffeur Uber ? reposant sur une étude réalisée par deux chercheurs. Cette chronique de 2 minutes pose en réalité plus de questions sur le travail journalistique de la chaîne d’information qu’il n’apporte de réponses à la question qu’elle est censée éclairer.
Tous les ingrédients sont réunis pour donner à cette courte chronique l’apparence de l’objectivité et de la rigueur journalistique : le statut de journaliste-expert en économie du chroniqueur auquel le présentateur demande un éclairage, le ton neutre adopté, les termes factuels employés, le titre simple et les incontournables tableaux et graphiques popularisés par François Lenglet qui semble toujours être la référence indépassable en matière de chroniques économiques à la télévision.
Pourquoi cette étude plutôt qu’une autre ?
Répondant à la question “simple” du présentateur en plateau : “combien gagne un chauffeur Uber ?”, l’expert consciencieux explique d’entrée de jeu que c’est un “sujet polémique” et que ”donc plusieurs chiffres circulent”. Pour nous simplifier la tâche, il a cependant sélectionné l’étude “la plus aboutie sur le sujet” qui date de mars 2016. Étant donné que le sujet est polémique et que les spécialistes qui se sont penchés sur la question ne semblent manifestement pas d’accord entre eux, n’aurait-il pas été plus judicieux de présenter ne serait-ce que deux études contradictoires en comparant les résultats et méthodes de calcul afin d’éclairer la controverse autour de cette question, et de permettre au téléspectateur de juger par lui-même ? C’est en tout cas ce qu’on est en droit d’attendre d’une chaîne qui revendique son pluralisme. Nous n’en saurons cependant pas plus sur les autres chiffres qui circulent si ce n’est qu’ils existent et nous ne saurons rien des critères qui ont amené le journaliste à retenir cette étude plutôt qu’une autre.
D’où provient l’étude ?
Yani Khezzar nous indique que l’étude retenue par ses soins a été réalisée par deux chercheurs d’HEC et de l’école d’économie de Toulouse. On peut certes deviner une certaine orientation libérale des auteurs, mais le nom de ces prestigieuses écoles et le statut de chercheur des auteurs semblent conférer à l’étude toutes les vertus de la rigueur académique.
En tapant sur Google le titre de la chronique, on trouve un article de la chaîne concurrente BFM Business appartenant à Alain Weill et Patrick Drahi, qui s’intitule La vérité sur les revenus des chauffeurs Uber. Elle reprend exactement la même étude et nous révèle enfin le nom des auteurs : il s’agit des économistes David Thesmar et Augustin Landier. Renseignements pris, il s’agit bien de deux économistes libéraux.
L’article de BFM Business s’avère être une véritable mine d’informations sur l’étude en question. En effet, un lien hypertexte contenu dans l’article renvoie à un tweet… Provenant du compte d’Uber News ! On constate alors que l’étude a été relayée par l’entreprise Uber elle-même. Si Uber relaye cette étude, c’est qu’elle lui est certainement favorable. Et pour cause. Un clic sur le lien inséré dans le tweet d’Uber News, nous redirige sur une page du blog de la Public Policy Team d’Uber qui contient l’étude en question ; on peut lire dans les propos introductifs : « Nous avons collaboré avec deux économistes français de pointe de la Toulouse School of Economics et d’HEC afin d’analyser les données conducteur. »
L’étude “la plus aboutie” sur les revenus des chauffeurs Uber, selon les dires du journaliste du Groupe Bolloré, est donc en réalité une étude commandée par… Uber, qui lui sert à assurer son “employer branding” en France. Alexandre Anizy, membre des économistes atterrés, n’a d’ailleurs pas manqué de dénoncer, sur son blog, ce qu’il appelle la « phobie déontologique » d’Augustin Landier et David Thesmar à propos de cette étude financée par Uber.
De quelle impartialité et de quelle objectivité les deux économistes engagés et rémunérés par Uber pour réaliser une telle étude peuvent-ils donc bien se prévaloir ? Est-il rigoureux de la part du journaliste d’I-télé de parler de cette étude comme d’un travail de chercheurs ? En tout cas, le téléspectateur est en droit de connaitre ces informations sur la provenance de cette étude commandée par Uber.
D’où proviennent les chiffres ?
C’est l’entreprise Uber elle-même qui a fourni aux chercheurs les chiffres qu’ils ont utilisés pour élaborer leurs calculs comme elle le précise sur son blog. On n’est jamais mieux servis que par soi-même. Dans l’article de BFM Business, Auguste Lantier explique “qu’Uber [leur] a donné accès à des données internes.” Il précise : “Ils nous ont donné accès aux chiffres anonymisés des chauffeurs qui indiquent le temps durant lequel ils sont connectés à l’appli et combien ils gagnent.” Qui peut vérifier la fiabilité et la véracité de ces chiffres ? Personne… sauf Uber. Cela ne semble émouvoir ni les chercheurs, ni les journalistes de BFM Business et d’I-télé qui reprennent allègrement des chiffres qui sont tout bonnement invérifiables. Nous n’avons plus qu’à gager qu’Uber ait été honnête.
Ces chiffres sont-ils recevables ?
Le journaliste fait défiler les chiffres calculés par les chercheurs et finit par conclure qu’un chauffeur Uber gagne en moyenne 10 euros bruts de l’heure, ce qui est donc “quasiment juste au-dessus du smic horaire qui est à 9,67 euros bruts”. De là en conclure qu’Uber paie en fin de compte correctement ses chauffeurs, il n’y a qu’un pas. C’est d’ailleurs précisément ce qu’Uber a souhaité mettre en avant en commandant cette étude.
On sait grâce à Yani Khezzar que ces chiffres ne font pas l’unanimité sans savoir précisément de quoi il retourne. C’est bien le cas comme l’explique Alain Renier dans un article publié en mars 2016 sur Alter Eco Plus, journal indépendant d’orientation keynésienne. En effet, il estime que les résultats de cette étude sont discutables notamment parce que l’étude semble se concentrer « essentiellement sur les chauffeurs à leur propre compte ». Or, il explique que sur les 15 000 chauffeurs Uber en France, « seuls 5 300 sont, ou ont été, à leur propre compte ». Il poursuit en précisant que « les autres sont en fait employés par des sociétés qui ont raflé le gros des licences de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) délivrées par l’administration, et dont le nombre a été gelé en 2015 par le gouvernement pour répondre à la colère des taxis ». Ces sociétés « captent aussi en contrepartie une part des revenus dégagés par l’activité ». Et de conclure : “Il y a donc peu de chances pour que ces chauffeurs employés par les compagnies de VTC, qui constituent le gros des effectifs, atteignent les niveaux de revenus annoncés dans l’étude”.
Il n’est pas certain que le téléspectateur sache réellement combien un chauffeur Uber gagne après avoir regardé le focus éco de M. Khezza. Le diable se trouve dans les détails. D’où l’importance de rester vigilants en ce qui concerne les chiffres avancés par les médias de masse, et vérifier par soi-même la provenance des données qu’il faut croiser avec d’autres sources. En somme, faire un travail de journaliste. On peut lire sur le site d’I-télé que “l’expertise, la rigueur et les échanges de points de vue sont au cœur de [sa] promesse éditoriale”. La promesse n’est manifestement pas tenue. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.