En septembre 1865, Georges Clemenceau se rend pour quatre ans aux États-Unis et y devient correspondant pour le journal parisien Le Temps. Ses chroniques, qui portent sur des années charnières de l’histoire des États-Unis, constituent ainsi un témoignage éclairant sur la période qui suit l’assassinat du président Abraham Lincoln et que Clemenceau qualifie de « deuxième révolution américaine ». Les articles de ce jeune médecin de vingt-quatre ans avaient déjà été traduits et publiés en anglais, mais jamais en France ; c’est désormais chose faite grâce à cet ouvrage intitulé Lettres d’Amérique, présenté par Patrick Weil et Thomas Macé, avec une préface de Bruce Ackerman. Dans cet entretien, Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor au sein de la Yale Law School, nous présente un Clemenceau méconnu, dont les convictions radicales s’affirment encore davantage au contact de la démocratie américaine, pays avec lequel il entretiendra des relations jusqu’à la fin de sa vie. Mais surtout, il nous montre l’actualité brûlante de ces écrits, qui font aussi bien écho au mouvement Black Lives Matter qu’à la campagne présidentielle américaine opposant Donald Trump à Joe Biden. Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Léo Rosell.
LVSL – Le séjour de Clemenceau aux États-Unis est souvent méconnu, et semble pourtant jouer un rôle important dans la formation politique de celui qui deviendra plus tard le « Tigre », ou le « Père la Victoire ». Quelles sont, alors qu’il n’a que vingt-quatre ans et qu’il tient déjà de son père une sensibilité républicaine certaine, les motivations de ce jeune médecin de Province, à quitter la France du Second Empire pour les États-Unis ?
Patrick Weil – Ce ne sont toujours que des hypothèses, je n’ai pas fait de découverte originale sur ce point, mais Clemenceau a eu une peine d’amour et il a sans doute eu envie de changer d’air. Et puis, ce qui est plus décisif peut-être, il y a le contexte politique.
C’est en effet un républicain persécuté sous le régime de l’Empire, son père a été emprisonné, et ce voyage intervient après l’assassinat de Lincoln. Clemenceau s’est joint aux manifestations des étudiants parisiens, solidaires des républicains américains anti-esclavagistes ; influencé aussi par Tocqueville, il voulait aller respirer l’air de la démocratie en action.
Déjà, sur le bateau, il recueille les impressions d’Américains qui rentrent aux États-Unis, et l’article qu’il écrit en arrivant, pour lequel il n’est d’ailleurs pas payé, est publié trois semaines après. De fait, il a déjà cette fibre de journaliste. Il a envie d’écrire, même s’il ne sait pas vraiment pourquoi. Ce qui est très intéressant, c’est que lorsqu’il est battu aux élections, Clemenceau crée un journal. Il écrira toute sa vie des articles sur l’actualité ; il a quelque chose d’un journaliste dans l’âme.
Arrivé aux États-Unis, il séjourne à New-York puis fait des allers-retours à Washington où il découvre une vraie assemblée parlementaire, où les débats sont libres, où il va se former. Quand on est un jeune Français républicain, à l’époque, où peut-on observer une démocratie ? Soit en Angleterre, une monarchie avec des débats libres à la Chambre des Communes, soit aux États-Unis, une jeune république.
LVSL – Dans votre présentation de ces cent articles d’analyse de la vie politique et de la société américaine, vous insistez sur un parallèle intéressant avec les écrits d’un autre analyste du système politique américain, Tocqueville, qui précède Clemenceau de quelques décennies seulement. Dans quelle mesure les observations et réflexions proposées par Clemenceau viennent-elles contredire celles de son prédécesseur ? L’actualité mouvementée de la vie politique américaine – la guerre civile s’est terminée quelques mois plus tôt, Lincoln est assassiné peu après, et la procédure de destitution de Johnson aura lieu pendant ce séjour – suffit-elle à expliquer la différence de perception que ces deux observateurs français ont du système américain ?
P.W. – Si l’on se réfère à la préface de Bruce Ackerman, Tocqueville arrive dans une période relativement calme, chose plutôt remarquable puisque pendant vingt ans après l’adoption de la Constitution, il y aura des affrontements et quasiment une guerre civile au moment des élections américaines.
Ackerman justifie ainsi le titre qu’il donne à sa préface, « Clemenceau contre Tocqueville» : Clemenceau met en valeur la dimension d’affrontement national qui peut exister aux États-Unis sur les grandes questions politiques et sur les mobilisations de l’ensemble du corps politique à l’occasion des élections qu’il décrit comme un « carnaval de deux mois » où tout est permis.
Il y a donc cette dimension-là que Tocqueville n’a pas mise en valeur et qui ressort clairement dans les lettres de Clemenceau ; de ce fait, elles illustrent mieux ce qui se passe aujourd’hui, puisque surgissent à nouveau la question raciale, l’égalité vis-à-vis des droits de l’homme, ou les discriminations. En fait, les cent lettres de Clemenceau sont toujours d’actualité et éclairent parfaitement l’Amérique aujourd’hui.
LVSL – Clemenceau apparaît ainsi comme un observateur attentif de la période nommée « Reconstruction » aux États-Unis, au cours de laquelle s’opère une « seconde révolution américaine », pour reprendre une expression qu’il forge et qui sera par la suite appelée à une grande postérité dans l’historiographie américaine. Selon lui, l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et l’intégration des Noirs dans le corps civique constituent en effet, à défaut d’un changement de régime, une transformation politique radicale. Quelles en sont les conséquences socio-politiques, et pourquoi cet aspect occupe-t-il une place si importante dans ses réflexions sur la société américaine ? Surtout, comment cette question structure-t-elle la vie politique américaine, marquée par l’opposition entre républicains et démocrates ?
P.W. – Ce n’est pas toujours facile à comprendre pour un Français. Le Nord a gagné, et pour ce faire, ils ont déclaré libres les esclaves, ce qui n’était pas prévu au départ. De fait, la constitution fédérale donne beaucoup de pouvoirs aux États.
Le premier projet de Lincoln n’était absolument pas un projet radical, il consistait à réintégrer les États du Sud avec leurs élites. Mais progressivement, – cela montre le caractère buté des élites du Sud comme le président Johnson et d’autres –, les modérés républicains vont se rallier aux radicaux pour imposer une reconstruction, du moins d’un point de vue juridique. Il s’agit de forcer les États du Sud à intégrer dans leurs droits le treizième et quatorzième amendements, qui déclarent l’abolition de l’esclavage et l’égalité des droits à la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis. Ils en font une condition de la réintégration, ce qui n’est pas forcément ce que Lincoln voulait au départ.
Le jeu juridico-institutionnel est donc extrêmement intéressant dans cette période, et c’est ce que décrit Clemenceau ; imaginez ce que ça représente pour un Français qui lit ça, c’est extraordinaire. Ce sont des articles extrêmement bien écrits qui analysent à la fois les mouvements d’opinion et les dynamiques politiques – celles des élections partielles et celles des élections d’États –, ainsi que leur impact sur les élections nationales.
C’est presque de la sociologie politique : Clemenceau étudie le rôle de la presse et la façon dont celle-ci rapporte des faits. Par exemple, il constate que la presse rapporte des incidents en présentant toujours les Noirs comme les agresseurs alors que ce sont souvent les seuls morts. Il propose ainsi une analyse très fine des mouvements socio-politiques au sein de la société américaine. Il ne se trompe pas quand il écrit ses articles, notamment lorsqu’il estime que « les républicains vont reprendre ce mouvement-là », ce qui contribue à leur victoire aux élections de 1868.
LVSL – Pour autant, cette seconde révolution semble inachevée. Pour paraphraser WEB Du Bois : « Les esclaves sont devenus libres, se sont tenus un bref instant face au soleil, puis sont revenus à l’esclavage ». Clemenceau quitte les États-Unis huit ans avant les premières lois Jim Crow qui instituent la ségrégation, mais on sent déjà sous sa plume qu’il est relativement pessimiste quant à la possibilité d’une issue positive à la « question raciale » à court terme. En tout cas, le 29 novembre 1867, il écrit : « Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que les nègres obtiendront tôt ou tard l’indépendance politique, comme ils ont obtenu l’indépendance civile, que la question noire subsistera tant qu’elle n’aura pas été réglée dans le sens de la justice. » Aujourd’hui, si les Noirs ont le droit de vote aux États-Unis …
P.W. – Ils n’ont pas vraiment le droit de vote, on essaie même sans arrêt de le leur enlever. C’est quand même une caractéristique des États-Unis : il y a un parti officiel qui essaie de réduire leur droit de vote. Cela semblerait inimaginable en France qu’un parti ait comme programme d’empêcher les électeurs de voter.
LVSL – Même après la présidence Obama, ô combien symbolique sur cet aspect, comment expliquer que les inégalités raciales persistent de façon aussi criante dans ce pays, comme l’ont à nouveau rappelé les mobilisations récentes sous le slogan de « Black Lives Matter » ?
P.W. – En réalité, les Noirs ont été empêchés de voter pendant des décennies. Il y a eu d’abord des lois sur les ressources, mais le droit de vote a été ré-imposé dans les années soixante avec la loi intitulée « Voting Rights Act », qui a été précédée par la loi « Civil Rights Act » qu’a fait passer Lyndon Johnson, ce président qu’en France, on regarde avec horreur parce qu’il a accentué l’intervention au Vietnam, mais qui a en un sens été le second Roosevelt du XXème siècle au niveau des réformes sociales, pour l’égalité.
Ensuite, il reste quand même des inégalités structurelles fondamentales. Saviez-vous par exemple que dans quarante-quatre États sur cinquante, la valeur du budget affecté aux écoles publiques dépend de la valeur de la taxe sur les propriétés alentour ? En d’autres termes, plus vous êtes dans un quartier pauvre, moins l’école du quartier reçoit d’argent. Cela crée une inégalité structurelle qui n’est compensée que très légèrement par « l’Affirmative Action » [la politique de discrimination positive, NDLR] à la fin du processus, ce qui est bien sûr totalement insuffisant pour assurer le droit à l’instruction dont Clemenceau considère qu’il est fondamental pour assurer la liberté des Noirs.
Il y a également des inégalités fondamentales liées aux mécanismes de ségrégation de logement. À New-York, un système qu’on appelle les co-ops rend possible de sélectionner ses voisins et ainsi d’empêcher que des personnes de certaines couleurs ou de certaines religions vivent dans votre immeuble.
J’ajouterais une dernière chose : le second amendement consacre le droit de porter des armes, il s’agit d’un droit qui date d’une période où la population blanche avait peur des Indiens mais aussi des Noirs libres, des Noirs qui s’étaient échappés de leurs fers, ce qui constitue là encore un héritage institutionnel très puissant.
LVSL – Justement, alors que Clemenceau fustige une « guerre de races » qui sévit encore dans les États du Sud, quelle place tient son séjour aux États-Unis dans son opposition au colonialisme et à la hiérarchie des « races » d’une part, dans son engagement dans l’Affaire Dreyfus de l’autre ? Et considère-t-il que la France est aussi, à l’époque, le théâtre d’une « guerre des races » semblable à celle qui sévit outre-Atlantique ?
P.W. – Il fait plusieurs visites dans le Sud qui le traumatisent et qui vont déterminer à jamais sa position sur l’égalité devant la loi et le rejet de la colonisation. Dans l’introduction, je décris cette position qu’il gardera jusqu’à la fin. Au moment des négociations du traité de Versailles, il propose l’abolition de l’Empire : de ce fait, Clemenceau peut apparaître aujourd’hui comme une figure unificatrice des Français, précisément parce qu’il n’a jamais varié sur ce point.
Je dirais que le rôle qu’il a joué dans la défense de l’égalité et des libertés fondamentales, comme maire du XVIIIème, dans la Commune, comme partisan de l’amnistie pour les communards, comme défenseur de Dreyfus, comme partisan d’une laïcité respectueuse de la liberté de conscience, comme partisan aussi d’une liberté d’opinion et de la presse absolue, comme opposant au délit d’offense au Président de la République institué en 1881 – et qui ne sera finalement aboli que sous Hollande –, plaide en sa faveur.
Il se forge ainsi, sans que cela se sache parmi ses collègues, une identité et des valeurs républicaines qu’il va diffuser auprès du groupe de parlementaires qui les institueront dans de grandes lois. De fait, alors que chacun reconnaît les influences réciproques rapprochant la Révolution française de la Révolution américaine, on peut se demander pourquoi il n’y en a aucune entre deux pays en reconstruction républicaine, les États-Unis après une guerre civile et la France après la chute de l’Empire. De ce point de vue, Clemenceau permet de résoudre cette énigme, en faisant la liaison.
L’un des bâtisseur de la République, il en est l’incarnation, et il conserve ses valeurs même quand il change de camp dans l’hémisphère des assemblées, c’est-à-dire lorsqu’il passe de l’extrême-gauche à la droite. Il reste profondément anti-colonialiste et défend toute sa vie ses combats pour Dreyfus, contre le racisme ou pour la liberté de la presse. En ce sens, il montre que les valeurs républicaines ne varient pas selon qu’on soit de gauche ou de droite, et qu’elles ne sont pas liées exclusivement à une conception socialiste de la République par rapport à une conception conservatrice.
LVSL – Justement, Clemenceau a mauvaise presse à gauche. On retient souvent sa passe d’arme avec Jaurès en 1906, au cours de laquelle il l’accuse de professer une « doctrine de l’individualisme absolu », puis « une doctrine du fatalisme » en s’opposant à des réformes ouvrières ambitieuses. Dans ces Lettres d’Amérique, on est frappé par le peu de considération qu’accorde Clemenceau à la question sociale aux États-Unis, qu’il aborde surtout par le biais des relations entre Blancs et Noirs. Pourtant, il dit aspirer à une « République totale ». Pour Clemenceau, la République peut-elle être totale sans reconnaître des droits sociaux à l’ensemble des concitoyens ? La question sociale et la question ouvrière sont-elles les tâches aveugles de Clemenceau ?
P.W. – Il est très clair là-dessus, d’ailleurs jusqu’à la fin de sa vie, il estime par exemple qu’il y a trop de fonctionnaires, que ce système n’est pas suffisamment efficace. Pour autant, il soutient le droit à l’instruction, sujet très important aux États-Unis où ce droit n’est pas reconnu.
Il croit effectivement que l’instruction est décisive dans la libération de l’individu, de sa créativité et de son potentiel, et que cette libération passe nécessairement par la reconnaissance et la garantie de ce droit. Il dit de Jaurès que ce dernier n’aime pas les êtres humains mais seulement les « êtres humains en masse », les « foules ».
LVSL – Il déclare aussi que l’on reconnaît un discours de Jaurès au fait que « tous ses verbes sont conjugués au futur » …
P.W. – Oui, il n’aime vraiment pas Jaurès. Pour répondre à la question sociale, à ce moment-là en France, Clemenceau rencontre Auguste Blanqui et se pose avant tout la question des institutions qui permettraient de penser la République sociale tout en respectant le caractère individualiste de la personne humaine, ce qu’on pourrait appeler la « République totale ».
Ainsi, il essaye de penser une République qui garantirait à tous les même droits et les mêmes possibilités de développement, avec le droit de nourrir différentes visions de la République. C’est ça, selon lui, la République totale. Ce n’est en rien synonyme de République totalitaire !
LVSL – On constate à la lecture de ses articles que Clemenceau est un observateur attentif des relations entre les États-Unis et le reste du continent américain. Il mentionne notamment les velléités expansionnistes d’une partie de la classe politique américaine, à l’égard de la République dominicaine, qui préfigurent le tournant « expansionniste » de 1898. Ces observations semblent l’avoir orienté vers un certain réalisme dans sa conception des relations internationales. Il écrit notamment, dans son dernier article : « Il semble que le continent américain soit le champ clos où doivent se heurter toutes les races humaines, dans la suprême bataille de cette fatale lutte pour l’existence qui est la condition même de la vie. En vain chaque race réclame sa part de champ et de soleil. Le droit théorique n’y fait rien ; et cette part est à qui peut la prendre. Il faut ou disparaître, ou la conquérir par la puissance du muscle et du cerveau »…
P.W. – Il y a une inspiration darwiniste qui est manifeste dans sa pensée. Il est très impressionné par Darwin, mais cela ne l’empêche pas de rester attaché au droit. C’est un homme de contradictions mais, plus important, qui les assume.
Je trouve très agréable sa liberté de ton dans ses articles, on a l’impression qu’ils ne sont pas censurés, et s’il ne dit pas exactement la même chose à quelques semaines d’intervalle, il reste toujours fidèle à l’égalité devant la loi.
LVSL – Dans quelle mesure son analyse de la géopolitique américaine peut-elle expliquer le réalisme géopolitique dont il fera preuve lors de sa carrière politique ultérieure, et notamment à l’issue de la Première Guerre mondiale, qui fait apparaître selon lui la priorité de la lutte contre l’impérialisme et la question allemande, pour garantir la « paix permanente » à laquelle il dit aspirer ?
P.W. – Il était très réaliste, c’est d’ailleurs pourquoi il s’est opposé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, à l’idée de diviser l’Allemagne et de créer un État allemand tampon.
En effet, l’Allemagne restait la principale puissance de l’Europe, il avait tout de même fallu une coalition de nombreux États pour la vaincre, et Clemenceau pensait qu’il fallait conserver cet instrument de sécurité que constituait le traité de garantie de 1919, et qui n’est finalement pas rentré en vigueur du fait de la non-ratification par les États-Unis de l’ensemble de ses dispositions.
Il avait donc une conception des relations internationales empreinte d’un certain réalisme, mais qui ne l’empêchait pas de penser qu’un dialogue était encore possible avec l’Allemagne et même d’aspirer à la possibilité de vivre en paix à côté de l’Allemagne. Il disait à ce propos : « Il faudra cinquante ans d’imprégnation des droits de l’homme pour que les Allemands puissent sortir de cet arrêt démocratique, il faudra la mort de la génération qui a fait la guerre. »
LVSL – Votre avant-propos suggère l’existence d’importants liens transatlantiques entre républicains français et américains, dont Clemenceau est la manifestation la plus évidente. Dans quelle mesure la sympathie politique que Clemenceau éprouve à l’égard du système américain explique-t-elle son attachement à une alliance transatlantique (une idée qu’il défendra durant de nombreuses décennies) ?
P.W. – Je pense que vous allez être sensibles à cette idée : il croyait en un espace public transatlantique. Il ne se sent pas proche de l’État américain, il se sent proche des radicaux républicains. Tout bon Français qu’il soit, il partage les mêmes valeurs que certains d’entre eux, tel Thaddeus Stevens, dont il se sent le frère – ou le petit-frère, ou du moins le disciple –, celui-ci ayant été le chef des radicaux républicains qui s’est battu jusqu’à sa mort pour faire triompher l’abolition de l’esclavage.
Il symbolise à l’époque ce qui peut-être renaît aujourd’hui autour de débats transatlantiques très vifs, par exemple le Green New Deal, notamment porté par Alexandria Ocasio-Cortez, c’est-à-dire l’idée d’une possibilité de mobilisation et d’identité collective transatlantique sur des projets internationaux. Clemenceau représente ainsi un espace public commun aux démocraties, propice au partage et à la diffusion d’idées. Quand il débarque, à New York, en 1922, contre la volonté du gouvernement français qui ne veut pas qu’il s’y rende, il rassemble les foules, et apparaît comme le seul homme politique français qui peut regrouper autant d’Américains sans intermédiaire depuis Lafayette.
« Les Américains trouvaient Clemenceau formidable, il apparaissait comme le leader de la coalition, se faisant même surnommer outre-Atlantique ”The Tiger”. »
En 1919, le sénateur Cabot Lodge, leader de la majorité républicaine au Sénat, remarque que dans les cinémas américains, au moment des actualités, les apparitions de Wilson et de Lloyd George sont accueillies par des applaudissements polis, tandis que celles de Clemenceau « provoquaient une explosion d’enthousiasme ».
Pourquoi ? Parce qu’au printemps 1918, quand les soldats américains sont arrivés au front après que l’Amérique s’est engagée dans la guerre en avril 1917, Clemenceau était Président du Conseil depuis novembre 1917 et dès les premières semaines, on l’avait vu au front, où il passait le tiers de ses semaines avec les soldats. Les actualités avaient filmé ce vieil homme qui prenait tous les risques, chose qu’adorent les Américains. Pendant ce temps-là, leur propre Président ne va même pas voir les soldats américains à peine de retour, alors que la paix est signée. Les Américains trouvaient Clemenceau formidable, il apparaissait comme le leader de la coalition, se faisant même surnommer outre-Atlantique « The Tiger ». Voilà la preuve que l’on pouvait aimer un vieil homme politique à l’époque, comme on peut aujourd’hui élire Biden. L’âge n’est pas rédhibitoire.
On en retient que Clemenceau pratique activement l’espace public et politique commun entre les deux rives de l’Atlantique. Par ailleurs, il parle un anglais parfait. En ce sens, cet espace politique commun n’est pas véritablement un espace politique de débats d’États, d’alliances géopolitiques. Clemenceau croit en l’alliance atlantique parce qu’il croit avant tout en l’alliance des peuples. Il croit aussi en la convergence des valeurs qui sont celles du radicalisme, qui s’inscrivent dans l’histoire de la gauche.
LVSL – Au commencement de la IIIème République, Clemenceau se démarque par sa défense d’une liberté absolue d’opinion et d’expression, et d’un système davantage démocratique, qui passerait notamment par l’institution d’un mandat impératif. À la lecture des lettres de Clemenceau, on constate qu’il admirait la vitalité démocratique qu’il observait (ou croyait observer) aux États-Unis, où même « l’homme le plus indifférent (…) est véritablement détenteur d’une portion de l’autorité souveraine ». Dans quelle mesure peut-on penser que son séjour aux États-Unis a constitué une source d’inspiration dans sa défense d’une République plus démocratique pour la France ? Sa conception de la république évolue-t-elle d’ailleurs, entre son arrivée et son départ des États-Unis ?
P.W. – Il apprend surtout là-bas l’art de la joute parlementaire. Stevens l’inspire ; il décrit son art oratoire en insistant sur le fait qu’il ne parlait que quand il avait quelque chose à dire. Après un discours de Clemenceau, les ministres incriminés démissionnaient, c’est d’ailleurs pour cela qu’on l’appelait le Tigre : il les mangeait !
Pourtant, personne ne se disait qu’il avait appris cet art oratoire auprès de Thaddeus Stevens, c’était un peu sa formation secrète, étant donné que ses articles n’étaient pas signés de son nom et qu’il n’était pas connu. Néanmoins, il avait lui-même ce talent d’écriture précoce, dans sa plume, il y a de la verve, de la prestance, de l’humour.
Mais l’art oratoire n’est bien sûr pas la seule chose qu’il rapporte des États-Unis. Il s’y forme aussi aux libertés d’expression, d’opinion et de la presse, qu’il pratiquera à outrance jusque pendant les trois premières années de la guerre, et qui lui permettent justement de mettre en pratique cet art oratoire si particulier.
LVSL – À l’approche des élections américaines, les passages que Clemenceau consacre à celles qu’il commente en 1868 attirent nécessairement notre attention. Il y décrit de façon amusée, comme vous l’avez dit, un « carnaval », reposant aussi bien sur des attaques personnelles entre les candidats, que sur les manifestations d’enthousiasme démesuré dont font preuve leurs partisans, lors des meetings notamment. Finalement, n’assistait-il pas déjà aux prémices de la « politique spectacle » ?
P.W. – Ce qui est le plus intéressant, je pense, dans ce qu’il décrit, c’est que finalement, la violence et les attaques personnelles sont tout à fait permises à l’époque dans le contexte d’une campagne présidentielle. Dans son article du 23 septembre 1867, il décrit notamment les élections comme un « carnaval américain [qui] revient tous les quatre ans » ou comme un « dévergondage général des esprits ».
« Ce que je crois différent avec Trump, c’est le caractère permanent de cette situation. »
Plus loin, il précise : « Ce n’est pas que chacun ne prenne la chose au sérieux. On y attache au contraire un si grand intérêt que la fête se termine bien rarement sans émeutes et sans des batailles. Mais le jeu consiste précisément à donner une forme grotesque à un acte sérieux et réfléchi. Il faut avouer d’ailleurs que l’occasion est tentante. » De son point de vue, les manifestations partisanes, si elles peuvent paraître grotesques, n’en révèlent pas moins l’importance que les Américains accordent à ces élections.
Par rapport à cette question de la politique spectacle, il est vrai que l’on entend souvent un refrain qui voudrait que « tout s’est dégradé ». Pour ce qui est en tout cas de l’exemple américain, on découvre à la lecture de Clemenceau que c’était déjà comme ça à l’époque, mais ce que je crois différent avec Trump, c’est le caractère permanent de cette situation. Clemenceau parle d’un « moment », après lequel la vie reprend son cours. Mais aujourd’hui le carnaval est immuable, il ne s’arrête jamais.