Les opportunités que présente l’Ukraine ne sont pas passées inaperçues. De BlackRock (à qui Volodymyr Zelensky a officiellement souhaité la bienvenue) aux fonds européens, le pays est scruté par les géants de la finance. Et par les organisations internationales, qui comptent bien lui imposer un climat favorable aux investissements. Au menu : dérégulation, privatisations et « fiscalité efficiente ». Il faut dire que le gouvernement ukrainien n’a pas attendu la fin de la guerre pour mettre en place ces réformes… Par Branko Marcetic, traduction de Marc Lerenard.
L’invasion russe qui cause actuellement d’incalculables souffrances à des millions d’Ukrainiens ne signe pas la fin de leurs épreuves. Ces derniers mois, les affaires juteuses que pouvait représenter la reconstruction de l’Ukraine d’après-guerre a aiguisé les appétits.
En novembre dernier, le président Ukrainien Volodymyr Zelensky a signé un mémorandum avec BlackRock qui permet au Conseil financier de la société – une unité de consultants destinée à travailler dans les pays en crise – de conseiller son ministre de l’Économie sur une feuille de route pour reconstruire le pays. Selon les propres mots de BlackRock, le but de l’accord est de « créer des opportunités afin que les investisseurs publics et privés participent à la future reconstruction et relance de l’économie ukrainienne ».
Ces mesures s’ajoutent aux précédentes attaques du Parlement sur le droit du travail ukrainien, hérité de l’ère soviétique, qui avaient plongé 70% de la main-d’œuvre dans une situation d’informalité.
Dans le communiqué de presse du ministère, les fonctionnaires sont plus crus, expliquant vouloir « attirer principalement du capital privé ». L’accord formalise une série d’échanges menés en 2022 entre Zelensky et le président de BlackRock Larry Fink, au cours desquels le Président ukrainien a insisté sur la nécessité pour l’Ukraine de devenir « attractive pour les investisseurs ». Selon un communiqué du bureau du Président, BlackRock conseillait déjà le gouvernement Ukrainien « depuis plusieurs mois » à la fin de l’année 2022. Les deux parties avaient convenu de se concentrer sur « la coordination des efforts de tous les investisseurs et participants potentiels » dans la reconstruction ukrainienne et de « canaliser les investissements dans les secteurs les plus pertinents et porteurs. »
Ce n’est pas une première pour le Conseil financier de BlackRock. Selon un article de Investigate Europe qui se plonge dans leurs activités européennes, BlackRock est « un conseiller des États aux privatisations », « très actif lorsqu’il s’agit de contrer toute tentative visant à les réguler ». La société s’est servie du krash de 2008 – lui-même issu de titres hypothécaires pourris dont Larry Fink était devenu maître – pour accroître son pouvoir et influencer les décideurs politiques, à grand renfort de conflits d’intérêts, portes tournantes entre secteurs privé et public et trafic d’influence. Aux États-Unis, BlackRock a suscité une vive controverse pour avoir géré le programme d’investissement du marché obligataire de la Reserve Fédérale pendant la pandémie, qui a entrainé l’investissement de la moitié des fonds du programme au profit de… BlackRock.
L’Ukraine s’inscrivait déjà dans une dynamique favorable aux investissements étrangers. En décembre 2022, alors que Kiev et BlackRock négociaient déjà depuis plusieurs mois, le Parlement ukrainien adoptait une législation favorable au développement immobilier qui avait été bloquée avant la guerre. Elle a pour fonction de déréguler la législation sur la planification urbaine au profit du secteur privé, qui lorgnait avidement sur la démolition de sites historiques. Elle s’ajoute aux précédentes attaques du Parlement sur le droit du travail ukrainien, hérité de l’ère soviétique, qui avaient légalisé les contrats 0 heures (qui permettent d’employer des salariés avec des horaires très variables, voire 0h de travail, ndlr), affaibli le pouvoir des syndicats, et plongé 70% de la main-d’œuvre dans une situation d’informalité. Ces évolutions législatives avaient été suggérées au Parlement non par BlackRock, mais par le bureau des Affaires étrangères britannique et portées par le parti de Zelensky. Celui-ci affirmait : « l’extrême régulation de l’emploi contredit les principes du marché autorégulateur (…) elle crée des barrières bureaucratiques à l’auto-réalisation des employés ».
« Ces premiers pas vers la dérégulation et la simplification du système de taxes sont emblématiques de mesures qui n’ont pas seulement résisté au choc de la guerre, mais qui ont bel et bien été accélérées par celui-ci », pouvait-on lire dans The Economist. « Avec une audience nationale et internationale favorable à la reconstruction et au développement de l’Ukraine », il est vraisemblable que les réformes s’accélèrent après la guerre, espérait encore le quotidien, anticipant une dérégulation accrue qui fluidifierait « l’afflux du capital international vers l’agriculture ukrainienne ». La recette du succès, affirmait-il, passait par davantage de privatisations « d’entreprises étatiques déficitaires » qui « pèsent sur les dépenses du gouvernement ». Cette dernière étape de la privatisation, notait avec amertume The Economist, « s’était arrêté avec le début de la guerre. »
Pourtant, The Economist n’aurait pas dû s’inquiéter. Les privatisations constituent en effet l’une des principales priorités pour l’Ukraine d’après-guerre. En juillet dernier, une myriade de grandes entreprises européennes et de représentants ukrainiens ont participé à la Conférence de reconstruction de l’Ukraine, destinée à mesurer les progrès effectués par le pays dans sa mue néolibérale imposée par l’Occident suite aux événements de 2014.
Comme le bulletin politique de la conférence l’a clairement indiqué, l’État d’après-guerre n’aura pas besoin de BlackRock à ses côtés pour poursuivre cet agenda dont rêvent les investisseurs. Parmi les recommandations politiques apparaissent « une baisse des dépenses de l’État », « un système de taxes efficient » et, plus généralement, une marche vers « la dérégulation ». Il conseille de poursuivre la « réduction de la taille du gouvernement » via de nouvelles privatisations, une libéralisation accrue des marchés de capitaux visant à créer un « meilleur climat d’investissement, plus accueillant à l’égard des investissements directs issus de l’Europe et du monde »…
La lecture de ces documents évoque les fantaisies libertariennes les plus folles ; l’Ukraine y est dépeinte comme une start-up – une start-up numérique, business–friendly et verte – essentiellement grâce aux neuf réacteurs nucléaires américains de la société Westinghouse. Mais cet imaginaire est tout sauf incohérent avec le slogan « un pays dans un smartphone », mis en avant par Zelensky lui-même il y a trois ans…
Un pays en crise qui vient demander l’aide aux gouvernements institutions financières : l’histoire n’est pas neuve. Vient ensuite la phase où il découvre que les fonds dont il a désespérément besoin s’obtiennent au prix de conditions de moins en moins désirables. Débutent alors les réformes visant à démanteler l’investissement public dans l’économie, ouvrir le marché national au capital étranger, et l’accroissement des souffrances de la population…
Il s’agit de la réactualisation d’un scénario que l’Ukraine a déjà connu. Suite au coup d’État pro-occidental de 2014, le FMI et les représentants occidentaux – à l’instar du vice-président américain Joe Biden – avaient pressé le gouvernement de mener des réformes structurelles, passant notamment par la réduction des subventions au gaz pour les foyers ukrainiens, la privatisation de milliers d’entreprises publiques, et la levée de l’ancien moratoire sur la vente de terres agricoles. Durant la pandémie, sous une pression financière intense, Volodymyr Zelensky a fait aboutir cette dernière requête.
Il y a près d’un an, la souveraineté des Ukrainiens avait été violée, dans un style grossièrement néo-colonial, par les bombardements de Moscou. Il est malheureusement probable que la fin de la guerre déclenchera de nouveaux assauts en Ukraine, menés non par des hommes en treillis militaire mais en costume trois pièce.