Comment la Chine redessine le commerce maritime mondial

Du jamais vu ! En 2014, la Chine a bloqué [1] l’alliance voulue par les trois plus grandes entreprises de commerce maritime représentant alors 39 % du marché mondial et validée par les autorités de la concurrence européenne et américaine. Ayant déstructuré une alliance européenne en formation, la Chine a pu imposer son fleuron, Cosco, dans une alliance stratégique avec le Français CMA-CGM. Ainsi, elle s’affirme non seulement comme un régulateur du commerce maritime, au même titre que l’Europe et les États-Unis, mais elle permet à son champion national de gagner une position de plus en plus dominante sur le marché mondial. 


Une alliance entre entreprises européennes empêchée par Pékin

Initialement, le Français CMA-CGM, l’Italo-Suisse MSC et le Danois Maersk, souhaitaient mutualiser certaines de leurs activités – alliance dite “P3”, en créant un centre de contrôle commun à Londres pour réduire leurs coûts administratifs. La gestion, l’équipement et l’exploitation des navires n’étaient donc pas concernés par l’accord. Le ministère chinois du Commerce a cependant considéré que cette mutualisation leur donnait un pouvoir de marché trop important, le bloc étant à même de contrôler 47% des liaisons maritimes entre l’Europe et l’Asie.

Si la Chine est directement intervenue dans le projet, c’est bien parce que 90% du commerce mondial s’effectue par la voie maritime [2] et que la Chine représente 11% du commerce international [3] !

La Chine s’assume désormais comme un régulateur du commerce maritime mondial

Le gouvernement chinois s’affirme comme un nouvel arbitre [4], organisateur des grands projets de fusion entre entreprises privées internationales, sous couvert de respect de la concurrence. L’empire du Milieu se place ainsi comme l’égal des États-Unis et de l’Union européenne, qui veillent jalousement à ce que les rapprochements entre entreprises n’affectent pas leur marché intérieur, voire ne menacent pas le pouvoir de leurs propres entreprises nationales.

La décision chinoise est d’une portée similaire de récentes décisions de la Commission européenne en la matière : refus de la fusion entre General Electric et Honeywell en 2011, autorisation du rachat d’Alstom par General Electric pour 10 milliards d’euros en 2014, accord contraignant avec Gazprom pour empêcher l’entreprise russe d’acquérir une position dominante sur le marché gazier européen et amende de 4,3 milliards infligée à Google pour abus de position dominante de son système d’exploitation pour smartphone Android. 

Les États-Unis ne sont pas en reste : la Commission fédérale du commerce américaine a notamment autorisé la fusion entre le Suisse Holcim et le Français Lafarge pour 35 milliards d’euros.

A bien des égards, la décision chinoise place Xi Jinping comme un acteur équivalent à ses homologues européens et américains dans la régulation du commerce maritime mondial. 

La Chine finit par faire émerger son fleuron national Cosco, au cœur d’une alliance avec le Français CMA-CGM

Ne pouvant se permettre de perdre le marché chinois, qui leur aurait été fermé s’ils ne s’étaient pas conformés au refus de la Chine, les trois armateurs ont donc abandonné leur projet d’alliance.

Coup de tonnerre : deux ans plus tard, l’armateur CMA-CGM annonce une nouvelle alliance… avec l’armateur chinois, Cosco qui pèse 7,6% de parts de marché, le Taïwanais Evergreen à 4,7% de parts de marché et l’Hong-Kongais OOCL (Orient Overseas Container Line) contrôlant 2,6% de parts de marché. Ce nouveau groupement, dit « Ocean Alliance », tente ainsi de contrebalancer l’alliance « 2M » formée par MSC et Maersk, les deux anciens partenaires malheureux de la CMA-CGM. 

Le refus chinois de 2014 a donc un effet concret : l’alliance européenne a été délitée et le fleuron chinois Cosco s’immisce dans une alliance avec le Français CMA-CGM pour conquérir les mers. Alors que la maîtrise des mers est l’enjeu commercial des prochaines décennies, on peut y voir une politique intelligente de soutien à un champion national émergent.

Quatre années ans après ce coup de semonce de la République Populaire de Chine, le principal armateur chinois Cosco a racheté OOCL pour constituer la troisième compagnie mondiale de trafic de conteneurs dans les ports. Le groupe contrôle 12,3% du marché mondial, devant la CMA-CGM à 11,8%.

Le Français a récemment acquis l’armateur européen Containerships européen, après avoir fusionné avec un autre armateur OPDR. Cette alliance entre CMA-CGM et Cosco risque d’être à double-tranchant pour l’entreprise française, puisqu’elle s’arrime à l’entreprise chinoise, au risque de délaisser le grand large pour se replier sur le marché européen. 

[1] Décision de l’Autorité de la concurrence chinoise, rattachée au Ministère du commerce, MOFCOM (http://english.mofcom.gov.cn/article/policyrelease/buwei/201407/20140700663862.shtml) .

[2] 90% en volume et 80% en valeur en 2015 : https://business.un.org/en/entities/13 http://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=1374

[3] OMC, Statistiques du commerce international 2014 https://www.wto.org/french/res_f/statis_f/its2014_f/its2014_f.pdf

[4] Loi anti-monopole chinoise de 2007.

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