« Doux commerce » : l’expression date du XVIIIè siècle. Sous la plume de Montesquieu, elle renvoie au pouvoir pacificateur des échanges marchands ; plus récemment, elle a été mobilisée pour défendre les vertus de la mondialisation, pensée comme antidote aux conflits. Cette illusion a vécu. Les États-Unis, principaux promoteurs de la globalisation, en sont aujourd’hui les fossoyeurs. Et le dollar, présenté comme un moyen d’échange universel, est aujourd’hui transformé en arme de guerre. C’est ce que défendent les chercheurs Henry Farrell et Abraham Newman dans Underground Empire, un ouvrage dédié à ce phénomène majeur des relations internationales contemporaines. Par Ben Wray, traduction Alexandra Knez [1].
La suprématie mondiale des États-Unis ne repose pas sur des bombes ou une armée surpuissante. Elle réside dans des instruments moins directement visibles : câbles à fibres optiques, microprocesseurs et… le système de compensation en dollars. Dans Underground Empire Henry Farrell et Abraham Newman analysent la manière dont les États-Unis ont transformé des infrastructures numériques apparemment anodines en armes destinées à discipliner leurs alliés et punir leurs ennemis.
En ciblant les « points d’étranglement » de l’économie mondiale, les États-Unis peuvent empêcher leurs rivaux – surtout la Chine – d’accéder aux technologies et aux ressources dont ils dépendent. Si cette arme a été largement couronnée de succès jusqu’à présent, elle incite à présent de nombreux pays à prendre des initiatives de dé-dollarisation.
Aux origines du système
Cet empire souterrain n’a pas été créé à dessein. Il s’est développé de manière spontanée, avant tout en réponse à la nécessité d’établir les connexions les plus rapides possibles entre les États-Unis et le reste du monde dans les domaines de l’internet, de la finance et de la chaîne d’approvisionnement. L’infrastructure de la mondialisation contemporaine a été construite à l’ère néolibérale et, en tant que telle, elle appartient au secteur privé. Mais ce sont en grande majorité des entreprises américaines qui en sont propriétaires, et une grande partie d’entre elles se trouve sur le sol américain.
Les câbles à fibres optiques qui parcourent les fonds marins sont essentiels pour assurer des télécommunications quasi instantanées à l’échelle mondiale. En 2002, plus de 99 % des câbles reliant deux continents passaient par les États-Unis. Le système de paiement supposément international SWIFT permet aux banques du monde entier d’effectuer des transactions en dollars, la monnaie de réserve mondiale. Mais bien qu’il soit basé en Belgique, ses data-centers résident en Virginie du Nord, et son conseil d’administration compte de nombreuses banques américaines…
Si la chaîne d’approvisionnement en semi-conducteurs a été délocalisée il y a plusieurs décennies, les principaux maillons de la chaîne sont toujours aux mains des Américains et le reste est principalement contrôlée par des alliés des États-Unis. Même si la Chine est désormais au cœur de la production capitaliste mondiale, le sang qui coule dans les veines de la mondialisation est encore rouge, blanc et bleu.
Jusqu’en 2001, les États-Unis n’avaient aucune raison d’activer cette arme. Les États-Unis étaient les principaux bénéficiaires de cet ordre mondial dont ils étaient le centre, et à qui la périphérie payait un tribut chaque fois qu’elle commerçait en dollars ou achetait de la technologie issue de la Silicon Valley. Il convenait à Washington de ne pas politiser son hégémonie économique, afin qu’elle relève de l’évidence.
Les choses ont changé avec le 11 septembre. Cet électrochoc a poussé Washington à s’interroger sur l’état des « tuyaux et la plomberie » de la puissance américaine, pour reprendre les termes de Farrell et Newman.
Al-Qaïda avait été en mesure d’utiliser télécommunications américaines et billets verts pour financer et organiser ses attaques. Le gouvernement américain voulait désormais avoir accès à cette infrastructure afin que la National Security Agency (NSA) puisse écouter les appels téléphoniques et que le Trésor américain puisse exclure n’importe quelle entité des circuits financiers globaux. Ces opérations se sont révélées non seulement faisables, mais très aisées.
Comme l’écrivent Farrell et Newman, « L’économie mondiale repose sur un système de tunnels et de conduits que les États-Unis peuvent pénétrer et adapter presque aussi facilement que s’ils avaient été conçus à cette fin et sur mesure par un ingénieur militaire. »
Ce qui n’était au départ que des mesures ad hoc justifiées par la nécessité de faire face à des menaces sécuritaires est rapidement devenu un « outil politique comme un autre ». Et la NSA devait « maintenir et étendre » son réseau mondial d’espionnage, malgré les révélations d’Edward Snowden en 2013, tandis que « la collecte de renseignements et la coercition économique devaient désormais faire partie des missions principales du Trésor américain ».
Dans un premier temps, les sanctions ont ciblé des entités marginales – d’Al-Qaïda à la Corée du Nord. Mais à mesure que la position hégémonique des États-Unis était contestée, Washington a tourné ces armes de guerre vers les centres névralgiques de l’économie mondiale.
L’unilatéralisme du billet vert
C’est l’Iran qui a fait office de test. Les États-Unis le sanctionnaient depuis des décennies, mais ce pays d’Asie occidentale continue d’échanger divers produits de base en dollars – surtout son pétrole – par le truchement de banques européennes.
Les choses ont changé en 2006, lorsque les États-Unis ont exclu une banque iranienne du système de compensation du dollar, qui n’est accessible que par l’intermédiaire des banques américaines. Auparavant, les États-Unis estimaient qu’il était trop risqué de politiser la compensation en dollars au cas où les banques étrangères décideraient alors de trouver des alternatives au dollar.
Washington s’est réjoui de constater que les banques européennes ont réagi aux nouvelles sanctions contre l’Iran en s’y conformant. Ces entreprises craignaient que le Trésor ne les exclue du système de compensation en dollars si elles se rebiffaient ; l’accès au billet vert était une nécessité vitale, tandis que le commerce avec l’Iran ne l’était pas. En 2015, l’Iran a fini par ne plus pouvoir commercer en dollars.
Ces mutations ont eu un impact profond sur le système financier international, mais aussi les pratiques diplomatiques des États-Unis. Lors de leurs déplacements à l’étranger, les fonctionnaires du Trésor cessaient de rencontrer les ministres pour se tourner directement vers les banques : ils n’avaient plus besoin de l’aval des autorités locales pour exclure – ou menacer d’exclure – leurs entreprises des marchés financiers. L’ère de « l’unilatéralisme du dollar » était née.
L’unilatéralisme du dollar s’est d’abord heurté à des résistances. L’Union européenne (UE) et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies avaient négocié l’accord sur le nucléaire iranien en 2013 et étaient légalement tenus de le respecter. Lorsque Donald Trump a retiré les États-Unis de l’accord en 2018 et a relancé l’ensemble des sanctions contre l’Iran, y compris les « sanctions secondaires », l’UE et les autres États qui avaient signé l’accord ont déclaré qu’ils s’y engageaient toujours.
L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni – qui sont loin d’être des ennemis de Washington – ont même mis au point une infrastructure de contournement de SWIFT, appelée INSTEX, pour faciliter les échanges avec l’Iran. Cette solution s’est toutefois soldée par un échec retentissant.
Les signataires de l’accord sur l’Iran n’ont pas pu l’appliquer parce que les entreprises européennes étaient terrifiées par la menace que représentaient les sanctions secondaires américaines. L’effondrement de l’accord avec l’Iran a prouvé à quel point la souveraineté européenne était limitée dans une économie mondiale dominée par le dollar.
La subordination européenne est devenue encore plus évidente lorsque l’UE a décidé d’imposer des sanctions majeures à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. L’UE a rapidement réalisé qu’elle n’avait pas les armes pour « prendre en charge sa propre histoire ». Comme l’observent Farrell et Newman : « Plus l’UE cherchait à construire ses propres sources de pouvoir et d’autorité, plus elle se rendait compte qu’elle avait besoin de ce que les États-Unis possédaient : informations, institutions, expertise technique et pouvoir sur les marchés mondiaux. »
Microsoft a pris conscience du pouvoir de l’État américain de la même manière. L’entreprise a toujours été une fervente adepte de l’idéologie du « libre marché », se présentant comme une « Suisse numérique » à l’abri des ingérences géopolitiques de Washington ou de tout autre État. Avec la guerre en Ukraine, l’entreprise devait faire volte-face. Elle se vante désormais de son influence dans le combat contre les cyberattaques russes et de son soutien aux ukrainiennes – un engagement qui rappelle celui de Ford Motors dans la construction des chars d’assaut durant la Seconde guerre mondiale. Qu’il s’agisse de la Commission européenne ou de Microsoft, les préceptes du libre marché ont fait place à la Realpolitik brutale de l’empire souterrain…
Le cas Huawei
Les sanctions prises à l’encontre de la Russie sont allées au-delà de tout ce qui avait pu être envisagé auparavant. Plus spectaculaire encore : la saisie de 260 milliards de dollars des réserves de devises étrangères de la Russie, une mesure sans précédent qui a sonné l’alarme dans les capitales étrangères du monde entier quant à leur vulnérabilité par rapport au dollar – et surtout à Pékin. Comme l’a fait remarquer un ancien conseiller de la Banque centrale de Chine : « Si les États-Unis cessent de respecter les règles, que peut faire la Chine pour garantir la sécurité de ses actifs étrangers ? Nous n’avons pas encore de réponse a ce sujet. »
Les interrogations de la Chine ne se limitent pas aux réserves de devises étrangères. La guerre menée par les États-Unis contre l’une de ses principales entreprises, le géant des télécommunications Huawei, a largement porté ses fruits. Washington avait décidé de mettre un terme à l’objectif réaliste de Huawei visant à dominer l’infrastructure 5G mondiale, une ambition qui menaçait directement le contrôle des États-Unis sur les télécommunications mondiales et mettait donc en péril l’empire souterrain.
Les sanctions ont coupé Huawei d’un grand nombre de ses principaux fournisseurs, en particulier du fabricant taïwanais de semi-conducteurs TSMC. En 2021, la part du marché mondial des smartphones détenue par Huawei s’est effondrée de 20 % à 4 %. Des alliés clés des États-Unis, tels que le Royaume-Uni et l’Australie, ont renoncé à lui confier la construction de leurs réseaux 5G. Les États-Unis ont démontré à la Chine qu’ils avaient le pouvoir de limiter son expansion technologique.
Les États-Unis ne se sont pas arrêtés en si bon chemin. Le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, a prononcé un discours en septembre 2022 dans lequel il déclarait que l’objectif de maintenir un « avantage relatif » sur la Chine sur le plan technologique ne suffisait plus. Les États-Unis veulent désormais « une longueur d’avance aussi grande que possible ».
Peu de temps après, Biden a annoncé la plus grande série de sanctions concernant les semi-conducteurs, interdisant à toute entreprise américaine de fournir des composants à un fabricant de puces chinois et faisant pression sur ses alliés pour qu’ils fassent de même. Les puces étant désormais nécessaires pour produire à peu près n’importe quoi, ces sanctions constituent un levier majeur dans la guerre économique en cours.
Les États-Unis semblent convaincus de l’efficacité de ces sanctions. Le 17 janvier, la chaîne CNBC a rapporté que les importations chinoises de puces électroniques avaient chuté de 15,4 % en 2023, les États-Unis prévoyant de nouvelles mesures pour combler les « lacunes » du régime de sanctions.
Cependant, Huawei a annoncé en septembre que son nouveau smartphone contenait une puce à deux nanomètres, soit presque la taille des semi-conducteurs les plus avancés au monde… À Washington, ce fut un tremblement de terre.
On ne sait toujours pas exactement comment Huawei a réussi à se procurer la puce à deux nanomètres et si la Chine est capable de la produire à grande échelle. Mais cette faille dans l’empire souterrain soulève des questions plus larges sur les contraintes et les pièges potentiels que pose cette transformation de la puissance économique américaine en arme internationale.
La machine à sanctions
Comme l’a montré le livre récent de Nicholas Mulder sur l’histoire des sanctions, The Economic Weapon, celles-ci ont curieusement tendance à échouer dans leurs objectifs. Le risque le plus évident réside dans le fait qu’en plaçant une si grande partie de l’économie mondiale sous sanctions – environ un tiers du monde – les États-Unis risquent de fournir aux pays concernés la motivation dont ils ont besoin pour mettre en place des infrastructures financières et technologiques alternatives. Cela peut s’avérer difficile, coûteux et inefficace par rapport au système dominé par les États-Unis, mais offre un horizon d’indépendance.
Selon Farrell et Newman, l’Iran a réagi aux sanctions américaines en recourant à des « intermédiaires, à des détournements et à des paiements en espèces » sur le marché noir, ce qui a généré 80 milliards de dollars d’échanges commerciaux par an. La Chine adopte une approche plus sophistiquée, en développant une monnaie numérique de banque centrale (CBDC) qui a potentiellement pour objectif de faciliter les échanges bilatéraux instantanés, en se passant totalement du dollar.
D’autres risques incluent un « découplage brutal » entre les économies des États-Unis et de la Chine si les sanctions « à la chaîne » venaient à s’envenimer. Une telle rupture pourrait déclencher une récession mondiale qui éclipserait les précédentes en intensité.
Comme le soutiennent Farrell et Newman : « Les États-Unis comprennent beaucoup mieux l’économie mondiale et peuvent la manipuler plus facilement que leurs alliés et adversaires. Pourtant, à mesure que les contradictions s’accumulent, le risque d’un échec catastrophique s’accroît ».
Une fois que l’on s’engage sur la voie des sanctions, où s’arrête-t-on ? Matt Duss, conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, a déclaré aux auteurs qu’il existait désormais un « complexe industriel des sanctions » aux États-Unis, avec des agences chargées de trouver de nouvelles raisons d’en imposer davantage – en particulier lorsque ces dernières n’ont pas été aussi efficaces qu’on l’espérait.
Et lorsqu’une sanction est mise en place, il devient politiquement difficile de la retirer. Une fois que l’économie mondiale a été transformée en arme, il est difficile de faire marche arrière – même si les conséquences de long terme pour l’hégémonie américaine peuvent être létales.
Un empire bienveillant ?
Face à cet empire souterrain, que faire ? Pour Farrell et Newman, l’alternative réside dans « un autre type d’imperium, qui servirait l’intérêt mondial ». Pour un livre imprégné de Realpolitik, cette conclusion est sinon fantaisiste, du moins décevante. La simple idée que l’on pourrait confier à un seul État la mission de mettre en place des outils au service de l’humanité est d’une confondante naïveté. Alors même que les auteurs sont d’une grande lucidité sur «l’interdépendance militarisée » entre les États-Unis et la Chine, et qu’ils soulignent que les responsables américains ont instrumentalisé la peur d’un conflit avec la Chine… précisément pour le faire advenir.
Il n’y aura pas d’empire souterrain bienveillant. Il suffit pour s’en convaincre d’observer les décisions prises par Joe Biden en matière de sanctions, qui ont surtout renforcé celles qui avaient été mises en place par l’administration Trump. L’alternative réside plutôt dans des coalitions diplomatiques altermondialistes, qui défendent la souveraineté des États, favorise les échanges hors dollar et refusent de se conformer aux diktats de toutes les grandes puissances.
Note :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to Dismantle the US Sanctions-Industrial Complex ».