Comment les sondages sont devenus nos maîtres à penser

© Gilly

Omniprésents dans nos sociétés, les sondages semblent faire la pluie et le beau temps dans notre monde politique. À tel point qu’il paraît aujourd’hui indispensable de s’interroger sur leur dangerosité pour nos démocraties représentatives.

En période électorale, les sondages sont partout. Les journaux, les radios, les chaînes d’informations nous abreuvent à longueur de journée de chiffres. « Les élections présidentielles de 2002, 2007 et 2012 avaient donné lieu respectivement à 193, 293 et 409 sondages » indiquait un rapport de la commission des sondages il y a cinq ans. En 2017, on avait une nouvelle fois pulvérisé le record avec 560 études en rapport avec le scrutin. Et tout porte à croire, qu’une fois encore, 2022 pourrait repousser ce seuil.

Pourtant, la pertinence de ces enquêtes, en tant qu’outil démocratique, pose de plus en plus questions. D’autant que leur fiabilité est régulièrement discutée. Depuis toujours, les erreurs commises par les instituts ont été nombreuses, aussi bien en France qu’à l’étranger. On se souvient, par exemple, des présidentielles américaines en 2016. L’immense majorité des établissements états-uniens donnaient alors comme acquis le succès d’Hillary Clinton sur Donald Trump, parfois même avec plus de dix points d’avance. Pourtant, c’est bien l’ancien présentateur de télé-réalité qui a pris la tête du gouvernement. Un autre exemple célèbre est celui du Brexit au Royaume-Uni. La veille du scrutin, les instituts prédisaient encore la victoire du « non » à la sortie des Britanniques de l’Union Européenne. Mais le lendemain matin, c’est bien le Brexit qui a triomphé.

Ce genre de déconvenues n’a pas non plus épargné la France. En 2002, par exemple, pour les présidentielles, tout le monde annonçait le couronnement de Lionel Jospin. Pourtant, au bout du compte, le candidat du PS n’avait même pas franchi le premier tour, surpris par Jean-Marie Le Pen. Scénario semblable aux présidentielles de 2017 lorsqu’Alain Juppé devait facilement emporter les élections nationales. Mais celui-ci n’avait finalement pas réussi à surmonter l’étape des primaires de la droite. En 2020, les sondeurs ont d’ailleurs encore fait fausse route lors des élections régionales en surestimant largement les scores du Rassemblement National qui n’a, en définitive, décroché aucune région. Enfin, tout récemment, Valérie Pécresse a remporté les primaires des Républicains alors que tous les instituts désignaient Xavier Bertrand comme favori. Au terme du processus, ce dernier a pourtant terminé à la quatrième place.

Ces échecs, de plus en plus réguliers, interrogent sur la méthode des sondeurs. Ils posent la question fondamentale de la fiabilité des instituts. Les systèmes utilisés par les professionnels de l’opinion ont parfois de quoi laisser songeur. 

La rentabilité avant la fiabilité

L’élaboration des fameux « panels » revient régulièrement comme le premier sujet de controverse. Les sondages reposent, en effet, le plus souvent, sur un échantillon d’environ 1000 personnes dites représentatives de la population globale. Seulement, comme l’explique une enquête du Monde, la composition de ces ensembles de potentiels électeurs suscite les débats à plusieurs égards. La plupart des sondages se réalisent aujourd’hui sur internet. Bien que ce procédé s’avère plus commode et plus économique, il a le défaut de rendre invisible la partie de l’électorat qui ne dispose pas du web. Et il ne s’agit pas d’un détail, puisque 13 millions de Français utilisent peu ou pas l’outil numérique. 

Si cette pratique s’est malgré tout généralisée, c’est avant tout pour sa forte rentabilité. Aujourd’hui, presque tout est automatisé, quand il fallait hier mobiliser des employés pour téléphoner aux Français ou même aller les rencontrer à leur domicile. Ces anciennes méthodes avaient pourtant l’avantage de contrôler l’identité et les informations concernant les interrogés. Luc Bronner, journaliste du Monde, auteur de l’enquête citée précédemment, a pu ainsi participer à des sondages sous plus de 200 identités différentes. Rien n’empêche donc, par exemple, un jeune cadre de se faire passer pour un ouvrier de classe populaire. Si un seul journaliste a pu prendre 200 identités différentes à lui tout seul, il est aisé d’imaginer ce que pourraient accomplir quelques centaines de militants motivés et bien organisés.

Il faut également noter qu’avec ce système, ce sont les internautes eux-mêmes qui décident de s’inscrire pour répondre aux sondages. Par l’intermédiaire de jeux-concours, ils sont même fidélisés. Ainsi, il paraît clair que des panels constitués de volontaires représentent un biais évident pour une étude par rapport à des groupes composés de personnes démarchées au hasard. Il n’existe en effet aucun moyen pour les instituts de se prémunir contre les faussaires, pas plus que contre les « sondés professionnels » qu’ils soient mal intentionnés ou non.

Des résultats bruts corrigés

Une autre facette méthodologique des instituts de sondages a déjà plusieurs fois déclenché la polémique : il s’agit des « redressements ». Les conclusions des enquêtes ne sont en effet jamais publiées telles quelles. Les employés corrigent d’abord les résultats en fonction de plusieurs critères. Ils peuvent, par exemple, être amenés à réajuster les chiffres si jamais l’échantillon n’est pas assez représentatif de la population française. Ainsi, si le groupe ne contient pas assez de jeunes, alors les réponses des moins âgés seront légèrement amplifiées. On parle ici d’un redressement dit «  sociodémographique ». 

Mais il existe également d’autres types de redressements beaucoup plus subjectifs. Les sondeurs tiennent notamment compte des scrutins précédents pour ajuster les chiffres. C’est ainsi qu’en 2017, certains sondages surévaluaient largement le score de Benoît Hamon en se basant sur les résultats des présidentielles de 2012 de… François Hollande. Les observateurs de l’époque n’avaient d’ailleurs pas manqué de critiquer l’absence de caractère scientifique de cette méthode, d’autant que chaque institut reste libre d’appliquer les coefficients de son choix. Dans ce cas précis, cette prise en compte semblait incohérente tant la crédibilité du PS s’était dégradée dans l’opinion publique entre 2012 et 2017. 

Un système au service des plus forts

L’autre incertitude qui pèse de plus en plus lourd dans les résultats des sondages tient à la difficulté des instituts à jauger l’abstention. En juillet 2021, la France Insoumise accusait notamment les sondeurs de surévaluer l’abstention pour les présidentielles de 2022. Le député européen, Manuel Bompard, relevait dans des enquêtes récentes que des instituts comme IPSOS demandaient à tous leurs sondés d’évaluer leur certitude de voter sur une échelle de 1 à 10. Tous ceux qui ne répondaient pas 10 étaient alors automatiquement retirés du panel et comptabilisés comme abstentionnistes.

Avec cette méthode, ces instituts fournissent des estimations avec un taux d’abstention proche de 50%. Un chiffre jamais vu pour des présidentielles et qui semble hautement improbable. Rappelons par exemple qu’en France sous la cinquième république, l’abstention pour des présidentielles n’a jamais franchi la barre des 29% au premier tour. La base sur laquelle travaillent de nombreux sondeurs en ce moment paraît donc assez peu réaliste. Ce biais aurait, par ailleurs, pour conséquence de « gommer le vote populaire » selon le député insoumis. Et pour cause, la certitude de vote s’avère bien souvent plus forte dans l’électorat aisé et d’âge mûr que chez les jeunes et les classes populaires. 

Les sondages ont en effet la particularité de figer les situations entre les plus forts et les plus faibles, qu’il s’agisse des électorats ou des candidats. En 2017, certaines émissions de télévision n’avaient pas hésité à organiser des débats seulement en présence des candidats les plus hauts dans les sondages. Les temps de parole entre les différents participants étaient également en partie calculés en fonction des enquêtes d’opinion. Le cercle est vicieux puisque les bons sondages permettent d’avoir la parole plus souvent et donc de se faire mieux connaître et d’exposer plus facilement ses propositions. Au contraire, les candidats avec une faible notoriété ont rarement l’occasion de s’exprimer dans les médias et donc de lancer leurs campagnes. Des idées peu populaires et peu répandues dans la société ont ainsi très peu de chances de se mettre en lumière. Dans ces conditions, le système sondagier apparaît comme un verrou qui conforte le modèle en place et les idées dominantes.

Les sondeurs en plein conflit d’intérêts ?

Pour certains, le caractère arbitraire de la méthodologie des sondeurs donne à réfléchir sur leurs intentions. En effet,  il ne faut pas oublier que les instituts restent avant tout au service de clients qu’ils doivent satisfaire. Lorsque l’on parle de sondages politiques, leurs commanditaires sont pour la plupart du temps de grands médias. Or, ces grands médias sont souvent accolés à l’idéologie politique dominante et défendent régulièrement les intérêts de leurs principaux actionnaires tandis que les instituts de sondages majeurs gravitent également dans ces mêmes sphères d’influence.

BVA, par exemple, appartient ainsi au géant de la finance Naxitis, derrière lequel se cachent la Banque Populaire et la Caisse d’Épargne. Elabe, de son côté, est dirigé par Bernard Sananès, un riche entrepreneur, qui n’a jamais dissimulé ses idées libérales. Ancien proche de l’UDF, il a même été, dans les années 90, lobbyiste pour favoriser le travail le week-end. Pareillement, l’institut CSA est une filiale de Havas, groupe publicitaire étroitement lié à la famille Bolloré. Problème, la préférence de Vincent Bolloré pour Éric Zemmour et la droite dure n’est plus à démontrer. L’IFOP, longtemps propriété de la famille Parisot qui fut également à la tête du MEDEF, est aujourd’hui détenu par la famille Dentressangle, 56ème fortune de France. Dès 2007, OpinionWay était, lui aussi, accusé d’une proximité avec la droite notamment pour sa proche collaboration avec le Figaro. Il faut aussi signaler que son directeur, Hugues Cazenave a flirté avec le milieu politique. Dans les années 80, il a ainsi travaillé pour Hugues Longuet, ministre UDF.

Enfin, de 1981 à 2007 IPSOS a été le prestataire officiel de la présidence française. Dirigé par le multimillionnaire Didier Truchot, l’institut a encore signé récemment un nouvel accord avec le gouvernement à hauteur de 4.2 millions d’euros. IPSOS n’a d’ailleurs pas été le seul à parapher de juteux contrats, puisque l’IFOP, BVA, Harris Interactive et Opinion Way se sont également partagés la bagatelle de 11.7 millions d’euros de marché avec l’État français. Si ces liens ne suffisent pas à prouver une influence concrète dans le résultat des sondages politiques, ils n’en éveillent pas moins naturellement les suspicions, dès lors que l’on sait que les méthodes d’ajustement des enquêtes sont laissées à la discrétion des enquêteurs. 

Des élections faussées

Au-delà de ces problématiques, l’influence qu’exercent les sondages sur les électeurs souligne les véritables limites de notre système électif dit « représentatif ». Le mécanisme du vote utile en est d’ailleurs le meilleur exemple. Les candidats en tête des études bénéficient, en effet, d’un appel d’air des électeurs proches de leurs idées. C’est ainsi qu’en 2017, Jean-Luc Mélenchon avait attiré à lui une bonne partie des électeurs de gauche grâce à sa pole position dans les sondages lors des derniers mois. Ce phénomène pourrait d’ailleurs bien se reproduire en 2022. De la même manière, de nombreux électeurs sensibles aux propositions de Jean-Luc Mélenchon s’étaient tournés vers Emmanuel Macron par peur d’un second tour entre François Fillon et Marine Le Pen. 

Cette année encore, les médias rejouent la même partition. Une étude de la fondation Jean Jaurès datée d’octobre 2021, explique que les électeurs de gauche sont tentés de voter Emmanuel Macron pour éviter un deuxième tour entre Marine Le Pen et Éric Zemmour. Les primaires elles-mêmes n’échappent pas à la règle. Ainsi, certains adhérents aux partis concernés choisissent leur champion non plus seulement en fonction de leurs idées, mais également par rapport aux sondages à l’échelle de la France. Lors des primaires des verts de 2021, Yannick Jadot a sans doute, lui aussi, pu bénéficier de ce processus face à Sandrine Rousseau, moins bien placée dans les sondages d’envergure nationale.

Les électeurs ne sont d’ailleurs pas les seuls à prendre très au sérieux les sondages. Même si la plupart des candidats s’en défendent, ils scrutent néanmoins les études et agissent en conséquence. Cette année, les bons sondages ont ainsi pu décider Éric Zemmour à se présenter. Les mauvais, en revanche, semblent avoir convaincu Anne Hidalgo ou Arnaud Montebourg d’appeler à l’union de la gauche. Les politiciens n’ignorent pas les dynamiques – positives ou négatives – que peut déclencher une simple enquête.

Dans cette spirale stratégique, ce sont donc les idées qui sont mises de côté au profit de calculs qui reposent sur une science loin d’être exacte. Selon une étude Cevipof, le vote pour Emmanuel Macron en 2017 s’était ainsi décidé à plus de 57% par défaut plutôt que par adhésion. Tandis que de plus en plus d’électeurs délaissent leurs convictions pour éviter le pire, il devient de plus en plus logique de voir s’installer un pouvoir impopulaire. Si les Français souhaitent retrouver des dirigeants plus en adéquation avec leurs aspirations, la mise à distance des prophéties politiques des sondages au profit de lecture plus attentives des programmes des candidats pourrait bien être une première étape.