Récemment encore qualifié de fleuron industriel français, le navire Atos semble partir à la dérive. Malgré le plan de sauvetage présenté le 9 avril par la direction, son démantèlement ne peut être exclu dans un avenir proche. Ruiné par des acquisitions hasardeuses sous la direction de Thierry Breton, désormais commissaire européen, le groupe a été négligé par l’État pendant des années, alors qu’il prenait l’eau de toute part. Plusieurs des activités d’Atos sont pourtant éminemment stratégiques pour la souveraineté numérique française, ou du moins ce qu’il en reste.
Cybersécurité, supercalculateurs, intelligence artificielle, systèmes de communication ultra-sécurisés, software pour de nombreux services publics (carte vitale, CAF, impôts, centrales nucléaires, armée, EDF…) ou encore hébergement de cloud... Quasi-inconnu du grand public, le groupe Atos est une des dernières gloires de l’informatique français. Sans doute plus pour très longtemps : ces trois dernières années, le groupe a accumulé les pertes financières et sa valorisation boursière a été divisée par dix. Dos au mur, la multinationale a urgemment besoin de cash pour éponger ses dettes colossales. Pour comprendre comment cette entreprise plutôt dynamique s’est effondrée, un petit retour en arrière s’impose.
La folie des grandeurs de Thierry Breton
Après un passage au ministère de l’économie entre 2005 et 2007, où il supervise notamment la privatisation des autoroutes et de France Télécom, Thierry Breton intègre les organes de direction du groupe Atos en 2008. Adoubé par les élites politiques et économiques pour sa reprise d’entreprises en difficulté tels que Bull (supercalculateurs), Thomson (électronique grand public) et France Télécom, son profil ravit les actionnaires. Dès l’annonce de sa nomination en tant que Président directeur général (PDG), le cours en bourse de l’action de l’entreprise grimpe de près de 8 %. Il faut dire que Breton dispose alors déjà d’un solide carnet d’adresses : invité sur le yacht de Bernard Arnault, ce « personnage d’exception » selon Jean-Pierre Raffarin est également proche de François Baroin, d’Alain Minc et de François Bayrou et peut compter sur les liens tissés en tant que senior adviser de la banque d’affaires Rothschild.
Son bilan réel à la tête des entreprises qu’il a dirigées est pourtant moins reluisant. C’est lui qui initie notamment le plan social brutal de France Télécom, amplifié par son successeur Didier Lombard, qui aboutira à une vague de suicides. Au sein de Thomson, qu’il dirige de 1997 à 2002, sa gestion correspond à une embellie de courte durée, mais aussi à des rachats massifs d’autres sociétés que le groupe ne parvient pas à intégrer. Un an après son départ, la société est au bord du gouffre. Un scénario qu’il va reproduire en tant que PDG d’Atos.
Après deux premières années de gestion des affaires courantes d’une entreprise plutôt performante, il initie à partir de 2011 une frénésie de rachats, pour l’essentiel dans le domaine des services informatiques aux entreprises. Le groupe Siemens IT est ainsi racheté en 2011 pour un montant de 850 millions d’euros faisant entrer Atos dans une nouvelle dimension, devenant un acteur de référence de la vente de services informatiques et devant assumer sa taille portée à 70.000 salariés. S’ensuivent les rachats de Bull, Xerox IT, Unify et Anthelio Healthcare Solutions pour des montants successifs de 620 millions, 1,05 milliards, 340 millions et 275 millions d’euros entre 2014 et 2016.
Afin de rassurer les marchés financiers, la direction distribue 2 milliards d’euros à ses actionnaires. Une opération qui fragilise Atos, mais qui ravit la presse financière, notamment la prestigieuse Harvard Business Review, qui classe Thierry Breton parmi les 100 patrons les plus performants du monde en 2017 et en 2018.
La folie des grandeurs de Thierry Breton se poursuit en 2017 : après avoir tenté en vain d’absorber Gemalto (leader mondial des cartes à puces) pour 4,3 milliards d’euros, Atos s’offre l’indien Syntel (services informatiques aux entreprises) pour 3,4 milliards. Cette opération très coûteuse commencera à susciter la circonspection de la place quant à la bonne gestion du groupe et l’accumulation d’une dette devenant préoccupante de jour en jour. Afin de rassurer les marchés financiers et amorcer son désendettement, la direction annonce la cession de sa filiale Worldline (paiement digital), qui donnera lieu à la distribution à ses actionnaires de 23 % de son capital ; un cadeau chiffré à 2 milliards d’euros. Une opération qui fragilise Atos, mais qui ravit la presse financière, notamment la prestigieuse Harvard Business Review, qui classe Thierry Breton parmi les 100 patrons les plus performants du monde en 2017 et en 2018.
Tactique financière contre stratégie industrielle
Les premiers signes de faiblesse apparaissent en 2018, lorsque les rapports annuels de l’entreprise mentionnent un endettement net s’établissant à 4,4 milliards d’euros, plus du double de l’année précédente. Cette explosion de la dette, mise en perspective avec le nombre important d’acquisitions d’entreprises existantes suggère un usage immodéré du levier du crédit pour faire croître démesurément le chiffre d’affaires de l’entreprise. Mais cette croissance est trop rapide pour correctement intégrer les nouvelles entités au sein du groupe.
Par ailleurs, la trajectoire d’Atos est jugée hasardeuse : l’entreprise a opéré plusieurs rachats dans le secteur de l’infogérance (maintenance de parcs informatiques et des serveurs d’entreprise) alors que celui-ci connaissait un ralentissement avéré. En cause, la concurrence toujours plus forte des fournisseurs d’espaces de stockages décentralisés (« cloud ») tels que Microsoft, Amazon ou Google. Malgré la connaissance de la faible rentabilité de cette activité et la volonté énoncée de recentrer ses activités vers des activités plus rentables, Atos annonce en janvier 2021 à la surprise générale sa volonté de racheter le spécialiste de l’infogérance DXC Technologies, lui aussi en perte de vitesse, pour un montant de 10 milliards de dollars.
Face à l’accueil glacial de la nouvelle par les marchés financiers et au rejet de ses comptes par ses commissaires aux comptes moins de 3 mois plus tard compte tenu de la présence d’erreurs significatives de comptabilisation du chiffres d’affaires de plusieurs de ses filiales, le groupe fera finalement machine arrière. En outre, le groupe est contraint de reconnaître à deux reprises (2022 et 2023) que la valeur réelle des entreprises rachetées au prix fort était en réalité bien plus faible que ce qui était inscrit au bilan d’Atos, conduisant au total à une dépréciation des actifs de… 4,4 milliards d’euros. Entre-temps, Thierry Breton avait quitté le navire en 2019 pour rejoindre la Commission européenne, sans prévenir les salariés et vendant d’un seul coût ses actions pour un total de 40 millions d’euros brut, auxquels s’ajoute une retraite chapeau de 14 millions d’euros brut versés sur plusieurs années.
Si Breton rejette toute responsabilité dans la descente aux enfers d’Atos, le fait que la chute du groupe débute peu de temps après son départ laisse planer le doute.
Si Breton rejette toute responsabilité dans la descente aux enfers d’Atos, le fait que la chute du groupe débute peu de temps après son départ laisse planer le doute. Très vite, le navire prend l’eau de toute part : six directeurs généraux se succèdent en à peine trois ans, tandis que les consultations auprès de cabinets de conseil (McKinsey, E&Y, BCG…) ou banques d’affaires (Rothschild) se multiplient. Chargés de proposer des restructurations permettant de remettre l’entreprise sur pied, ces consultants coûtent très chers à l’entreprise : entre 150 et 200 millions d’euros entre 2021 et 2023 selon la CGT Atos.
En 2022, le groupe annonçait devoir se délester dans les quatre années à venir de sa branche Tech Foundations, rassemblant les activités déficitaires, pour se concentrer sur celles en croissance telles que la cybersécurité, la construction de supercalculateurs et l’analyse de données massives (Big data). Si ce choix peut sembler pertinent sur le plan financier, il ne l’est pas sur le plan industriel. Ainsi, il est illogique de vendre un supercalculateur sans pouvoir fournir la prestation d’hébergement des données qui y seront traitées. Finalement, les discussions autour de cette vente n’ont pas abouti, le milliardaire Daniel Kretinsky ayant jeté l’éponge. Les différentes options de démantèlement successivement envisagées ont également recueilli l’opposition de la CGT Atos, qui a présenté un contre-projet chiffré visant à faire du groupe un « véritable socle technologique en matière de souveraineté numérique » française.
Administrateurs fantômes et État attentiste
Au vu du portefeuille de technologies vitales pour l’État détenues par Atos, ce projet semble bien plus pertinent que les manœuvres financières de manageurs court-termistes. Alors qu’EDF vient de faire appel à Amazon pour héberger une partie du système d’information consacré aux pièces de son parc nucléaire, ravivant les craintes d’un nouvel espionnage industriel issues de l’affaire Alstom, Atos dispose par exemple de nombreux outils essentiels, des centrales nucléaires au compteur électrique intelligent Linky, à travers sa filiale Worldgrid. La filiale BDS dispose quant à elle d’une activité de pointe en matière de cybersécurité, suscitant un premier temps l’intérêt d’Airbus qui s’est rapidement retiré. D’autres filiales fournissent les supports des téléphones sécurisés des armées françaises ou encore des systèmes informatiques régissant le fonctionnement des remboursements de l’assurance maladie, de la CAF, des douanes et du site internet permettant à l’état de prélever l’impôt.
Malgré l’importance stratégique de ces technologies et le fait que les péripéties boursières sont connues depuis 2018, l’État a maintenu un désintérêt constant pour la santé du groupe. Une inaction d’autant plus troublante étant donné la présence d’un allié de taille au sein du conseil d’administration entre novembre 2020 et novembre 2023 : l’ancien Premier ministre Edouard Philippe. Rémunéré plus de 70.000 euros par an pour suivre l’activité d’Atos, il semble s’être contenté d’assister passivement à la spectaculaire division par dix du prix de l’action du groupe.
Rémunéré plus de 70.000 euros par an pour suivre l’activité d’Atos, Edouard Philippe semble s’être contenté d’assister passivement à la spectaculaire division par dix du prix de l’action du groupe.
Fin 2023, plusieurs parlementaires de tous bords finissent néanmoins par saisir le taureau par les cornes. Un amendement du député socialiste de l’Eure Philippe Brun pour nationaliser les filiales Worldgrid et BDS est voté en commission des finances pour éviter de voir ces technologies critiques passer sous pavillon étranger. Préférant s’en remettre à la main invisible du marché, le gouvernement s’oppose farouchement à cette proposition et censure l’amendement lors du passage en force du budget 2024 via le recours à l’article 49-3 de la Constitution. Début avril 2024, une nouvelle offre de rachat est annoncée par la direction. Portée par l’actionnaire principal d’Atos David Layani et soutenue par le fonds de private equity Butler Capital Partners – créé par un énarque passé chez Goldman Sachs – celle-ci est présentée par ses promoteurs comme la seule option « au service de la souveraineté européenne et de la défense de nos intérêts nationaux ». Une affirmation qui ne manque pas d’air venant d’un pur financier et d’un chef d’entreprise qui use des mêmes méthodes que Breton pour faire grossir son groupe.
Finalement, sous la pression d’un scandale grandissant en pleine campagne européenne, et alors que Thierry Breton se verrait bien remplacer Ursula Von der Leyen à la tête de la Commission européenne, le gouvernement finit par réagir. Le 28 avril, Bruno Le Maire envoie une lettre d’intention annonçant l’intérêt de l’État pour racheter les activités jugées stratégiques, par l’intermédiaire de l’Agence des Participations de l’État. Les supercalculateurs utilisés pour simuler les essais nucléaires français, les serveurs liés à l’intelligence artificielle, l’informatique quantique et divers produits de cybersécurité seraient concernés, pour un coût total compris entre 700 millions et un milliards d’euros. Si le revirement total du gouvernement sur ce dossier est une bonne nouvelle, la nationalisation n’est pas encore faite. Par ailleurs, elle illustre une nouvelle fois le fameux adage « collectivisation des pertes, privatisations des profits ». Espérons néanmoins qu’elle serve de leçon pour éviter de reproduire encore les mêmes erreurs à l’avenir.