Conflit tigréen : l’Éthiopie fracturée par une guerre civile permanente

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Miliciens de la région d’Amhara en partance pour combattre les forces tigréennes © Tiksa Negeri

Le mercredi 4 novembre 2020, enveloppé dans une épaisse doudoune noire, Abiy Ahmed, Premier ministre éthiopien, se présente devant les micros de la chaîne nationale ETV. Il annonce solennellement le lancement d’opérations militaires dans la région dissidente du Tigré à l’extrémité nord du pays et décrète un état d’urgence local. Déjà, la rhétorique guerrière inquiète les défenseurs des droits de l’homme. S’engage alors un conflit sanglant entre le gouvernement fédéral et l’influent Front de libération du peuple du Tigré. Comment expliquer le glissement des tensions politico-ethniques anciennes vers un état de guerre civile ?

Jusqu’à l’implosion 

Quelques éléments d’ordre factuel et chronologiques s’imposent. En mars 2020, alors que la planète saisit peu à peu l’ampleur du drame humain, économique et social qui s’annonce, compte tenue de la pandémie, le pouvoir central éthiopien reporte sine die les élections législatives et régionales prévues pour août. Le motif sanitaire ne convainc pas les autorités tigréennes qui voient dans ce report une manœuvre politique. Cité par le Financial Times [1], Getachew Reda, membre du comité exécutif du Front de libération du peuple du Tigré [FLPT] maintient : «  Nous avons toutes les raisons de croire que les gens à Addis-Abeba se servent du coronavirus comme prétexte pour repousser les élections et ne sont pas intéressés par la poursuite des réformes, mais par le fait de prolonger indéfiniment leur mainmise sur le pouvoir. »

Carte administrative de l’Ethiopie © One work

Fin octobre, les responsables de la région séparatiste déclarent ne plus reconnaître le Premier ministre Abiy Ahmed. Le deuxième pays le plus peuplé d’Afrique, avec ses quelque 110 millions d’habitants, s’enfonce semaine après semaine dans un conflit larvé. Bien décidés à ne pas renoncer à leur droit d’éligibilité, les leaders tigréens organisent leur propre scrutin. Le 9 septembre les électeurs se pressent devant les bureaux de vote, 3 millions d’inscrits sont attendus sur les 6,6 millions de Tigréens que compte la région. Le FLPT, incarné par le chef de parti Debretsion Gebremichael, sort vainqueur en remportant 152 des 190 sièges de députés du parlement régional. La réaction d’Addis-Abeba ne se fait pas attendre. Les fonds publics vers le Tigré sont gelés et les élections aussitôt considérées comme illégales.

Après le temps des provocations et des joutes verbales, l’Éthiopie bascule dans la violence. Le 4 novembre, Abiy Ahmed envoie l’armée pour « rétablir l’ordre constitutionnel », estimant la « ligne rouge » franchie après l’attaque en pleine nuit d’une caserne de l’armée éthiopienne à Mekele, la capitale du Tigré. D’aucuns estiment que l’offensive a volontairement été déclenchée alors que tous les regards convergeaient vers les élections américaines. 

La décision interpelle la communauté internationale et les experts. David Ambrosetti, chercheur au CNRS au laboratoire Afriques partage ses craintes au micro de France 24 [2] : « [nous avons] toutes les raisons d’être inquiets de ce que l’on observe. » Beaucoup s’interrogent aussi sur l’auteur de cette décision : Abiy Ahmed, lauréat 2019 du Prix Nobel de la Paix, applaudi pour avoir réconcilié l’Éthiopie et sa voisine l’Érythrée.

Le 22 novembre, les représailles se poursuivent et le Premier ministre donne 72 heures aux forces de la région éthiopienne du Tigré pour se « rendre pacifiquement » et qualifie cette offre de « dernière chance ». Il menace de lancer l’assaut contre Mekele et ses 500 000 habitants. Trois jours plus tard, l’ultimatum expire et Abiy Ahmed lance l’« offensive finale » sur la capitale tigréenne. Depuis, et malgré l’intervention humanitaire onusienne, la région reste sous très hautes tensions.

Bien au-delà des enjeux électoraux, il faut remonter dans le temps pour analyser les tensions politico-ethniques anciennes et saisir ce qui a progressivement conduit l’Éthiopie vers une guerre civile.

Causes profondes

Montagneuse, semi-aride et fréquemment confrontée aux pénuries d’eau, la région du Tigré ne possède pas de ressources importantes ou de valeur économique particulière. Elle fait pourtant l’objet d’une attention particulière par les dirigeants éthiopiens, pour des raisons militaires. À ce titre, l’International crisis group (ICG) publie en octobre 2020 un rapport [3] indiquant que plus de la moitié des forces armées fédérales du pays se trouve dans le quartier général du commandement du nord de la région. Toutefois ces éléments d’ordre essentiellement stratégiques ne sauraient expliquer à eux seuls la singularité tigréenne, et ce qui mène à la crise actuelle.

L’histoire du Tigré alterne entre des phases de pouvoir et d’influence et des périodes de marginalisation. À la fin du XIXème siècle et au début du XXème, après le règne du dernier empereur d’origine tigréenne, Yohannes IV (1872-1889), les Tigréens sont lentement mis à l’écart au profit du peuple Amhara, sur lequel s’appuient ses successeurs pour imposer des politiques de modernisation du pays.

L’année 1974 marque ensuite un tournant majeur, le Derg – Gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste – renverse l’empereur Haïlé Sélassié Ier, au pouvoir depuis plusieurs décennies, dont six années lors de la colonisation italienne.  Le coup d’Etat de 1974 marque le début d’une longue période de guerres civiles et de la dictature militaro-marxiste du colonel Mengistu Hailié Mariam, tandis que l’Érythrée, complètement intégrée à l’Éthiopie depuis 1962, continue de réclamer avec ferveur son indépendance. Le 28 mai 1991, devenu depuis jour de fête nationale, les forces du Derg sont finalement, elles aussi, évincées du pouvoir sous la contrainte tigréenne, activement soutenue par le Front populaire de libération de l’Érythrée unie (FPLE). Preuve que les histoires nationales des deux voisins sont étroitement liées.

C’est précisément dans ces années-ci que l’influence du FLPT se constitue. Créé en 1975 sous l’appellation ONT – Organisation nationale du Tigré – il s’impose comme la principale force politique du pays [4]. A la tête de la coalition du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE) le parti tigréen se maintient au pouvoir élections après élections et monopolise les postes clés. Moqué et sous-estimé quelques années auparavant, le FLPT tient alors fermement les rênes du pays sous la houlette de Méles Zenawi, d’abord chef du gouvernement de transition entre 1991 et 1995, puis Premier ministre jusqu’en 2012.

L’Érythrée, forte de son indépendance obtenue en 1993, s’engage en 1998 dans une guerre contre l’Éthiopie au sujet de la zone frontalière commune. Asmara accuse Addis-Abeba, frustrée d’avoir perdu son unique façade maritime, d’avoir modifié le tracé de la frontière resté flou depuis la proclamation du nouvel état érythréen. Deux ans d’affrontement, 80 000 morts et un accord de paix plus tard, le traumatisme et les rancunes continuent d’animer les deux camps. Ce n’est qu’en 2018, en présence du secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, que le tout nouveau Premier ministre Abiy Ahmed parvient à ce qui semble être alors une véritable pacification avec la signature d’accords renouvelés.

Si l’Érythrée n’intervient officiellement pas dans le conflit actuel, les Tigréens crient à l’ingérence. L’ancien ministre de la Défense érythréen, Mesfin Hagos, indique dans un article publié sur le site d’African Arguments [5] début décembre 2020 qu’Asmara a déployé quatre divisions mécanisées et sept divisions d’infanterie sur le sol éthiopien. De même, Debretsion Gebremichael, président du FLPT, accuse les formes armées érythréennes d’avoir dirigé ses tirs vers la ville frontière d’Humara à l’extrême nord-ouest du Tigré. Pourquoi les alliés d’autrefois, unis pour chasser le Derg du pouvoir en 1991, se détestent-il réciproquement aujourd’hui ? Martin Plaut chercheur sur l’Érythrée à l’université de Londres [6] évoque « une alliance de circonstance ». Celle-ci « n’a jamais suffi à gommer les fortes divergences idéologiques et tactiques ».

2018 marque une nouvelle rupture sur la scène politique, économique, diplomatique éthiopienne. Abiy Ahmed, issu du groupe ethnique majoritaire des Oromos, est élu Premier ministre. Rapidement, il s’illustre comme un réformateur et pacificateur. Libération de prisonniers politiques, fin de la guerre avec l’Érythrée, apaisement des relations inter-ethniques, le nouveau dirigeant convainc les Éthiopiens, épuisés par des années d’instabilité régionale. Seuls les irréductibles Tigréens, écartés du pouvoir dont ils s’étaient accommodés pendant plusieurs décennies, s’opposent au Premier ministre jugé coupable de vouloir imposer une unité nationale trop centralisée.

En effet, l’histoire de l’Éthiopie est aussi celle de ses ethnies, quatre-vingts au total. L’Etat fonctionne selon un système ethno-fédéral institué par la Constitution de 1995. Mais plusieurs régions revendiquent plus ou moins ouvertement leur autonomie. D’après le recensement de 2007, les Oromos et Amharas représentent respectivement 36,7 et 23,3% de la population, suivis de loin par les 6 % de Tigréens. Les conceptions et socles politiques des trois populations s’opposent. Les Amharas se fondent sur l’armée et l’Eglise orthodoxe, les Tigréens sur la communauté et les Oromos s’inspirent du système démocratique occidental.

Longtemps les Oromos et les Tigréens sont marginalisés par la culture dominante amhara. Le FLPT renverse l’équilibre des forces ethniques lors de sa prise de pouvoir dans les années 1990, avant d’être à son tour éclipsé par les Oromos, incarnés par Abiy Ahmed, et les affrontements entre ethnies sont fréquents. En mai 2020, Amnesty International fait état d’exactions répétées entre décembre 2018 et 2019 dans les régions d’Amhara au nord-est et d’Oromia à l’ouest et au sud [7].

Aussi, les ethnies éthiopiennes se déchirent dans une lutte politique acharnée, laquelle a conduit au récent conflit. Quelles en sont les conséquences concrètes pour les Éthiopiens et quelles sont les perceptives d’avenir ?

Crise politique, crise humanitaire

La possibilité de dresser un bilan a longtemps été empêchée par des restrictions d’accès aux zones de conflits pour les journalistes comme pour les humanitaires. La Commission éthiopienne des droits de l’homme peine à suivre le rythme des massacres. En effet, cet organisme indépendant rattaché au gouvernement fait état d’au moins 600 morts au 25 novembre, dus en grande partie au massacre de Mai Kadra, localité du Tigré, le 9 novembre. Mais aucune conclusion définitive ne semble pour l’instant avoir été rendue tant le travail d’enquête est complexe. Le conflit déclenche aussi un phénomène massif : l’exode des populations tigréennes vers le Soudan voisin : 43 000 réfugiés, selon le porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies, pour les réfugiés Babar Baloch, lors d’une conférence de presse le 27 novembre, 50 000 au 13 décembre. L’ONU craint que ce chiffre explose dans les mois à venir, allant jusqu’à 300 000. La famine s’installe et aggrave un peu plus le drame humanitaire alors que les invasions répétées de criquets pèlerins et la pandémie de coronavirus avaient déjà placé les populations dans une situation de grande fragilité.

Finalement, l’ONU parvient, difficilement, à faire signer deux accords successifs avec l’Éthiopie pour organiser l’acheminement de l’aide humanitaire. Le second, conclu le 9 décembre, assure, selon Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, « un total accès à l’ensemble du territoire et une pleine capacité de débuter des opérations humanitaires fondées sur des besoins réels et sans aucune discrimination possible ». Or, le 14 décembre, les ONG, parmi lesquelles Médecins sans Frontières ou les équipes du Programme alimentaire mondial de l’ONU, se plaignent encore du difficile accès au Tigré. L’évaluation de l’ampleur de la crise reste, à ce stade, une opération vaine.

Le 28 novembre dernier Abiy Ahmed annonce avec assurance la prise de Mekele et la fin des opérations militaires dans la région. Mais rien ne semble pouvoir arrêter les rivalités et les violences politico-ethniques. 207 résidents de Metekel, situé dans la région du Benishangul-Gumuz, n’ont pas survécu à l’attaque du 23 décembre. Si les dirigeants locaux accusent les membres de l’ethnie Gumuz motivés par des facteurs ethniques, les auteurs du massacre n’ont pas encore été clairement identifiés.

Plus de quatre mois après le début de la crise, le conflit perdure. Les médias français semblent s’être désintéressés de la question. Pourtant les rapports des ONG sur place alertent toujours sur le difficile accès au Tigré, et ce par manque d’autorisations officielles. L’ONU estime que 2,3 millions de personnes ont besoin d’aide [8].

Les observateurs font aussi état d’incendie, d’exactions et de crimes de guerre. Des images satellites capturées par Planet Labs révèlent notamment la destruction d’un entrepôt d’aide alimentaire.

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Tout porte à croire que le pays reste largement fragmenté et déchiré en son sein par des tensions politico-ethniques anciennes. Les rêves de paix du Premier ministre porteurs d’espoir en 2018 sont régulièrement balayés par des affrontements locaux et risque de l’être encore pendant une durée incertaine. Le conflit au Tigré n’a fait que rappeler violemment cette réalité.

Sources :

[1] https://www.ft.com/content/47dbdd67-0ad2-4c94-9055-075eb5bb9517

[2] https://www.france24.com/fr/afrique/20201110-en-%C3%A9thiopie-un-conflit-politique-qui-tourne-%C3%A0-la-guerre

[3] https://www.crisisgroup.org/africa/horn-africa/ethiopia/b162-steering-ethiopias-tigray-crisis-away-conflict

[4] https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2016-2-page-5.htm

[5] https://africanarguments.org/2020/12/eritreas-role-in-ethiopias-conflict-and-the-fate-of-eritrean-refugees-in-ethiopia/

[6] https://www.lefigaro.fr/international/ethiopie-asmara-dans-l-ombre-du-conflit-au-tigre-20201208

[7] https://www.amnesty.fr/presse/thiopie-viols-excutions-extrajudiciaires-et-maison

[8] https://news.un.org/fr/audio/2021/02/1088702

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