Contre l’atlantisme, il faut sauver l’accord iranien !

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.

Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.

L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.

« Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »

La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.

Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.

Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.

Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.

« Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »

Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.

Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.

Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.

Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.

Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».

« L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »

Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.

La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.

Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.

Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».

On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.

Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.

« Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »

Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».

Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.

 

[1] http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-conjointe-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-de-la-premiere-ministre-theresa-may-et-de-la-chanceliere-angela-merkel/

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