Contre le grand débat macronien, la leçon démocratique des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Annoncé le 18 décembre dernier lors d’une allocution du président Macron en réponse au mouvement des gilets jaunes, le grand débat national est donc lancé depuis bientôt un mois. En encadrant l’envie débordante d’expression démocratique mise en avant par les Gilets jaunes, l’exécutif espère ainsi trouver un peu de répit avant l’échéance électorale des européennes. Mais le peu d’enthousiasme pour ce grand débat pourrait vite le détromper, tout comme il constitue une opportunité pour le mouvement de contestation de se solidifier davantage.   


“À l’initiative du Président de la République, le gouvernement engage un grand débat national sur quatre thèmes qui couvrent des grands enjeux de la nation : la fiscalité et les dépenses publiques, l’organisation de l’État et des services publics, la transition écologique, la démocratie et la citoyenneté.” Par ces mots, qui figurent sur la page d’accueil du site gouvernemental consacré à ce grand débat national, le gouvernement donne suite à l’annonce faite par le président Macron le 18 décembre dernier, en organisant sur l’ensemble du territoire ce qu’il définit comme une “concertation d’ampleur nationale, qui a pour objectif de redonner la parole aux Français sur l’élaboration des politiques publiques qui les concernent”.

Complété par la désormais fameuse lettre présidentielle adressée aux Français et une distribution de “kits d’organisation et de présentation” dans les mairies qui doivent l’accueillir, il semble cependant que ce grand débat ait déjà du plomb dans l’aile. De la polémique autour du coût de son organisation, à la suspicion qu’il ne soit en fait qu’une campagne déguisée de La République en Marche pour les prochaines élections européennes, il est même évident qu’il soit passé à côté de son objectif. Preuve en est : le boycott revendiqué de ce débat par les principales figures du mouvement des gilets jaunes, et le succès de la plateforme alternative appelée “le Vrai débat”.

Comment expliquer dès lors, malgré un travail médiatique construisant l’image d’un débat pacifié comme catharsis face aux violences des dernières manifestations, et celle d’un président prêt à mouiller la chemise plusieurs heures durant face à des assemblées de maires, que l’engouement ne soit pas au rendez-vous (seulement 27% des Français comptent ainsi y participer) ? Sans doute parce que les Français, et parmi eux les Gilets jaunes, n’ont pas la mémoire si courte.

Le “grand débat”, une formule déjà usée

Du débat sur l’aménagement du territoire organisé en 1993 par le gouvernement d’Édouard Balladur au grand débat polémique de 2009 sur l’identité nationale voulu par Nicolas Sarkozy, sans oublier encore les débats plus confidentiels de la présidence de François Hollande sur les vaccins ou la transition énergétique, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement en proie à la contestation – ou plus simplement jugé en manque de contact avec les Français – annonce l’organisation d’une grande consultation démocratique. Relevant la plupart du temps de l’effet d’annonce, et rarement suivi de changements institutionnels (mis à part la loi Fillon de 2005 dans la foulée d’un grand débat sur l’éducation), le grand débat à l’échelle nationale semble cependant être une idée relativement nouvelle en France. Profondément reliée à l’érosion du cadre politique et démocratique depuis plusieurs décennies, elle se fonde sur ce que le philosophe allemand Habermas appelle une “éthique de la discussion”. Cette éthique entend placer par-dessus tout la recherche du compromis au-delà des intérêts particuliers des participants à la discussion, et dynamiser ainsi une démocratie libérale considérée comme un horizon indépassable (ceci explique au passage le succès des thèses d’Habermas dans le cadre de la construction européenne). Une démocratie, donc, dont le peuple n’est alors plus totalement considéré comme étant le souverain au sein d’un Etat-nation, et que l’on ne reconnaît pas comme une entité rationnelle, mais plutôt comme le public d’une discussion : un public multiple, à la rationalité limitée, et qui doit être encadré notamment par des experts, tout comme il doit encadrer en retour l’action des institutions auxquelles il est attaché.

Derrière la mise en scène de la participation populaire au processus de décision politique à travers une telle discussion, on comprend que ce grand débat cache une conception de la démocratie conçue par les gouvernants et les spécialistes qui les accompagnent, comme un art du contournement et du détournement. Une “démocratie d’élevage” selon le terme de Laurent Mermet, où gouverner n’est plus seulement choisir mais aussi ne pas choisir, selon un calcul avantages/coûts emprunté à l’économie libérale. Cette mise en scène, dont l’autre objectif est de réalimenter la légitimité du pouvoir macronien en rejouant aux quatre coins de la France le récit qui l’avait mené à la victoire en 2017, a au final l’effet inverse au moment où le besoin quasi pathologique du président de la République de faire des petites phrases a tendance à faire tomber les masques.

Un macronisme à bout de souffle et débordé

Devenu le principal promoteur de ce grand débat national dans un cadre taillé pour lui par la Commission nationale du débat public et les éditorialistes des plateaux télévisés, le président Macron prend en fait un risque important. En se mettant sous les projecteurs au contact de cette France qui a voté pour lui, et qui aujourd’hui soutient majoritairement les gilets jaunes, il joue ainsi un jeu d’équilibriste entre la figure de grand dynamiteur de la scène politique (qui l’a mené au pouvoir) et celle du président jupitérien planant au dessus des contingences, comme les institutions le lui permettent. Un “en même temps” dont Emmanuel Macron a fait sa signature et qui lui permet encore de faire mouche auprès de sa base, malgré les sorties régulières et destructrices du point de vue communicationnel auxquelles il se livre dans la presse.

Mais loin de ressusciter l’engouement de la campagne de 2017, cette participation du président au débat à travers la France révèle en fait l’usure d’un pouvoir incapable de se remettre en question, et surtout l’usure d’une langue macroniste qui tourne à vide. Preuve en est, le récent appel désespéré à l’implication de la jeunesse dans le grand débat, après avoir pourtant affirmé il y a quelques mois à cette même jeunesse qu’elle devait avoir un diplôme avant de vouloir exister…

Cette usure dévoile le logiciel cassé, autant idéologiquement – celui du néolibéralisme – que politiquement – celui de la Ve République –  de ce pouvoir macroniste engagé dans une fuite en avant mêlant autoritarisme et complotisme de bas étage, mâtiné d’une langue technocratique réduisant le débat attendu par les Français à un choix superficiel entre différents postes de dépenses publiques, à alimenter ou non.

S’il entérine l’échec du macronisme, le grand débat a cependant pour deuxième effet de révéler l’intelligence politique profonde du mouvement des Gilets jaunes. En effet, ce dernier a bien compris l’opposition en train de se préciser autour de la conception de la démocratie, dont il amorce véritablement un débordement salutaire -comme le montrent les sept propositions ayant émergé en direct sur le plateau de Cyril Hanouna face à une Marlène Schiappa déconfite. Refusant de se laisser piéger par les cahiers de doléances des mairies, le mouvement a donc organisé sa propre plateforme, intitulée “le Vrai débat”. S’appuyant sur les mêmes outils que ceux fournis au gouvernement par la Commission nationale du débat public pour l’organisation du grand débat, le Vrai débat propose une réflexion autour de sept thématiques sur lesquelles tout un chacun peut écrire une proposition détaillée, voter à propos de l’une ou l’autre, ou s’exprimer librement. La plateforme met ainsi en avant une volonté d’interaction et de transparence absente de celle du grand débat gouvernemental, où la participation se fait majoritairement sur des sujets techniciens de fiscalité et dépenses publiques quand la thématique démocratique est celle qui mobilise le plus sur le Vrai débat.

Par le fond et par la forme que prend cette organisation alternative, portée par un mouvement qui depuis ses origines refuse les cadres établis, se dessinent les contours d’une autre rationalité, radicalement démocratique.

L’appel de Commercy, une déclaration démocratique

Une rationalité qui s’est exprimée les 26 et 27 janvier dernier à Commercy dans la Meuse où, répondant à l’appel d’une coordination des Gilets jaunes locaux, plus de 60 délégations venues de toute la France se sont réunies. Qualifié “d’assemblée générale des assemblées générales”, le rassemblement de Commercy a mené deux jours durant des débats intenses, retransmis en direct sur les réseaux sociaux, et notamment sur la question de la légitimité et de l’organisation de cette assemblée qui sont la matière même du politique. Guidés par la conscience d’être au centre de l’attention générale et par le souci d’être à la hauteur des enjeux, les Gilets jaunes de Commercy ont ainsi rédigé l’un des textes clés de ce mouvement.

À la fois cri de révolte et appel à la solidarité, l’appel de Commercy affirme, par les valeurs et les engagements qu’il proclame, un discours en totale opposition à la froideur d’un grand débat national qualifié “d’entourloupe” et de campagne de communication du gouvernement. S’il constitue un texte profondément politique, c’est que la matière de cet appel de Commercy est aussi tissée par les liens sociaux entre ses rédacteurs, liens sociaux qui définissent une autre dimension de la rationalité de ces Gilets jaunes : celle de l’affect, une dimension que Frédéric Lordon propose de voir comme l’étoffe même du politique.

Dans cette dimension, le souci de soi et des siens guide l’action politique des individus qui refusent l’image bestiale et séditieuse qui leur est apposée par l’État (et ses renforts médiatiques), désormais incapable d’ordonner ces affects dans un sens qui lui est favorable. Comme le montre l’importance prise ces dernières semaines par les visages et les corps des victimes de la répression au LBD et à la grenade de désencerclement, l’émulation des affects au sein du mouvement des Gilets jaunes se fait dorénavant dans un sens diamétralement opposé à la puissance de l’État. L’indignation face à une répression dont la brutalité ne cesse d’être soulignée est ainsi devenue semaine après semaine le principal moteur de cette émulation. Un moteur d’une redoutable efficacité dans une société aussi densément médiatisée, et dont les Gilets jaunes parviennent à tirer parti. De plus, la quête d’inclusivité du mouvement à d’autres parties de la société qui ne se sentaient pas concernées par celui-ci, participe elle aussi de cette dynamique profondément démocratique. Indignation et inclusivité dessineraient alors un horizon d’affects puissants et efficients, capable de mettre à bas celui promu par le pouvoir de l’Etat.

On voit donc qu’ayant conquis ses propres espaces, son propre langage, son propre public et ses propres revendications, le “vrai débat” mené par les gilets jaunes a toute possibilité de devenir le débat majoritaire au sein de la société française. Il en émane un besoin d’expression collective pour rompre l’isolement politique et social que n’arrêteront aucune répression ni aucune concertation. Même si des divisions internes – notamment autour de la question du lien avec les organisations syndicales, qui se fait jour à la fin du texte de Commercy – ne sont pas à minimiser, le mouvement est devenu trop grand pour être absorbé par le pouvoir macroniste. Celui-ci, n’ayant plus la légitimité de la parole démocratique et de son organisation, n’aura bientôt plus qu’une seule issue raisonnable : se taire et laisser le peuple parler.