Croatie : « il n’y a pas d’alternative » à l’entrée dans la zone euro

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Siège de la Banque centrale européenne à Francfort, Allemagne © Risorgimento Socialista

Cette semaine a été annoncé que la Croatie allait rejoindre la zone euro. L’adhésion à la monnaie unique a été largement décrite, dans la presse croate et européenne, comme une décision quasiment inévitable. Peu importent les problèmes structurels de la zone euro. Peu importe le caractère anti-démocratique d’une Banque centrale indépendante des États. Peu importe le dumping social induit par l’Union européenne, dont cette nouvelle adhésion à la zone euro marquera une nouvelle étape : la Croatie doit adopter la monnaie unique. Il n’y a pas d’alternative, ni pour les Croates ni pour les autres peuples européens... Par Mislav Žitko, traduction d’Alexandra Knez.

Il y a dix ans, la zone euro était confrontée à une profonde crise économique qui a constitué un défi inégalé depuis la création de la monnaie unique au tournant du millénaire. Cette crise a révélé au grand jour les déficiences économiques de l’Union et ses tendances antidémocratiques.

La zone euro a depuis connu une série de réformes, dont la mise en place du Mécanisme européen de stabilité, destiné à atténuer les risques liés au marché des obligations d’États et à offrir un soutien (conditionnel) aux États-membres confrontés à des difficultés financières. Divers mécanismes ont également été introduits avec l’idée de créer un espace bancaire commun et d’accroître le pouvoir de surveillance de la Banque centrale européenne (BCE) pour faire face aux contradictions qui pourraient menacer la stabilité du système bancaire européen. Sur le plan budgétaire, plusieurs règles et mécanismes divers ont été incorporés dans le Pacte de stabilité et de croissance déjà existant, poussant les États-membres de la zone euro – du moins nominalement – dans un carcan macroéconomique encore plus serré.

Malgré ces mesures, les contradictions et les tensions sous-jacentes clairement visibles lors de la première crise de la zone euro de 2010 à 2015 n’ont jamais été résolues. Portée par la pandémie du COVID-19 et la guerre en Ukraine, une situation économique fragile est apparue, caractérisée par une perturbation des chaînes de production mondiale et la hausse des prix de l’énergie. Cette situation a, par ricochet, engendré des pressions inflationnistes dans la zone euro et à travers l’Union européenne dans son ensemble. Dans le contexte actuel d’une stagflation qui ne dit pas encore son nom, la BCE s’oriente – comme on pouvait s’y attendre – vers un resserrement de sa politique monétaire, tandis que les programmes d’achat d’actifs sont également en cours de révision.

Ainsi, alors que la croissance économique est menacée et que les prix augmentent, les « vieilles divisions » entre pays créanciers et pays débiteurs redeviennent visibles – cette fois avec des effets peut-être encore plus dévastateurs. Il reste à voir comment les pays périphériques de la zone euro pourront faire face aux politiques anti-inflationnistes préparées au plus haut niveau politique européen dominé par l’Allemagne.

Compte tenu de tous les défauts structurels et des risques contingents, un esprit ingénu aurait pu s’attendre à ce que l’élargissement de l’Union monétaire européenne soit stoppé, au moins temporairement. Pourtant, le processus d’élargissement se poursuit. Le 12 juillet, la Croatie a bien été annoncé comme le vingtième membre du club, adoptant la monnaie au 1er janvier de l’année prochaine, la Bulgarie devant suivre dans un avenir proche.

Pourquoi s’arrêter en si bon cours ? Un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale – la Pologne, la Hongrie et la République tchèque – poursuivent depuis de nombreuses années une stratégie attentiste quant à l’acceptation de la monnaie commune, invoquant, entre autres, des niveaux inadéquats de convergence des prix et des salaires et des difficultés à protéger et à promouvoir les intérêts de leurs industries manufacturières nationales.

Le fait que certains pays post-socialistes restent assez réticents à entrer dans la zone euro, alors que d’autres se préparent activement à introduire l’euro, souligne la nature multidimensionnelle et changeante de la périphérie européenne. La Croatie, le membre le plus récent de la zone euro, ressemble davantage, à certains égards, aux économies du secteur tertiaire de l’Espagne et de la Grèce qu’à celles de la République tchèque ou de la Pologne, axées sur le secteur manufacturier. Pourtant, ce nouvel élargissement de la zone euro ne peut être défini seulement à travers une question de coûts et d’avantages économiques…

L’adhésion à la zone euro dans la douleur

Analysons d’abord en détail l’aspect économique. La trajectoire économique de la Croatie a été marquée par un degré relativement élevé d’euroïsation des crédits et des dépôts – et donc par l’utilisation de facto de l’euro aux côtés de sa monnaie nationale comme moyen de paiement, unité de compte et réserve de valeur. Cela a conduit à un espace monétaire fragmenté et à une asymétrie des devises qui s’est avérée périlleuse, en particulier pour les ménages endettés, y compris ceux qui ont contracté des prêts en francs suisses. À la recherche de prêts immobiliers et de crédits à la consommation plus abordables, de nombreux ménages se sont retrouvés à devoir jongler avec deux, voire trois devises, car ils percevaient leurs revenus dans la monnaie nationale, la kuna, tout en payant leurs échéances de prêts et crédits divers en euros et autres devises étrangères.

La forte appréciation du franc suisse à la suite de la crise économique mondiale de 2008 a plongé de nombreux ménages croates dans un profond désarroi financier. Les clauses d’indexations et les taux ajustables sont entrés en jeu et ont transformé les accords de prêt précédents en véritables véhicules de faillite. Ces effets de la fragmentation monétaire ont rendu plus tangibles les risques liés au crédit et au taux de change. L’idée que l’adhésion de la Croatie à la zone euro éliminerait une partie substantielle de ces risques est devenue un argument de poids, réitéré à maintes reprises pendant que les régulateurs préparaient la population au changement de régime monétaire. La Banque nationale croate a en effet lancé une campagne promotionnelle à ce sujet en 2018, avec des responsables de premier plan jouant un rôle ouvertement politique. Tout au long de cette période, l’adhésion à la zone euro a été présentée comme une réussite économique et politique majeure, ainsi que la garantie d’une future prospérité économique. Le message du gouverneur Boris Vujčić, le jour de la confirmation de l’entrée dans l’euro, était de même nature qu’au cours des cinq dernières années :

« Il y a cinq ans, nous nous sommes lancés dans ce voyage vers la zone euro, et aujourd’hui la décision finale à cet effet a été adoptée. Je considère aujourd’hui comme un jour historique. . .. Être membre de la zone euro apportera aux citoyens et aux entreprises croates de nombreux avantages ainsi que plus de sécurité, et cela rendra le pays plus attractif pour les investissements, et augmentera certainement, à long terme, le niveau de vie des citoyens croates. »

En outre, le degré élevé d’euroïsation de l’économie a également joué un rôle clé pour contrer l’argument de la dévaluation compétitive. Alors que dans le cas d’un pays qui a conservé sa base manufacturière et ne présente qu’un degré limité d’euroïsation — comme la République tchèque — on pourrait faire valoir un argument en faveur de la souveraineté monétaire (c’est-à-dire l’utilisation de la politique monétaire pour protéger la production nationale et améliorer la balance commerciale), dans les petites économies ouvertes et fortement euroisées, une telle position n’a que peu de sens. Compte tenu de la structure de l’économie croate, il est très probable qu’une dévaluation de la monnaie aurait des effets négatifs, compromettant la stabilité financière et causant de graves problèmes aux entreprises non financières et aux ménages dont les passifs sont libellés en devises étrangères. La longue histoire de méfiance des Croates à l’égard de la monnaie nationale remonte aux années 1980, une période de forte inflation en Yougoslavie socialiste, au cours de laquelle les entreprises et les ménages utilisaient le deutsche mark comme moyen de paiement et comme unité de compte non officielle. Conjuguée à la montée en puissance d’une économie croate désindustrialisée construite autour du tourisme et de la libéralisation des flux financiers, cela a créé un contexte dans lequel la poursuite de la souveraineté monétaire apparaît obsolète, voire totalement déconseillée.

Par conséquent, les questions monétaires et financières, qui sont toujours et partout politiques, ont progressivement acquis un vernis technocratique, de sorte que l’inachèvement du projet de monnaie unique et ses contradictions internes – y compris son profond parti pris antidémocratique – n’ont plus de place dans le discours public. Cela ne serait pas concevable, bien sûr, si les régulateurs – en particulier la Banque nationale croate (BNC) – n’avaient pas fait preuve d’une totale passivité face au double problème de la confiance dans la monnaie nationale et de l’euroïsation, contribuant ainsi à créer une réalité économique dans laquelle toutes les alternatives semblent farfelues. L’autre élément majeur facilitant la technocratisation dans le domaine de la monnaie et de la finance a été l’accord tacite entre les principaux partis de l’éventail politique. En somme, il existe un consensus politique selon lequel une politique d’intégration européenne complète, y compris l’adhésion à l’Union monétaire européenne, doit être le fondement de tout programme politique qui se veut réaliste et pragmatique, ce qui implique bien sûr que seuls les partis marginaux peuvent se permettre le luxe d’être sceptiques quant à la nature et à la direction de l’Union européenne.

Ce consensus est d’autant plus renforcé qu’il y a une dépendance croissante à l’égard des programmes de financement de l’UE et une acceptation irréfléchie des mécanismes de gouvernance et de surveillance de l’UE, ainsi qu’une croyance générale mais vague que l’Union européenne, malgré ses imperfections ici et là, reste le moteur de la paix, de la prospérité et de la solidarité entre les États-membres. Il n’est donc pas surprenant, étant donné les croyances simplistes sur l’UE, qui s’entremêlent avec des dépendances réelles formées au cours des deux dernières décennies, qu’une discussion critique sur les implications de l’adhésion à la zone euro à la lumière de son histoire turbulente ait été largement remplacée par quelques campagnes promotionnelles de la BNC et du ministère des finances. La seule fausse note au récit dominant, aussi faible soit-elle, est venu des Souverainistes croates. Ce petit parti d’extrême droite, qui détient quatre sièges dans un Parlement croate qui compte 151 membres, a tenté de forcer la tenue d’un référendum en 2021, mais a finalement échoué faute de ne pas avoir pu recueillir le nombre minimum de signatures requis par la loi.

Le virage technocratique

D’autre part, une intégration dans la zone euro menée par des technocrates a des implications plus graves pour la gauche croate et les syndicats du pays. Plus simplement, accepter les arguments en faveur de l’adhésion à l’euro, tels qu’ils sont présentés dans la sphère politique et médiatique, revient à accepter l’idée que les avantages de l’euro l’emporteront naturellement sur les coûts. Pendant la longue période de préparation, les régulateurs financiers de la BNC, les experts économiques et les médias n’ont pas arrêté de répéter que l’élimination des risques de crédit et de change, la réduction des taux d’intérêt et des coûts de transaction, ainsi que l’amélioration générale de la compétitivité et de la résilience à moyen et long terme, auront un effet positif sur l’emploi et la croissance économique.

Ce raisonnement néglige commodément le fait que des affirmations similaires ont été faites dans le cas de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal avant que les effets d’entraînement de la crise économique mondiale de 2008 ne révèlent la véritable place de ces pays dans la zone euro et, de ce fait, dans la hiérarchie de l’UE. En outre, dans l’environnement post-COVID, marqué par les chocs d’offre, les pressions inflationnistes et un état général des finances publiques beaucoup plus délicat en termes de ratio dette/PIB par rapport à la décennie précédente, l’inadéquation institutionnelle et l’incertitude entourant la réponse des institutions de l’Union économique et monétaire à cette situation devraient être une préoccupation majeure des partis de gauche et des syndicats.

Il faut être conscient du fait que les forces pilotant la disparité entre les membres du noyau dur et les membres périphériques de la zone euro trouvent leur origine dans les relations capital-travail. La période prolongée de gel des salaires en Allemagne qui a duré près de deux décennies y a notamment joué un rôle important. Ces forces sont toujours à l’œuvre aujourd’hui. Ces développements ont, entre autres, créé une multitude d’économies de marché dépendantes en Europe centrale et orientale – une périphérie à plusieurs niveaux, comme mentionné ci-dessus – exposées aux effets libéralisant du traité de Maastricht et désireuses d’attirer les investissements étrangers pour espérer rattraper les économies du noyau dur. Cela s’est traduit par une détérioration de la position du travail par rapport au capital, le coût de la main-d’œuvre et la dégradation des conditions de travail étant devenus des mécanismes d’ajustement nécessaires pour attirer les investissements en capital ou, au contraire, pour faciliter l’économie de services à faible coût.

Même en prenant en compte les spécificités de chaque pays, nous pouvons observer dans l’ensemble de l’Europe post-socialiste l’émergence d’un régime de travail à bas salaire, résultat inévitable de la concurrence salariale dans une union économique et monétaire inapte, du fait de sa conception même, à gérer les forces divergentes qu’elle a rassemblées. La trajectoire de la Croatie a été assez typique à cet égard, car ce qui a commencé par une dévaluation de la main-d’œuvre s’est rapidement transformé en une dislocation massive de cette main-d’œuvre, en grande partie par une émigration particulièrement prononcée depuis que le pays a rejoint l’UE en 2013. Bien que les estimations de cette émigration vers l’UE varient, la plupart d’entre elles indiquent qu’environ 200 000 personnes ont quitté le pays entre l’adhésion à l’UE, en 2013, et le début de la pandémie du COVID-19. La poursuite de l’intégration via une adhésion à la zone euro n’offre aucun couloir de sortie clair pour la Croatie ou pour tout autre État d’Europe de l’Est engagé dans une trajectoire similaire d’émigration de main-d’œuvre et de dépeuplement. Au contraire, une intégration plus poussée implique clairement une consolidation de la dynamique existante entre le noyau et la périphérie, avec des incertitudes supplémentaires liées à la stagflation imminente qui pourrait déclencher une nouvelle crise de la zone euro.

Dans le cadre de ce consensus dominant, selon lequel il n’y a pas d’alternative au processus de pleine intégration européenne, il serait peut-être naïf d’espérer que des questions gênantes concernant les répercussions de la politique monétaire commune apparaissent de manière significative dans le discours public. Les effets de la monnaie commune sur les relations capital-travail dans l’UE, la perspective improbable d’un virage radical vers la convergence au niveau de la zone euro, sans parler de la viabilité à long terme de l’euro dans l’hypothèse d’une fracture croissante entre le centre et la périphérie – toutes ces questions sont tout simplement inconcevables dans le cadre du récit dominant formé au cours de trois décennies de transition postsocialiste en Croatie.

Dans ce récit, les questions d’identité européenne et de valeurs culturelles sont imbriquées dans les questions d’économie politique de l’Union européenne d’une manière qui empêche toute réelle compréhension par les populations des mécanismes de l’UE et de l’Union monétaire européenne. La novlangue émergente permet que les grandes orientations européennes apparaissent numériques, vertes, résilientes et durables ; intériorisé par les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux, elle ne fait que brouiller les enjeux. Le résultat est une acceptation mi-fataliste, mi-utopique de l’économie politique de l’Union européenne telle qu’elle se présente actuellement – avec en note de bas de page décourageante le fait qu’une politique démocratique et une autonomie relative sur les questions de développement n’ont, de toute façon, jamais vraiment été des options envisageables pour les économies désindustrialisées de la périphérie européenne. S’il existe certainement des positions politiques qui peuvent survivre, voire prospérer, dans cette unanimité bien verrouillée, la gauche, elle, ne le peut pas – à moins qu’elle ne soit prête à accepter l’évidement de son contenu politique.