Le refus par les députés macronistes de mettre le repas du CROUS à 1€ pour tous les étudiants illustre une nouvelle fois leur conception austéritaire des politiques sociales, aux implications anti-universalistes. Hostiles à l’idée de créer de nouveaux droits qui bénéficieraient à tous, ils préfèrent – dans une conception néolibérale des politiques publiques – cibler les politiques sociales ouvrant la voie à un flicage et une stigmatisation des plus pauvres et minant la cohésion nationale.
À une voix près. Il y a quelques semaines, la proposition de loi portée par la députée socialiste Fatiha Kelouah-Hachi et visant à mettre le repas au CROUS à 1€ pour tous les étudiants a été refusée de justesse, les groupes LR et LREM accourant pour voter en bloc contre. Face au tollé grandissant et alors que la précarité étudiante ne faiblit pas, les députés macronistes ont justifié leur vote en invoquant la “justice”. La député LREM Anne Brugnera a ainsi déclaré dans l’Hémicycle que « donner le repas pour tous à 1€, c’est vraiment très injuste pour les étudiants précaires ». Une logique assez difficile à saisir pour le commun des mortels. Heureusement, d’autres députés de son groupe nous donnent davantage d’explications. L’injustice résiderait dans le fait que les étudiants les plus riches en bénéficieraient aussi alors qu’ils n’en auraient – selon les députés – pas besoin.
Cibler les aides sociales, une logique néolibérale
Plutôt que de proposer le repas Crous à 1€ pour tous les étudiants, les députés de la majorité préfèrent le réserver aux étudiants boursiers. Cibler les aides et dispositifs – ici sur les boursiers – est une logique qui se répand dans les politiques sociales. Elle témoigne d’une volonté de réduire les dépenses publiques. En effet, plus le nombre de bénéficiaires des repas à 1€ est réduit, moins l’État aura besoin de compenser les coûts du repas.
Cette ambition de réduire les dépenses publiques s’explique par la volonté du gouvernement d’une baisse des impôts, en particulier ceux sur le capital. Une logique austéritaire assez classique des politiques économiques de droite mais qui entre donc en contradiction avec le principe d’universalité. De son côté, une partie de la gauche s’est également retrouvée à soutenir des propositions non-universelles parfois par misérabilisme bien-attentionné mais maladroit, le plus souvent par soumission à la doxa néolibérale. En proposant des mesures sociales ciblées donc à priori moins “coûteuses”, la gauche serait en recherche de crédibilité économique. Pourtant, des mesures “coûteuses”, lorsqu’elles servent à financer des services publics et des politiques sociales et lorsque l’effort fiscal est justement réparti, contribuent à la redistribution des richesses.
Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici les non-boursiers. À l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.
Dans le domaine de l’action sociale, la logique à la mode de chèques ciblés sur certains publics témoigne bien de cette conception néolibérale des politiques publiques. Comme l’explique le chercheur Arnaud Lacheret, “les chèques sont finalement le vecteur d’un changement de conception des aides sociales et de leurs publics et accompagnent le processus de passage d’une logique universaliste à une logique de ciblage des aides individuelles”. Historiquement, la logique de ciblage est un principe de base des politiques sociales libérales telles que celles en vigueur aux Etats-Unis où les Républicains parlent “d’erreur universaliste” pour désigner les programmes d’assurance maladie universelle.
A contrario, une logique universaliste aurait voulu que tous les étudiants – sans distinction aucune – bénéficient des repas à un 1€ et pas seulement les boursiers. Une logique universaliste n’aurait pas eu le souci de savoir qui exclure, ici en l’occurrence les non-boursiers. A l’inverse, elle aurait eu la vigilance de savoir qui inclure et qui pourrait manquer à l’appel, par exemple, les étudiants trop éloignés des restaurants universitaires.
Un rapport de l’Assemblée nationale rappelle en la matière que “Le réseau des CROUS dispose d’une bonne implantation sur les campus et dans certains centres-villes mais nombre d’étudiants en sont isolés. Le maillage territorial de l’offre ne couvre en effet pas les antennes universitaires délocalisées, les petites écoles, les formations en instituts universitaires de technologie (IUT) (…) Les zones rurales et les villes de taille moyenne offrent moins de possibilités de restauration, surtout lorsque les lieux d’étude se situent en dehors du centre-ville.” Ainsi, pour être pleinement effective, une politique à l’ambition universelle comme celle des repas à 1€ pour tous les étudiants aurait dû être accompagnée d’un renforcement du service public de restauration universitaire, service public dont la qualité est très inégale selon le territoire et parfois en voie de privatisation comme le documente Streetpress.
Cibler les aides sociales, une logique inefficace de flicage
Cibler les aides sociales suppose de définir un public cible et de le contrôler afin de s’assurer que personne ne triche, que ceux qui en “bénéficient” sont bien “ceux” à qui on a décidé qu’ils en avaient le “droit”. Pour nombre de prestations sociales ciblées, il faut prouver – avec une multitude de documents à l’appuie et en dévoilant des pans de sa vie à autrui – être “assez pauvre” pour en bénéficier. Pour les macronistes, les repas Crous à 1€ doivent être cantonnés aux seuls boursiers et aux “étudiants les plus précaires”, précarité que ces derniers doivent justifier. Ce système de ciblage porte donc en lui une certaine violence et contribue à créer des effets de stigmatisation générant notamment des phénomènes plus ou moins massifs de non-recours. La DREES estime ainsi que pour de nombreuses prestations sociales, le taux de non-recours dépasse les 30% avec par exemple 34% de non recours au RSA en 2018 et même 50% pour le minimum veillesse pour les personnes vivant seules.
Surtout, attention à celles et ceux qui dépasseraient tel ou tel seuil ou qui ne rempliraient pas ou plus tel ou tel critère ! Une petite augmentation temporaire de revenus ? C’est la prestation sociale qui saute. Cibler des aides suppose de définir des critères objectifs mais forcément incomplets car ne pouvant refléter les milles et une réalité du quotidien. Autrement dit, cibler les aides, c’est risquer de rater sa cible.
Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration avec l’embauche de personnels chargés d’instruire les dossiers de chacun, de vérifier que les personnes demandant les aides répondent bien aux règles fixées de pauvreté.
Ce système de ciblage qui suppose une forme de flicage contribue par ailleurs, en complexifiant l’accès aux droits, à entretenir une bureaucratisation de l’administration.
En matière des repas Crous à 1€, vouloir les cibler sur les seuls étudiants boursiers relève de nombreux défauts. D’une part, le système de bourse génère des effets de seuils qui excluent pour quelques euros de nombreuses familles. D’autre part, bien qu’actuellement en discussion, le barème des bourses n’a pas été revu depuis 2013 alors même que de nombreux postes de dépenses ont augmenté, en particulier l’alimentation et le coût du logement dans les villes étudiantes. Surtout, alors que le statut d’étudiant boursier est défini en fonction du statut des parents, les situations familiales ou personnelles de chacun peuvent faire que l’étudiant ne soit plus en lien avec ses parents. Dès lors, la référence fiscale de ces derniers importe peu dans le quotidien matériel de l’étudiant.
Dernière preuve de l’insuffisance à réserver les repas à 1€ pour les seuls boursiers : selon l’association Cop’1-Solidarité, la majorité des étudiants qui fréquentent leurs distributions d’aide alimentaire sont non-boursiers. Une limite du ciblage dont la Macronie avait bien conscience puisque en janvier 2021, lors de la crise sanitaire, Emmanuel Macron avait pris la décision d’ouvrir les repas à 1€ à tous les étudiants et pas seulement aux boursiers… Une mesure arrêtée à la rentrée suivante.
Des droits universels contre la sécession et la stigmatisation
“Voilà qu’aujourd’hui les députés “Robin des bois” de la NUPES appellent à voter pour que les enfants de millionnaires puissent bénéficier des repas à 1€” s’offusque sur Twitter la député LREM Prisca Thévenot. Bien qu’on ait du mal à imaginer que beaucoup d’enfants de millionnaires fréquentent les resto’U, si tel est le cas, ce serait une bonne chose. Même si les enfants d’ouvriers sont largement sous-représentés dans l’enseignement supérieur, cela offrirait aux fils et filles de millionnaires l’occasion de partager des moments avec des enfants d’infirmières et d’instituteurs. Se mélanger, partager des expériences communes, bénéficier de même droits : autour d’un repas au CROUS, loin de la sécession, la jeunesse ferait nation. C’est précisément là que réside toute la puissance des mesures universelles.
Avec des mesures ciblées, on crée des aides qui ne bénéficient qu’à une portion limitée de la population. Cette dernière doit prouver sa misère tandis que les autres, ceux qui sont juste au-dessus des seuils ne touchent rien, voire paient – dans une logique de solidarité nationale – pour les autres. Se faisant, émerge une certaine méfiance entre des citoyens qui “bénéficieraient de tout” et les autres, guère plus riches et ayant le sentiment de se faire léser. Le directeur de recherche au CNRS, Philippe Warin, explique que la transformation des modèles sociaux par le ciblage peut contribuer à défaire la société en produisant des frontières sociales, mentales et politiques.
Contre cela, le député picard François Ruffin appelle dans son livre Je vous écris du front de la Somme à des droits universels : “La gauche doit renouer avec des droits universels. Des droits pour tous. Des droits sans condition, sans obligation de misère, sans formulaire à délivrer. Des droits qui vaillent aussi bien, à égalité, pour Katia, mère célibataire au chômage de Vignacourt, que pour Hélène, fille d’agriculteur. Et même pour Bernard Arnault !”
Dès lors, dès que les politiques ne sont plus ciblées mais universelles, elles deviennent non plus des aides mais des droits. Aussitôt, on sort d’une logique d’assistance pour être dans une logique de conquête de droits-créances. Par exemple, l’objectif de l’école gratuite n’est pas simplement de permettre aux enfants les plus pauvres d’aller à l’école mais bien de créer un droit à l’éducation. Et, personne ne s’offusque que les enfants de millionnaires bénéficient également de l’école gratuite (bien que beaucoup l’esquivent pour rejoindre le privé). La logique est la même avec la Sécurité sociale qui a permis de créer un droit à se faire soigner. Ici aussi, personne n’est dérangé à l’idée que même les milliardaires aient une carte vitale qu’ils peuvent présenter devant leur médecin.
François Ruffin résume très bien dans l’ouvrage mentionné précédemment cette logique : “ Quelles sont nos grandes conquêtes, nos magnifiques constructions ? C’est l’école gratuite pour toutes et tous, des plus modestes aux plus aisés. C’est la Sécurité sociale, toutes et tous donnant selon leurs moyens, toutes et tous se soignant selon leurs besoins. C’est la retraite qui a couvert toutes et tous les salariés, qui a divisé par quatre, en une génération, le taux de pauvreté chez les personnes âgées. Pour toutes et tous. Alors que, aujourd’hui, les ‘’progrès”, des rustines en réalité ne valent que pour des fragments de la société, pour les plus en difficultés : le Chèque énergie, le Zéro reste à charge, le Pass’sport, l’Allocation de rentrée scolaire … avec une jungle de critères sociaux à remplir et de justificatifs à fournir, de cases à cocher, de seuils à ne pas dépasser. Pour “inclure”, bizarrement, on exclut. On tire. On trace une ligne.”
Créer et renforcer des droits qui bénéficient à tous permet de créer du commun, contribuant à faire nation. Tout le monde se sent investi, se sent bénéficiaire et dès lors consent à contribuer. Et sur ce point, la logique originelle de la Sécurité sociale, du tous contributeurs selon ses moyens, tous bénéficiaires selon ses besoins semble la plus juste.
Pour revenir à notre exemple initial, en matière d’accès à l’alimentation, deux propositions incarnent cette différence de conception entre aide ciblée et droit universel. Le chèque alimentaire – pour le moment promesse sans lendemain d’Emmanuel Macron – serait ciblé sur les tranches les plus pauvres de la population, avec tous les travers mentionnés précédemment. En somme, une pauvre politique pour les pauvres. A l’inverse, la proposition de Sécurité sociale de l’alimentation est pensée comme universelle. S’adressant à toutes et tous, la sécurité sociale de l’alimentation vise la reconnaissance d’un droit à l’alimentation.
Notes :
1. Lacheret, Arnaud. « Le chèque (voucher), instrument néolibéral et/ou innovation institutionnelle ? », Entreprendre & Innover, vol. 32, no. 1, 2017, pp. 36-50.
2. Philippe Warin, “Ciblage de la protection sociale et production d’une société de frontières”, SociologieS [Online], Files, Online since 27 December 2010
3. Warin, Philippe. « Chapitre 3. Ciblage des publics et stigmatisation », , Le non-recours aux politiques sociales. sous la direction de Warin Philippe. Presses universitaires de Grenoble, 2017, pp. 61-82.
4. Philippe Warin, 2010