Aux quatre coins de l’Europe, les partis centristes dépeignent de plus en plus la social-démocratie, même modérée, comme une menace « d’extrême-gauche ». La rhétorique outrancière sur le danger gauchiste a un objectif clair : justifier les alliances avec des partis d’extrême-droite autrefois mal vus [1].
En janvier, l’homme le plus riche du monde a offert une tribune mondiale à la dirigeante de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti d’extrême-droite. Ancienne membre de la Hayek Society, conseillère financière et toujours fervente adepte du néolibéralisme, elle ne s’est pas privée de proférer des obscénités telles que « Hitler était communiste, socialiste ».
Les propos tenus par la présidente de l’AfD, Alice Weidel, sur le site X avec Elon Musk peuvent sembler extrêmes. Pourtant, cela illustre ce qui est désormais une tendance de fond en Europe.
Cela fait déjà des années que nous regardons la classe politique traditionnelle faire tomber les derniers obstacles qui se dressent contre l’extrême-droite. Mercredi dernier, au Bundestag, les chrétiens-démocrates (CDU) et l’AfD de Weidel ont voté ensemble une motion appelant à une restriction de l’immigration. Mais aujourd’hui, la situation est telle que nous ne pouvons plus parler uniquement de la levée de ces barrières. En effet, le fameux cordon sanitaire se dresse désormais activement contre la gauche.
Par « gauche », je n’entends pas seulement les partis ayant une vocation sociale, comme nous l’avons vu récemment avec la diabolisation du Nouveau Front Populaire en France et l’exclusion des sociaux-démocrates des négociations gouvernementales en Autriche. Car ce bâillonnement s’étend également aux mouvements sociaux, aux militants pour le climat, aux ONG, aux syndicats et, plus généralement, à une société civile vitale capable de réagir contre l’alliance sans scrupules des néolibéraux et des populistes de droite.
Exclusion du pouvoir
Les effets de cette tendance sont particulièrement marqués en Autriche, où il n’y a jamais eu de véritable cordon sanitaire contre l’extrême-droite. Ici, le premier gouvernement dirigé par le Parti populaire conservateur (ÖVP), incluant le Parti de la liberté (FPÖ) post-nazi, remonte à 2000. Mais les positions relatives de ces forces ont changé. Au début de l’année, Herbert Kickl, le chef du FPÖ, est entré en négociation pour diriger un gouvernement dans lequel le parti d’extrême-droite serait le chef de file et le parti traditionnel de centre-droit, l’ÖVP, le partenaire minoritaire [ndlr : les négociations entre l’ÖVP et le FPÖ n’ont finalement pas abouti et ce gouvernement ne semble plus à l’ordre du jour, néanmoins la proximité croissante entre les deux partis demeure].
L’ÖVP avait précédemment rejeté ce scénario, entamant des discussions avec le Parti social-démocrate (SPÖ) avant de les interrompre brutalement au début de cette année. L’ancien dirigeant et chancelier de l’ÖVP, Karl Nehammer, a expliqué le point de rupture en ces termes : « À un moment donné, le dirigeant social-démocrate Andreas Babler est passé à une rhétorique de la lutte des classes et à une proposition de social-démocratie à l’ancienne. » Ainsi, même le centre-gauche traditionnel est plus diabolisé que les post-nazis. Le soi-disant centre-droit cherche maintenant un accord avec l’extrême-droite au nom de la poursuite d’un programme favorable aux entreprises sans éléments perturbateurs, et c’est ainsi que les propositions du SPÖ en matière de justice fiscale et sociale sont présentées de manière défavorable.
Alors que les négociations avec les sociaux-démocrates étaient encore en cours, Harald Mahrer, président de la chambre économique fédérale autrichienne et membre de l’équipe de négociation de l’ÖVP, a admis que « certaines personnes flirtent avec le programme économique du FPÖ parce qu’il a été en partie copié sur le nôtre et sur celui de la Fédération des industries autrichiennes », en référence au principal groupe patronal du pays. Le retrait de la Nouvelle Autriche et du Forum libéral (NEOS) de ces premières négociations – élément déclencheur, sinon cause absolue de leur échec – et la rupture définitive annoncée par l’ÖVP immédiatement après, furent tous deux motivés par les intérêts et les pressions du monde des affaires.
« Ce qui compte pour nous, c’est que le budget ne soit réformé que du côté des dépenses publiques », a déclaré Georg Knill, président de la Fédération des industries autrichiennes. En tandem avec l’extrême-droite, l’ÖVP se rallie rapidement à ce point de vue. « Avec les sociaux-démocrates, cela aurait été impossible », a conclu M. Knill. Au nom de la défense des plus riches, l’ÖVP assimile ce qu’il sait être un parti d’origine nazie, pro-Moscou, pro-AfD, pro-Viktor Orbán — en utilisant ce parti comme croquemitaine, tant que cela sert ses propres intérêts — et s’ouvre désormais à l’idée d’avoir Kickl comme chancelier.
En France, une tendance similaire est également évidente depuis un certain temps. Des forces néolibérales, comme le parti Renaissance d’Emmanuel Macron, sont prêtes à s’entendre avec l’extrême-droite – ils dînent même ensemble, comme l’a révélé l’été dernier le quotidien Libération, qui a fait état de réunions secrètes entre des personnalités du camp du président et les dirigeants du Rassemblement national, Marine Le Pen et Jordan Bardella – tout en essayant de diaboliser et d’exclure la gauche du pouvoir. Ici, la dynamique politique se combine à un changement inquiétant dans le discours public, ce qui rend la tendance encore plus alarmante.
Aux origines de la diabolisation
« Au final, personne n’a gagné. » Dans une lettre datée de juillet dernier, le président français a informé les électeurs qui venaient de faire du Nouveau Front populaire de gauche le plus grand bloc de l’Assemblée nationale que les élections législatives n’avaient en fait produit aucun résultat concluant.
Depuis, au cour de mois de crise politique interminables qu’il a lui-même amorcée, Emmanuel Macron n’a pas hésité à confier le gouvernement à des personnalités politiques issues de forces ultra-minoritaires, comme Michel Barnier des Républicains, et a même imaginé des gouvernements dépendants du soutien extérieur de Marine Le Pen. Bref, Macron a tout fait pour exclure la gauche de tout accès au pouvoir. Il est allé jusqu’à nier que le Nouveau Front Populaire était arrivé en tête des élections. Comment a-t-il pu faire cela ?
« Initialement, la République désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain. »
Comme l’a écrit le sémiologue français Roland Barthes, « les grandes mutations ne sont pas liées à des événements historiques solennels, mais à ce qu’on pourrait appeler une rupture discursive ». Déjà lors des précédentes élections législatives, en 2022, Macron avait pleinement mis en œuvre sa stratégie de diabolisation de la France Insoumise et de son fondateur Jean-Luc Mélenchon. C’était le même type de diabolisation qu’il avait utilisé avec succès contre Marine Le Pen en 2017. Le terme « extrême-gauche » s’est imposé dans le discours public, où il a la même connotation négative, voire pire, que l’extrême-droite qui, elle, s’est entre-temps de plus en plus banalisée. À l’été 2022, le Rassemblement national de Le Pen a réussi à faire élire deux membres à la vice-présidence de l’Assemblée nationale, grâce au soutien des députés macronistes.
Après les élections de 2024, la stratégie de diabolisation de Macron visait d’abord et avant tout à boycotter l’union des gauches en tentant d’exclure la France Insoumise de ce que le président français interprète comme le « front républicain ». La dynamique politique d’exclusion du pouvoir est étroitement liée à cette attaque sémantique. Selon le philosophe Michaël Foessel, « le mot république perd son sens originel. Initialement, la république désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain, et donc, par ce résonnement, les mouvements de protestation aussi ». La gauche s’est fait voler son langage : « Nous sommes passés de la république des principes, avec sa vocation sociale, à la république des valeurs, qui devient exclusive et disciplinaire ».
Une tendance européenne
Ainsi que l’effondrement de la barrière protectrice contre l’extrême-droite, la projection du cordon sanitaire contre la gauche correspond à une tendance européenne. Cela se voit également au niveau des institutions de l’UE. Sophie Wilmès, ancienne Première ministre belge et actuelle vice-présidente du Parlement européen, a récemment déclaré dans une interview : « Les libéraux vont également appliquer le cordon sanitaire contre l’extrême-gauche ». Cette tendance est loin d’être récente, et le premier à l’avoir mise en avant a été le principal groupe démocrate-chrétien, le Parti populaire européen (PPE).
En 2021, le président du PPE, Manfred Weber, a conclu une alliance tactique avec la leader post-fasciste Giorgia Meloni ; dans le même temps, il a entamé une bataille politique et sémantique contre la gauche. Bien que la première réaction virulente du groupe des socialistes et démocrates (centre-gauche) au Parlement européen ne soit survenue qu’il y a quelques mois, lorsque Manfred Weber avait déchaîné les forces du PPE contre la vice-présidente socialiste de la Commission européenne, Teresa Ribera, l’assaut avait commencé bien avant. La première élection de Roberta Metsola à la présidence du Parlement européen, en 2022, s’est déroulée avec le soutien de l’extrême-droite, tandis que les groupes de gauche et les verts ont été marginalisés dans les négociations. Il y a des années déjà, la conservatrice Metsola ne cachait pas qu’elle avait plus en commun avec ses amis du parti Fratelli d’Italia de Meloni qu’avec la gauche, qu’elle a même réprimandée récemment pour avoir chanté l’hymne antifasciste « Bella ciao » dans la salle du Parlement.
Si les socialistes de centre-gauche espéraient être épargnés par les assauts du PPE, ils peuvent désormais constater, à travers la stratégie agressive de Weber, que laisser les forces de droite diviser les forces progressistes finit par rendre tout le monde plus vulnérable, à Bruxelles comme à Paris.
L’alliance entre les forces néolibérales et l’extrême-droite s’accompagne également d’une tendance de plus en plus marquée à la répression de la dissidence. En ce sens, le cordon sanitaire se dresse non seulement contre les partis de gauche, mais aussi contre les syndicats, les ONG, les mouvements écologistes et la société civile en général lorsque ces forces tentent d’exprimer et d’organiser la dissidence.
Peu de gens ont remarqué que le PPE a tenté d’utiliser le Qatargate (un scandale de corruption qui a éclaté au Parlement européen en 2022) pour introduire une politique de criminalisation des ONG. Le chef du PPE Weber a fait preuve de plus de zèle en voulant imposer des restrictions aux ONG qu’en faisant pression pour des réformes radicales contre les intérêts des entreprises. Cela constitue un autre facteur d’harmonie avec l’extrême-droite.
Souvenons-nous que l’ancien ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, a même tenté de criminaliser la Ligue des droits de l’homme, ainsi que les associations environnementales. Et il est impossible de ne pas mentionner la répression brutale des mouvements sociaux, environnementaux et des manifestations contre la réforme des retraites en France. La criminalisation des mouvements écologistes est une tendance qui concerne également l’ensemble de l’Europe. Ces dernières années, plusieurs gouvernements (Italie, Hongrie, Royaume-Uni, France) ont tenté à plusieurs reprises de limiter le droit de grève des travailleurs.
Les gouvernements qui tolèrent les dérives autoritaires, comme nous le voyons en Italie avec Giorgia Meloni et comme nous l’avons vu en Hongrie avec Orbán, ont également tendance à réprimer la dissidence. Combinées, la levée des barrières contre l’extrême-droite et l’imposition d’une logique d’exclusion contre la gauche s’amplifient mutuellement avec des résultats dévastateurs. L’Europe baigne dans une atmosphère suffocante.
[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.