Denis Colombi : « La société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste »

Accusés tantôt d’incapacité à gérer un budget, parfois de fainéantise, les personnes pauvres sont stigmatisées au travers de polémiques régulières. Dans un ouvrage paru en 2020, Où va l’argent des pauvres, Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Denis Colombi tente de déconstruire notre perception de la pauvreté. L’auteur, professeur agrégé de sciences économiques et sociales et docteur en sociologie, alimente depuis 2007 le blog Une heure de peine dans lequel il livre une analyse sociologique de l’actualité. Entretien réalisé par Jules Brion. Retranscription par Dany Meyniel.

LVSL – Un des grands apports de votre livre est de livrer une analyse sociologique des discours, produits notamment par certaines personnalités politiques et éditorialistes, d’individualisation des causes de la pauvreté. Le pauvre serait celui qui a failli, notamment à gérer son budget. Quels sont les effets d’un tel discours ?

Denis Colombi – Les effets d’un tel discours sont négatifs sur plein de points de vue. Premièrement, ils permettent de légitimer l’existence de la pauvreté et de la richesse : si on définit le pauvre comme celui qui a échoué, qui a un problème, alors par contraste on va définir celui qui n’est pas pauvre comme celui qui mérite. On efface ainsi les multiples inégalités économiques, découlant notamment de l’héritage, au profit d’un discours individualisant contre lequel il n’y a pas à agir puisque la pauvreté cesse d’être un problème politique et collectif pour devenir une simple question de déviance personnelle. Ce discours fait porter la culpabilité du dénuement sur les pauvres eux-mêmes et le mérite de la non-pauvreté sur les autres. Toute action qui sert à corriger cette situation est de fait délégitimée puisque, si les pauvres sont fautifs de la situation dans laquelle ils se trouvent, pourquoi viendrait-on les aider ?

Ensuite, à cause de ce discours individualisant, les pauvres seront perçus comme incapables de gérer leur argent. La société va chercher à contrôler au maximum les allocations. Les sommes versées ne sont d’ailleurs pas considérées comme appartenant directement aux pauvres mais à la société dans son ensemble. Cette situation va nuire à la capacité des personnes concernées de faire leurs propres choix. La pauvreté ne devient plus seulement une situation économique mais une situation de conflit permanent : les pauvres ne sont pas en situation de faire leurs propres choix puisque cette capacité leur est retirée par le reste de la société. La délégitimation de leur action redouble l’inégalité matérielle qui les frappe, produisant ainsi une inégalité politique. Ce phénomène conduit à ce que les personnes dans le dénuement ne soient pas considérées comme des sujets politiques dont il faudrait améliorer la situation. Ces deux inégalités, matérielles et politiques, se recouvrent et se renforcent mutuellement.

LVSL – Au contraire, vu leurs faibles moyens, les pauvres ne seraient-ils pas plutôt de bons gestionnaires ?

D.C. – Les pauvres, en un sens, sont de bons gestionnaires. Nombre de sociologues, dont j’essaie de faire la synthèse dans mon livre, sont allés voir concrètement comment les personnes dans le dénuement géraient leur budget. Ils se sont rendus compte que beaucoup de pauvres tiennent à jour leurs dépenses, qu’ils ont parfois des cahiers dans lesquels ils notent tous les jours chacun de leurs achats, chacune des factures. Ce sont des personnes qui vont surveiller très régulièrement leurs dépenses, leurs comptes en banque. De fait, il y a toutes sortes de formes de gestion qui font apparaître une attention à la question budgétaire plus forte chez les pauvres que celle qui peut exister chez des personnes plus fortunées. Il existe ainsi une forme de charge mentale de l’argent résultant d’un réel travail de gestion quotidien : il faut aller faire la queue à des guichets, remplir des dossiers, vérifier que ces dossiers soient bien arrivés…

« Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. »

Cependant, je voudrais rester prudent sur une prétendue meilleure gestion de l’argent par les pauvres. Ces derniers y consacrent plus de temps et d’énergie, c’est incontestable, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. De facto, l’argent a cette particularité que moins vous en avez, plus il est difficile à gérer. Si à un moment donné vous décidez de faire un achat compulsif – ce que tout le monde a fait concrètement un jour dans sa vie – alors que vous avez un revenu stable et confortable, les conséquences ne seront pas très graves. Si vous avez un revenu faible, un achat inconsidéré devient beaucoup plus coûteux. Les pauvres ne sont pas forcément de meilleurs gestionnaires, ils sont juste confrontés à une gestion budgétaire plus difficile et c’est ce qui explique ce travail de l’argent, ce money work. S’ils avaient plus d’argent, ces pauvres ne deviendraient certainement pas tous de puissants gestionnaires ou des financiers, ils ne le feraient tout simplement pas plus mal que la moyenne des personnes plus fortunées.

LVSL – Avec la montée en puissance des enjeux environnementaux, on constate aussi une stigmatisation de la consommation des pauvres, par exemple à travers le fait d’acheter du Nutella en promotion. Comment déconstruire ce discours ?

D.C. – Plutôt que de se poser la question « est-ce que les pauvres sont peu soucieux de l’environnement ? », ne pourrait-on pas se poser la question de l’offre qui est faite à ces derniers ? Quelles sont les offres, les informations qui leur sont données sur les produits au moment où ils veulent choisir ? Comme le montre la sociologie de la consommation, acheter du Nutella permet à certains pauvres de faire plaisir à leurs enfants. Ces derniers veulent éviter d’avoir le sentiment d’être dans le dénuement et achètent ainsi le produit d’une marque connue. Il y a un sketch de Jamel Debouze où il raconte que, quand il était petit, ses parents allaient à Lidl et ne lui achetaient pas du Nutella mais du « mutella », une sous-marque à laquelle était assignée un stigmate.

Lors du premier dé-confinement en 2020, plusieurs personnes ont critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans des émissions, les personnes qui faisaient la queue devant Zara sur la rue de Rivoli. On espérait rentrer dans un nouveau monde, le monde d’après, qu’on allait réfléchir à l’écologie… Visiblement ça n’a pas marché puisque les gens continuent de faire la queue devant les grands magasins. Ces commentateurs sont très naïfs de se dire qu’en quelques mois de réflexion, nous pouvions changer radicalement notre modèle de production, comme si la consommation ne dépendait que d’une idéologie ou d’un effort de volonté.

En fait, la consommation est déterminée par des institutions, par une offre, et donc par des paramètres qui sont extérieurs aux individus. Il est possible d’aller acheter des vêtements ailleurs que chez Zara, chez une marque plus écologique. Seulement, ce choix sera d’autant plus difficile qu’il va falloir chercher soi-même des informations susceptibles d’orienter ses choix. C’est peut-être là-dessus que nous pouvons agir : sur les choix, les informations qui sont données. On retrouverait un peu de capacité d’action politique en déconstruisant la consommation car elle n’est pas une affaire de préférence interne aux individus mais bien une affaire d’organisation de la société.

LVSL – Partant d’un tel constat, que penser de certaines thèses expliquant que le dénuement serait le produit d’une culture de la pauvreté ne valorisant pas le goût de l’effort et privilégiant la paresse ?

D.C. – Je pense qu’elle conduit totalement à une impasse, j’ai principalement écrit mon livre pour combattre cette idée. Cette thèse s’est d’abord développée aux Etats-Unis et est arrivée petit à petit en France. Les pauvres ne valoriseraient pas assez l’effort, le travail, l’investissement, l’avenir… Dans l’hexagone, ces affirmations se jouent plus sur les questions de réussite scolaire. Visant généralement les migrants, certains tentent d’expliquer que certaines cultures ne valorisent pas assez la réussite scolaire, produisant, in fine, des résultats médiocres. Ces explications très culturalistes supposent des individus qu’ils soient entièrement déterminés par une culture qui se transmettrait au sein des familles. Cette forme de naturalisation flirte d’ailleurs souvent avec des formes de racisme. Seulement, si on regarde les budgets des personnes pauvres ainsi que leur marge de choix, on s’aperçoit qu’il n’est nullement question de culture mais de conditions de vie particulières.

« Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. »

D’aucuns dénoncent souvent l’incapacité des pauvres à épargner leurs revenus. Des travaux de la sociologue Ana Perrin-Heredia montrent pourquoi les pauvres n’épargnent souvent pas. Ces derniers ont bien besoin de stocker, non sous forme monétaire mais sous forme de produits alimentaires. Si l’on garde son argent sur son compte en banque, il peut disparaître à tout moment. Il suffit d’une facture qu’on avait oubliée, d’un impôt non-payé ou d’une contravention si l’on prend souvent sa voiture. Cet argent peut disparaître très facilement. Certains pauvres vont le dépenser tout de suite, sous forme de nourriture, dans le congélateur : c’est une forme d’épargne populaire déterminée par les conditions matérielles de vie de ces individus.

Ce que j’essaye de faire dans mon livre, c’est d’inverser la manière dont on voit les choses. Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. Si ces personnes avaient plus d’argent ils consommeraient sans doute autrement. Il y a eu des expériences menées où l’on versait des revenus en cash de façon relativement importante sans condition aux plus pauvres. Les résultats d’une telle expérience ont récemment été publiés au Canada. Au bout de quelques mois, on se rend compte que, non seulement la situation économique des personnes recevant cette aide s’est améliorée, mais ils se nourrissent mieux et ils consomment moins d’alcool, moins de drogue, moins de tabac. Ces types de consommations dangereuses pour la santé sont directement produites par la pauvreté. Lorsque l’on possède peu, on va oublier un peu la misère et la difficulté en fumant une cigarette, en buvant un petit coup, en fumant un joint. Finalement, ce sont les rares choses que l’on peut faire. Avec plus d’argent, on peut se projeter dans l’avenir, on peut faire des choix différents et modifier alors sa manière de consommer.

LVSL – Vous mobilisez dans votre livre plusieurs travaux, notamment ceux du sociologue Georg Simmel. Ce dernier explique que « L’Assistance publique n’a rien de révolutionnaire ou de socialiste, elle est au contraire profondément conservatrice ». Vous-même la décrivez comme un « mode de contrôle de populations mal considérées ». Pouvez-vous nous expliquer ces affirmations ?

D.C. – Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. Il s’agit alors soit d’éviter qu’ils ne sombrent dans la violence et la délinquance, soit de les remettre sur le marché du travail pour que ces derniers soient disponibles pour la production. Ainsi, il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire et socialiste visant à améliorer la condition matérielle des plus démunis, mais simplement d’une façon de s’assurer le contrôle d’une population perçue comme dangereuse ou potentiellement exploitable. Cette assistance existe non pas dans l’intérêt des pauvres mais dans l’intérêt des autres, des non-pauvres.

Il faut remarquer que l’Assistance publique est l’une des rares administrations dans laquelle les personnes qui en bénéficient ne sont pas exactement des usagers. On ne leur demande pas si les politiques sociales leurs conviennent, la société politique ne pense pas pour eux. Ces politiques sont pensées en fonction des intérêts de la société et non comme un droit des individus à une protection minimum, ce qui va souvent conduire à stigmatiser certaines populations. Ce phénomène peut constituer une cause, sinon de pauvreté, du moins de maintien dans la pauvreté. En effet, si l’on pense l’assistance sur ce modèle-là, on ne donnera jamais plus aux pauvres que ce qui est strictement nécessaire. L’assistance n’existe pas pour améliorer la situation des plus démunis, elle n’est pas prévue pour.

LVSL – Vous notez dans votre livre que l’on assiste à un durcissement régulier des conditions d’accès à l’aide sociale. La polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire en est un exemple. Quelle est la logique qui s’opère derrière ce phénomène ?

D.C. – Ce sont des polémiques qui sont extrêmement récurrentes et tournent autour de l’idée qu’il vaudrait mieux donner des revenus d’assistance aux plus pauvres sous forme de bons d’achat. Certaines propositions reviennent régulièrement et proposent de ne pas verser l’allocation de rentrée scolaire aux familles, mais directement aux écoles. Il y a toujours une peur que cet argent soit utilisé par les familles pour s’acheter de l’électro-ménager, des écrans plats ou des iPhones dont on pense que les pauvres n’ont pas besoin… Ce que j’ai montré dans le livre, c’est qu’un smartphone est quand même très utile dans notre société car c’est une des seules manières de recevoir internet et que l’on vit dans une société où de plus en plus de démarches se font en ligne. Les polémiques dénonçant une prétendue mauvaise utilisation des allocations de rentrée scolaire sont un peu étranges : aucune étude, aucun rapport ne permet de dire qu’elles sont spécialement mal utilisées. Pourtant, les polémiques de ce type se succèdent et ne servent à rien d’autre que de permettre à certains représentants politiques de se donner une image de personnes exigeantes n’ayant pas peur de prendre des décisions courageuses.

« Du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. »

Ces discours politiques contribuent à stigmatiser encore plus fortement ces populations qui sont décrites comme des repoussoirs, des assistés et non comme des sujets et acteurs politiques qu’il faudrait défendre. Je me pose souvent la question suivante : quel représentant politique prend aujourd’hui en charge les revendications des plus pauvres. Il n’y a aucun politique qui porte les revendications de ces groupes-là, ou alors c’est parfois fait selon des lignes extrêmement problématiques. Le Rassemblement National (RN) par exemple veut bien s’inquiéter des SDF du moment que ce sont des SDF français : ils disent s’intéresser aux pauvres pour ne pas s’occuper des migrants. Seulement, lorsque vient le moment d’agir pour les pauvres dans les municipalités RN par exemple, les aides aux associations qui s’occupent des plus pauvres sont coupées, les inscriptions des enfants de chômeurs à la cantine scolaire sont refusées… Les municipalités RN mènent une politique extrêmement violente vis-à-vis des pauvres. Les représentants politiques qui prennent vraiment en charge ces populations-là sont rares. Le mouvement des gilets jaunes aurait pu mettre la question de la pauvreté sur la table, mais ça n’a guère été le cas. Cette absence de représentation politique des plus pauvres est un vrai problème.

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LVSL – Vous analysez que l’on ne peut se permettre, si l’on veut résorber la pauvreté dans notre société, d’opérer uniquement des changements incrémentaux. Il faudrait une transformation de notre modèle sociétal car, selon vous, « beaucoup de personnes ont intérêt à ce que la pauvreté existe ». Pourquoi cette affirmation ?

D.C. – C’est une question que j’aborde dans les derniers chapitres de mon livre : pourquoi la pauvreté est un problème persistant ? On peut premièrement y répondre avec une approche économique : il y a assez de richesses dans un pays comme la France pour résorber la de la pauvreté par la redistribution. Seulement, la société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste, ce qui me fait dire que c’est plus un problème politique que strictement économique. En effet, du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. Nombre de travailleurs acceptent des emplois qui sont à la fois difficiles, stigmatisés et très maigrement payés. Pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de la pauvreté, que notre société résume à une position infamante, stigmatisante et sans aucun soutien.

Il y a une forme d’exploitation de la pauvreté dans le sens où tout le monde bénéficie de l’existence de celle-ci. Nombre d’entreprises numérique s’appuient par exemple sur ce que le sociologue Antonio Casilli appelle le « travail du clic ». Des travailleurs vont cliquer simplement sur des captchas ou des images afin d’améliorer et de faire fonctionner des intelligences artificielles, un travail peu passionnant et surtout mal payé. Penser la sortie de la pauvreté de la population concernée c’est aussi se poser la question de l’organisation de nos sociétés. Il faut se rendre compte que sans pauvreté, nous devrons sans doute payer nombre de services un peu plus cher. Il me semble important de comprendre pourquoi on a intérêt à l’existence de la pauvreté pour pouvoir ensuite prendre les décisions adéquates afin de sortir de cette situation-là. Il est primordial de prendre conscience du fait que la pauvreté est une question politique ainsi qu’un un problème d’exploitation.

LVSL – Vous évoquez le phénomène de « propriété sociale », à savoir les droits et ressources attachés au travail (retraite, sécurité sociale) censés prévenir les risques sociaux. Pour qui veut lutter contre la pauvreté, quelle est la position à adopter face à la multiplication des emplois dits atypiques ou « uberisés », n’offrant souvent que peu de « propriété sociale » aux travailleurs et travailleuses ?

D.C. – La « propriété sociale » est une notion créée par le sociologue Robert Castel. Ce dernier étudie les rapports salariaux et les travailleurs du XIXe siècle. Leur situation au début de la révolution industrielle n’était d’ailleurs pas très différente de celle des travailleurs « uberisés » d’aujourd’hui. C’était en effet des ouvriers qui travaillaient à la journée, choisis par des capitaines d’industrie et des contremaîtres le matin aux portes de l’usine et qui étaient payés à la journée pour un salaire de misère. Il s’est construit petit à petit un ensemble de protections, de « propriétés sociales ». Castel s’est en effet rendu compte que seule la possession d’un capital privé permettait de se protéger des risques sociaux, par exemple le fait d’acquérir un logement. Seulement, certaines personnes n’avaient accès à aucune forme de capital. Se sont alors petit à petit créées des propriétés collectives comme la Sécurité sociale, financée par des cotisations. Cela permet d’être protégé contre les risques sociaux, même en l’absence d’une propriété privée, parce que l’on est, au travers de la collectivisation des cotisations sociales, propriétaire d’un bien collectif.

Finalement le statut de salarié s’est construit au travers des luttes sociales qui cherchaient à imposer des conditions d’emploi meilleures et grâce à la traduction juridique et légale de ces mêmes mobilisations. Si l’on part du constat qu’il existe de nombreuses ressemblances entre les travailleurs du XIXe siècle et les emplois « uberisés », peut-être est-il temps de construire une protection juridique au travers de luttes et de mobilisations. Il convient de se demander si les travailleurs « uber » – on pourrait en citer d’autres – ne seraient pas des salariés déguisés. Il y a un certain nombre de décisions de justices qui ont été rendues pour essayer de re-qualifier ces travailleurs en salariés plutôt qu’en indépendants. Ce genre d’actions est sans doute un moyen de modifier un peu le rapport de force qui existe.

LVSL – Vous affirmez, dans une des dernières parties de votre livre, que « la pauvreté peut être, sinon tout à fait vaincue, du moins considérablement réduite ». Quels sont les écueils à ne pas reproduire dans la conception de futures politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Existe-t-il des expériences concluantes qui permettraient de guider leur mise en place ?

D.C. – La conclusion vers laquelle je tends est que le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c’est ce que montre un certain nombre de travaux, c’est de donner de l’argent. Cette thèse peut sembler être un truisme, un peu simpliste au premier abord. En effet, il est terriblement difficile de faire accepter que la pauvreté soit d’abord un phénomène de privation d’argent et de moyens. On a tendance à penser, à droite comme à gauche, que les pauvres ont besoin de beaucoup de choses, qu’on leur explique comment gérer leurs budgets, qu’on leur donne accès à la culture, à des diplômes. De fait, ils auraient besoin de plein de choses… sauf d’argent. Pourtant, ce que montrent les expérimentations menées notamment par Esther Duflo, prix Nobel d’économie, c’est que, lorsqu’on donne plus d’argent aux pauvres, leur situation concrète s’améliore. Ces derniers vont réduire leur consommation de drogues, d’alcool, vont sortir plus facilement du chômage et pouvoir obtenir un diplôme.

Un des écueils à éviter serait d’avoir des politiques trop peu efficientes, se contentant de maintenir les populations concernées dans la pauvreté en ne leur donnant pas assez. Un autre écueil à éviter relevé par la littérature sociologique est ce qu’on appelle le paradoxe de la redistribution : les politiques qui sont souvent les plus efficaces pour réduire la pauvreté sont les plus universelles, celles qui paradoxalement ciblent le moins la pauvreté. Prenons l’exemple des politiques sociales d’assurance ou d’une politique de redistribution très large concernant une grande partie de la population. Tout le monde a intérêt à ce que le seuil de ces aides s’améliore. Dans ce cas-là, la pauvreté est réduite d’autant plus efficacement qu’il existe un soutien plus fort des populations. Il faut éviter de simplement donner une aide à un moment donné sur des populations extrêmement ciblées. Ce procédé est en effet moins efficace comparé à une politique plus stable, plus large. Le principal écueil des politiques publiques actuelles de lutte contre la pauvreté concerne finalement leur manque de vision. C’est une ambition forte que de réduire significativement la pauvreté voire de l’annihiler, la faire disparaître. Depuis les années 1980, ces objectifs sont sortis du débat et sont de moins en moins mobilisateurs politiquement. Peut-être faudrait-il remettre cela à l’ordre du jour et montrer qu’il est possible de faire disparaître la pauvreté.