Ancien militaire et homme d’affaires, le sénateur de l’Ohio James David Vance a été choisi par Donald Trump pour la vice-présidence en cas de victoire. Ancien républicain anti-Trump, il met désormais en avant un discours populiste qui rompt avec l’orthodoxie de l’establishment républicain. Une rhétorique d’opposition au libre-échange et à la supposée menace du « capitalisme woke » qui ressemble à s’y méprendre à la vision complotiste – et délirante – de la John Birch Society des années 1970… Par David Austin Walsh, traduction Alexandra Knez [1].
Comme le rappelait récemment l’historien Matthew Karp dans le magazine Harper’s, « la gauche américaine n’a pas réussi à définir une politique capable de séduire le public américain ». Que ce soit en matière d’inégalités économiques, de défense du droit du travail ou encore de Gaza, la gauche est devenue politiquement impuissante. En cette période caractérisée par la perte de repères politiques, notamment chez les classes sociales qui ont longtemps fait sa force, elle est désormais cantonnée aux avant-postes des zones urbaines très éduquées, « de Brooklyn à Minneapolis en passant par Denver », et « n’entretient que peu de relations avec le reste du pays. »
Voilà qu’entre en scène J. D. Vance. Le discours prononcé par le sénateur de l’Ohio, candidat à la vice-présidence, lors de la convention nationale du Parti républicain à Milwaukee a suscité un certain émoi. Vance y a délivré un discours enflammé, incarnant la quintessence de la droite populiste, condamnant l’ALENA (accord de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, ndlr), la guerre en Irak et reprochant aux élites de Washington d’avoir mis en place des politiques qui ont détruit les emplois dans l’automobile au Michigan, dans les usines du Wisconsin et ceux du secteur de l’énergie en Pennsylvanie. Il a accusé les barons de Wall Street d’être à l’origine de la Grande Récession et les démocrates d’avoir ouvert les frontières aux migrants pour faire baisser les salaires. « Nous construirons à nouveau des usines, nous mettrons les gens au travail pour fabriquer de vrais produits pour les familles américaines, fabriqués par les travailleurs américains eux-mêmes ».
Vance ne fait que recycler la rhétorique utilisée par Donald Trump depuis des années. Or, les politiques économiques de Trump au cours de son premier mandat étaient en grande partie des politiques républicaines classiques, hausses de droits de douane exceptés.
À bien des égards, le discours de Vance ne fait que recycler la rhétorique utilisée par Donald Trump depuis des années. Or, comme l’ont souligné de nombreux commentateurs, les politiques économiques de Trump au cours de son premier mandat étaient en grande partie des politiques républicaines classiques, à l’exception de la hausse de certains droits de douane. Par ailleurs, il existe désormais un consensus bipartisan autour d’une nouvelle politique industrielle nationale, motivée en grande partie par des préoccupations géopolitiques. Pourtant, le Financial Times écrit que la nomination de Vance comme colistier de Donald Trump « confirme le changement de cap du Parti républicain, qui est passé du conservatisme libre-échangiste des époques Reagan et Bush au populisme économique du mouvement « Make America Great Again ». La campagne Trump-Vance 2024 serait ainsi favorable aux tarifs douaniers et à l’autarcie, ainsi qu’à une réglementation ciblée de certaines industries, en particulier le secteur bancaire et les grandes entreprises technologiques. The Economist a déclaré que les idées de Vance incluent « des politiques de gauche qui enthousiasmeraient même Bernie Sanders », comme certaines protections sociales pour les cols bleus et une augmentation du salaire minimum. Le commentateur Matt Stoller a qualifié J.D. Vance de « leader de la génération républicaine de l’après-crise financière », représentant une rupture post-2008 avec l’orthodoxie du GOP (Grand Old Party).
De ce point de vue, le binôme Trump-Vance présente un profond défi pour la gauche, dont la meilleure illustration est sans doute le discours du président des Teamsters (syndicat des transporteurs routiers, ndlr), Sean O’Brien, lors de la convention nationale du Parti républicain (RNC). L’idée de base est qu’en raison de la désaffection massive des classes populaires, le Parti démocrate est désormais le parti des classes moyennes éduquées. Les démocrates et la gauche se sont profondément aliéné la classe ouvrière – en particulier les travailleurs blancs, mais aussi les hommes d’autres origines – en adoptant une rhétorique radicale sur les questions culturelles. Ainsi, le danger que représente l’adoption par les Républicains d’un populisme économique et d’une rhétorique pro-ouvrière est que l’affinité culturelle de la classe ouvrière pour Trump s’accompagne également d’intérêts matériels et de classe réels. Le mouvement MAGA, et non la gauche politiquement impuissante et certainement pas le Parti démocrate, serait alors le véritable refuge de la classe ouvrière dans la politique américaine.
Il s’agit là d’une préoccupation légitime, mais qui méconnaît fondamentalement la stratégie des membres du mouvement MAGA et l’histoire dont elle découle. Dans son discours à la Convention Nationale du parti républicain, J. D. Vance a effectivement défendu une vision nationaliste et populiste pour les travailleurs américains. Il ne s’est pas contenté d’énumérer les platitudes habituelles sur le marché et la globalisation, mais a plutôt condamné l’ALENA et le libre-échange. Toutefois, à Milwaukee, Vance a habilement omis de mentionner une phrase qu’il avait déjà utilisée à l’intention d’un public plus ciblé. Dans un discours prononcé en 2021 devant l’Institut Claremont, il avait fustigé le « capitalisme woke » qu’il définissait comme « les plus grandes entreprises, les institutions les plus puissantes », alignées « contre nous », « nous » étant « ceux d’entre nous qui sont à droite ».
Vance reproche à tout le monde, de Jeff Bezos à la Fondation Ford, de financer des causes de justice sociale dans le seul but d’écraser la classe moyenne américaine et de « détruire le mode de vie américain ».
Pour ce qui est de l’identité des « capitalistes woke », Vance a donné quelques précisions : il a blâmé le secteur des assurances pour la montée du mouvement Black Lives Matter, affirmant que les compagnies d’assurance étaient « l’un des plus grands bailleurs de fonds du mouvement Black Lives Matter » et « qu’elles refusaient de payer les indemnités de leurs propres clients pour les dommages causés à leurs biens, tout en rendant ces dommages plus probables en finançant le mouvement qui en était à l’origine ». Il a ensuite reproché à tout le monde, de Jeff Bezos à la Fondation Ford, de financer des causes de justice sociale dans le seul but d’écraser la classe moyenne américaine et de « détruire le mode de vie américain ».
Le discours de Vance était pratiquement identique aux discours de la John Birch Society dans les années 1970. Gary Allen, le chef de file de cette organisation, a écrit dans son livre de 1971, None Dare Call It Conspiracy, qu’un groupe qu’il appelait les « Insiders », composé de « milliardaires en quête de pouvoir », cherchait à oppresser la classe moyenne « jusqu’à ce qu’elle meure étouffée par un étau ». Pour ce faire, il mettait en œuvre une stratégie de tension: les fondations Rockefeller et Ford acheminaient des fonds vers l’organisation Students for a Democratic Society (organisation soixante-huitarde très engagée contre la guerre du Vietnam, ndlr), les Black Panthers et toute une série sordide d’organes de la Nouvelle Gauche pour semer le trouble dans les rues « pendant que les libéraux en limousine de New York et de Washington socialisent nos richesses. NOUS ALLONS AVOIR UNE DICTATURE DE L’ÉLITE DÉGUISÉE EN DICTATURE DU PROLÉTARIAT ». La main cachée des Insiders était à l’origine des troubles radicaux de la fin des années 1960 et du début des années 1970, tout cela aux dépens de la classe moyenne américaine. Bien que None Dare Call It Conspiracy comprenne des éléments anticapitalistes, il reste profondément hostile au socialisme et au communisme, Allen affirmant à un moment donné que ces deux idéologies ne sont que des termes différents pour désigner le capitalisme monopolistique.
Totalement absurde, la vision du monde bircheriste n’a pas prévalu dans les années 1970, que ce soit dans l’espace de la droite américaine ou à l’échelle de la politique nationale. Un demi-siècle plus tard, ces idées se diffusent désormais : l’expression de « capitalisme woke » est désormais utilisée de la même manière que l’était l’expression « Insiders » par Allen, et pas seulement par J. D. Vance. Andy Olivastro, directeur des relations avec les partenaires extérieurs de la puissante Heritage Foundation (qui a fortement participé à la rédaction du Project 2025 censé définir le projet du deuxième mandat Trump, ndlr), l’a défini comme « un mouvement antidémocratique descendant […] émanant de certains des plus grands et des plus importants noms du monde des affaires américain … avec seul but de changer la définition même du capitalisme ». La seule distinction majeure entre le « capitalisme woke » et les Insiders est que Allen a insisté sur le fait que l’objectif principal de la conspiration était le pouvoir en tant que tel, alors que le « capitalisme woke » est plus intéressé par la garantie d’une politique sociale libérale.
Les critiques du néolibéralisme au sein de la droite américaine sont toujours fondamentalement ancrées dans la même tradition politique. Heureusement, Vance, l’un des candidats à la vice-présidence les plus impopulaires de ces cinquante dernières années, est un piètre messager pour cette politique économique.
Note :
[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre : « J. D. Vance Is Summoning the John Birch Society »