Derrière le complotisme, l’exigence d’une science démocratique

© Photo by Markus Winkler

Face à la prolifération de ce qui est communément appelé « théories du complot », il serait tentant de penser qu’une partie grandissante des populations abuse de raccourcis aveugles pour comprendre l’actualité. La vérité devrait ainsi être rétablie par les détenteurs du savoir, en abreuvant les ignorants de données indiscutables. Cette vision, bien que caricaturale, est pourtant courante dans la lutte contre la désinformation et les fake news, et creuse l’écart entre l’expert, représentant de l’élite scientifique, et le « citoyen lambda ». Le complotisme s’explique dès lors – au moins en partie – à lumière du rejet de cet élitisme et nous avertit de l’inefficacité de certaines démarches de vulgarisation. Aussi indispensables soient la rigueur scientifique et la vérification des faits, dans le cadre du débat public d’une société démocratique, celles-ci doivent donc se construire plus horizontalement, afin de permettre un libre cheminement jusqu’à la vérité. Une « méthode » d’ailleurs plus proche de celle employée par les scientifiques eux-mêmes, lorsque leur recherche n’est pas instrumentalisée à des fins politiques.

« Contre les climato-relativistes et les idéologues de l’écologie, un seul remède : la science ! ». Cette affirmation, formulée sur le réseau social LinkedIn le 8 mai dernier par Christophe Béchu, alors ministre de la Transition écologique, est lourde de signification. Le choix des termes en lui-même pourrait être sujet à débat, mais le fond du propos interroge davantage. Le climato-relativisme (la conviction que le réchauffement climatique est moins important qu’annoncé par les scientifiques), comme le climato-dénialisme (le refus de croire au réchauffement climatique lui-même), s’appuie aussi bien sur la défiance à l’égard des médias traditionnels et des institutions que sur le questionnement de la véracité des résultats scientifiques pour nourrir le doute à propos du changement climatique. Ces deux phénomènes sociaux, réfractaires aux problématiques du climat, partagent leurs caractéristiques avec ce qui est communément appelé le complotisme. Malgré l’absence de consensus statuant la définition du terme « complotisme » (initialement utilisé pour désigner les adeptes de « théories du complot »), celui-ci peut être vu comme un ensemble hétérogène de méthodologies et de croyances, caractérisées par le refus de croire la « version officielle » établie par les médias traditionnels, les responsables politiques ou les scientifiques.

En 2018, un sondage Ifop concluait que la majorité des Françaises et des Français adhèrent à au moins une théorie du complot. Au-delà de ce résultat maintes fois commenté, le sondage lui-même témoigne de l’omniprésence du concept de complotisme dans l’espace médiatique. Si bien que la plupart des médias traditionnels sont désormais dotés de journalistes spécialisés dans le fact-checking, dont le principe consiste à vérifier la véracité des informations diffusées via divers canaux et corriger les manquements identifiés. Dans ce même mouvement de défense de la vérité factuelle, de nombreux scientifiques, experts et professionnels de tous domaines participent à cette lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux en publiant des debunks, des décortications de fake news et autres rumeurs à la lumière des faits réels et de la méthode scientifique.

Le complotisme ne mobilise pas un groupe socialement homogène et, surtout, il ne rejette pas la vérité par principe.

Cette stratégie est probablement efficace lorsqu’il s’agit d’informer correctement des personnes déjà sensibilisées souhaitant s’assurer de la fiabilité de leurs sources. Mais pour adresser le phénomène social complexe que représente le complotisme, cette méthode semble au mieux inefficace, au pire contre-productive. En effet, cette stratégie rhétorique (démonter les rumeurs, démontrer les faits scientifiques) revient à considérer les personnes adhérentes au complotisme comme un groupe d’individus ignorants ou déraisonnables à qui il faudrait montrer la vérité. Cette vision souffre d’un impensé de taille : le complotisme ne mobilise pas un groupe socialement homogène et, surtout, il ne rejette pas la vérité par principe. Il rejette les concepteurs de cette vérité, qu’il associe à un corpus uni et corrompu, incluant les médias et les élites dirigeante et scientifique. Cette défiance étant l’une des principales caractéristiques des stratégies de désinformation, y répondre par davantage de démonstrations et de faits irréfutables semble futile.

Le doute comme moteur commun

La démarche associée au complotisme est paradoxalement basée sur les codes de la méthode scientifique : poursuivant une quête de la vérité cachée, le « complotiste » se documente, écoute ceux qu’il juge spécialistes et tire des conclusions de ses découvertes. À première vue, cette méthode est semblable à celle qui permet à une chercheuse doutant de ses résultats, assistant à des conférences et publiant des articles à destination d’une communauté de spécialistes, de produire du savoir avec rigueur. Leur principale distinction, cependant, est que les conclusions de la chercheuse suivent ses travaux, tandis que la méthode du complotiste vise à confirmer ses affirmations par des faits choisis dans sa démarche de documentation. Concrètement, d’après Sebastian Dieguez et Sylvain Delouvée, le complotisme « consiste à décréter un complot plutôt qu’à le découvrir, il s’impose d’emblée au raisonnement plutôt qu’à la suite d’un raisonnement ». Ainsi, là où la recherche tente de construire une vérité à partir de faits observés, le complotisme construit sa propre vérité (indépendamment des connaissances établies par la recherche) et l’illustre a posteriori avec des faits.

Par ailleurs, si le doute anime à la fois la recherche scientifique et le complotisme, un rapide tour d’horizon de la méthodologie de la recherche permet de mettre en lumière les usages différenciés qu’en font chercheurs et complotistes. Parvenir à un consensus de la communauté académique est un processus très long qui nécessite des années de travaux, réalisés par nombreux chercheurs. Dans ce processus, chaque scientifique ou groupe de scientifiques travaillant sur un sujet particulier doit soumettre son travail à l’évaluation de ses confrères et consœurs, dans l’anonymat : l’étape de la relecture par les pairs.

Cette phase cruciale permet, malgré de nombreux défauts – qui pourraient être l’objet d’un article séparé –, de déceler des erreurs (méthodologiques, techniques, logiques, etc.) et de les corriger avant de publier définitivement une étude (parfois elle-même le résultat de plusieurs années de travail, dont le doute fait partie intégrante). L’étude en question devient ainsi une goutte dans l’océan des publications existantes. D’autres scientifiques peuvent alors s’appuyer sur ces travaux de recherche, pour tenter de reproduire les résultats de l’étude, confirmer ou démentir ses conclusions, ou bien proposer un angle d’étude tout à fait différent. La « vérité » scientifique n’est atteinte que lorsqu’un résultat est admis par une grande majorité des auteurs, en l’absence de preuves convaincantes de son invalidité. Cette vérité est alors ajoutée à l’ensemble des connaissances établies par cette méthode, consolidant une théorie.

Le complotisme, en revanche, use et abuse du doute jusqu’à le sacraliser : tout est dubitable, rien n’est tangible. La seule issue est alors paradoxalement la croyance, le savoir n’ayant plus de légitimité.

Là réside l’opposition fondamentale entre recherche scientifique et complotisme. La première élabore une théorie par l’expérience et l’observation, puis la renforce par les débats et l’argumentation amenés par le doute, tandis que le second utilise le doute pour remettre en question la théorie elle-même tout en rejetant la réfutation de ses arguments. Ainsi la recherche se base-t-elle sur une certitude paradoxale, démontrée par le philosophe René Descartes : le doute est un puissant outil dans le processus de construction de la connaissance, à même de mettre à l’épreuve la justesse d’un raisonnement et le renforcer en conséquence. Le complotisme, en revanche, use et abuse du doute jusqu’à le sacraliser : tout est dubitable, rien n’est plus tangible. La seule issue est alors paradoxalement la croyance, le savoir n’ayant plus de légitimité.

Contester le monopole de l’expertise

Malgré ces profondes disparités dans la méthode et l’éthique, science et complotisme ont un objectif commun :  interpréter des phénomènes inexpliqués. Pourquoi alors, sachant que la méthode scientifique est efficace pour produire avec rigueur des réponses crédibles à d’innombrables questions, cette dernière est-elle contestée par les complotistes ?

Comme discuté plus haut, le processus de la recherche scientifique requiert une connaissance approfondie des méthodes et de l’état de l’art du domaine concerné ainsi qu’une maîtrise de la rhétorique et de la logique. Les individus ayant acquis ces compétences sont dès lors aptes à contribuer à la production de la connaissance par la recherche et peuvent prétendre au statut d’expert.

Cette reconnaissance légitime dès lors l’établissement d’une posture prêtant aux scientifiques des capacités supérieures leur ayant permis d’atteindre l’excellence et nourrit un imaginaire qui réserve le savoir et la science à une catégorie d’élites prédisposées. Ces élites scientifiques, par ailleurs ouvertement valorisées dans le récit néolibéral (en particulier dans le domaine des sciences dites « dures »), participent à sacraliser leur posture par la pratique de la vulgarisation. 

La transmission de la connaissance est cruciale pour débattre de sujets techniques de manière démocratique : nombre d’acteurs du milieu scientifique remplissent d’ailleurs cette mission avec passion et efficacité. Mais pour certains, souvent sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision, la méthode privilégiée consiste à communiquer des données et démonstrations scientifiques, présentées comme factuelles et indiscutables. Cette méthode permet en effet de vérifier des informations et de souligner un défaut méthodologique à destination des personnes averties, mais elle échoue à s’adresser aux personnes perméables aux thèses complotistes : les explications fournies leur apparaissent systématiquement fausses, manipulatoires ou dogmatiques. Et cela malgré la rigueur de la démonstration et la solidité de l’argumentaire.

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Le complotisme correspond à une dynamique contestataire qui ne pourra être traitée en profondeur qu’en acceptant sa dimension politique.

Cette opposition de principe indique à nouveau que le complotisme exprime moins le rejet des faits eux-mêmes ou de la « vérité » que de toute la mécanique de production de ces faits, incluant institutions et personnalités politiques. Leur opposition est par ailleurs accentuée par les nombreuses critiques – légitimes – émanant des pratiques fallacieuses de certains responsables politiques ou industriels. Comme utiliser des résultats scientifiques pour justifier des pratiques de marketing douteuses ou, au contraire, ignorer les alertes et recommandations légitimes soulevées par la science et ainsi participer à sa décrédibilisation. Ainsi, le complotisme correspond à une dynamique contestataire qui ne pourra être traitée en profondeur qu’en acceptant sa dimension politique.

Politiser la science pour sortir des postures

Face aux postures d’experts, reconnus par les sphères politiques et médiatiques ou provenant des milieux académiques, le complotiste adopte paradoxalement une posture symétrique. Ce dernier se réclame de l’esprit critique, du questionnement inquisiteur et de l’indépendance idéologique : remettant en question toute information provenant des médias traditionnels au nom de la vérité, dans une démarche dubitative poussée à l’extrême, il s’érige lui-même comme expert d’un sujet. Il se construit alors une légitimité auprès de ceux qui se reconnaissent dans son discours et prétend à cette posture comme moyen de concurrencer celle de l’expert scientifique.

Suivant cette logique, tout citoyen devrait ainsi être investi du pouvoir de devenir expert d’un sujet et participer aux décisions s’y rapportant. Ce désir de démocratisation de la science pourrait être la revendication principale du complotisme : y répondre contribuerait sans aucun doute à affaiblir ce dernier.

Ce désir de démocratisation de la science pourrait être la revendication principale du complotisme : y répondre contribuerait sans aucun doute à affaiblir ce dernier.

En effet, rendre la science et ses méthodes accessibles sans céder aux écueils de la verticalité ou de l’instrumentalisation pourrait avoir de nombreux bénéfices, parmi lesquels la restauration du lien de confiance avec des citoyens qui s’en détournent par dépit autant que par défi. Associer la société civile aux choix scientifiques et technologiques qui accompagnent son existence serait ainsi une stratégie efficace pour lutter contre l’« épidémie » du complotisme et des fake news. Une prémisse de ce principe peut d’ailleurs d’ores et déjà être observée dans les chambres parlementaires : les commissions de l’Assemblée Nationale et de Sénat permettent aux élus de se pencher sur un sujet dont ils ne sont pas nécessairement spécialistes, afin de le devenir et faire part de leurs conclusions en vue d’un débat éclairé. Les Conventions Citoyennes pour le climat (2020) et sur la fin de vie (2023), ont également démontré que des citoyens réunis autour d’un thème scientifique et stratégique et accompagnés par des spécialistes n’ont aucun mal à se saisir du sujet et en tirer des préconisations à la fois ambitieuses et réalisables.

Ce fonctionnement gagnerait à être généralisé et amplifié au sein de nos institutions, à l’image de la Chambre du futur imaginée par Dominique Bourg : 120 parlementaires, dont la moitié seraient élus et l’autre moitié issus du monde scientifique, ayant un pouvoir d’initiative, voire un droit de veto sur les lois votées au parlement (dans le cas où elles seraient jugées contraires aux objectifs scientifiques déterminés collectivement). Une consolidation bienvenue du CESE (Conseil économique social et environnemental), la troisième chambre qui accueille les Conventions Citoyennes. Démocratiser le savoir permettrait ainsi d’en faire un puissant outil d’arbitrage politique – contre la déraison des politiques anti-démocratiques et climaticides et pour la réappropriation citoyenne de « l’expertise » indispensable à l’élaboration des lois, garantissant le bien commun.