Le gouvernement italien de droite dure, tout comme le gouvernement hongrois de Viktor Orbán, sont souvent dépeints comme anti-européens. Pourtant, par-delà les postures anti-élitaires et les « petites phrases » politiquement incorrectes, la nouvelle extrême-droite du Vieux continent s’inscrit pleinement dans le néolibéralisme porté par l’Union européenne et n’entend pas le remettre en cause. Article de David Broder traduit par Marc Lerenard et édité par William Bouchardon.
Le 15 septembre 2022, le Parlement européen qualifiait la Hongrie, d’« autocratie électorale », en lieu en place de « démocratie réelle ». Près de 80% des élus ont adopté un rapport qui dénonçait le gouvernement du premier ministre Viktor Orbán suite à ses « efforts délibérés et systématiques » pour éliminer toute opposition à son autorité. Le document évoquait notamment le népotisme, les atteintes à l’indépendance des médias et de la justice et les attaques persistantes sur les droits des migrants et des personnes LGBT.
La dirigeante d’extrême-droite a passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi.
Les jugements émis dans le rapport étaient basés sur divers critères démocratiques : non seulement l’Etat hongrois n’a pas assuré des procédures électorales équitables, mais il a aussi, plus généralement, miné les valeurs libérales et égalitaires de la citoyenneté. Les conservateurs pro-Orbán ont été prompts à souligner que seul le dernier point importait véritablement. Pour Rod Dreher, auteur au journal American Conservative, il y avait un message pour les États Unis : « Dès que les élections débouchent sur des résultats qui n’agréent pas aux élites, elles sont décrétées antidémocratiques – et les vainqueurs et leurs soutiens sont considérés par Washington et les élites des GAFAM et de la finance comme “des menaces pour la démocratie” ».
La promesse de s’attaquer aux élites de la tech et de la finance est aujourd’hui un pilier de la droite radicale, même s’ils émanent de la bouche de milliardaires comme Donald Trump. Un des seuls partis à rejeter le rapport sur la Hongrie était Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni ; ce mouvement aux origines néofascistes a noué depuis longtemps des liens étroits avec Budapest. Au moment du vote du Parlement européen, la coalition des droites italiennes, dominée par Fratelli d’Italia, était sur le point d’obtenir la majorité des sièges dans les élections générales du 25 septembre, et de nombreux commentateurs ont réagi avec surprise au vote de son parti en défense d’Orbán. Pourquoi prendre une posture idéologique pour défendre un leader peu populaire au poids politique faible dans le jeu européen plutôt que de faire preuve d’opportunisme électoral ?
Cette réaction s’inscrit dans l’idée que ce vote nuirait aux tentatives de Giorgia Meloni de se placer comme un acteur politique conventionnel. La dirigeante d’extrême-droite a en effet passé l’essentiel de sa campagne à affirmer vouloir continuer la politique économique et étrangère générale portée par le gouvernement sortant, mené par l’ancien chef de la banque centrale européenne, Mario Draghi. L’ancien cabinet italien dirigé par ce technocrate avait alors le soutien des principaux partis italiens, du centre gauche à la droite dure, à l’exception du parti Fratelli d’Italia.
Ce paradoxe apparent s’explique aisément. En tant que principale force d’opposition, Giorgia Meloni a bâti sa candidature sur la promesse de rupture avec ce qu’elle appelait l’éternelle « hégémonie de la gauche », en référence au Parti Démocrate (centriste) qui a soutenu une série de gouvernements technocratiques de grande coalition. Fratelli d’Italia a d’ailleurs été fondé en 2012 en opposition à une précédente administration « d’unité nationale » que Draghi a aidé à placer à la tête de l’Etat. Au cours des dix-huit derniers mois, cette posture lui a permis de gagner les voix des électeurs insatisfaits des autres partis de droite, notamment la Lega de Matteo Salvini, qui avait rejoint l’administration Draghi. Mais Giorgia Meloni, qui a fait campagne sur la reconquête de la souveraineté démocratique, n’a jamais renoncé à maintenir une continuité inébranlable avec les politiques antérieures sur des enjeux majeurs – principalement en matière économique et de politique étrangère. En clair, ces questions ne devaient pas être soumises au choix démocratique.
L’Italie est plus importante que la Hongrie, à la fois d’un point de vue démographique et en termes PIB. Elle est également l’un des États fondateurs de l’Union européenne et de la zone euro. Pourtant, en raison de décennies de politiques d’austérité et de faibles investissements publics, c’est l’État-membre le plus endetté.
Troisième économie de la zone euro, l’Italie a un potentiel déstabilisateur bien plus important que celui de la Hongrie. Mais le modèle politique mis en place dans la péninsule à la suite de la victoire électorale de Giorgia Meloni est à mille lieues d’une quelconque remise en cause de l’hégémonie de l’Union européenne ou élites économiques italiennes. Pour Gilles Gressani, il s’agit là d’une forme de « techno-souverainisme », compris comme « le produit de la synthèse entre l’intégration des logiques technocratiques, l’acceptation du cadre géopolitique de l’Alliance atlantique et de sa dimension européenne, avec l’insistance sur des valeurs très conservatrices et des instances néonationalistes. »
On comprend donc le caractère résolument feutré des attaques de ce bloc identitaire contre les élites technologiques et financières. Fratelli d’Italia défend non seulement les axes fondamentaux de l’économie néolibérale mais promet également de respecter les dogmes ordolibéraux imposés à l’apogée de la crise des dettes souveraines de 2012, comme les limites de dépenses et de déficit mis en place par le pacte budgétaire européen. Gressani souligne une contradiction fondamentale dans le processus de « dédiabolisation » de Giorgia Meloni : l’extrême-droite qu’elle incarne accepte des limites fondamentales à son action politique, alors même qu’elle accuse divers opposants domestiques (le « lobby LGBT », les ONG qui sauvent des migrants en mer Méditerranée, ou encore de prétendus communistes, pourtant quasi-disparus du pays…) de miner l’identité nationale.
Lorsque Giorgia Meloni s’était adressé au CPAC (la Conservative Political Action Conference) en Floride, en février dernier, elle avait insisté sur cette dimension précise. La dirigeante refusait de faire « partie de leur mainstream », celui « d’une droite tenue en laisse », insistant sur le fait que « la seule manière d’être rebelle est d’être conservateur ».
« Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire.
La combinaison de ces positions n’est pas entièrement neuve : déjà dans les années 90, le parti postfasciste Alleanza Nazionale, alors allié au gouvernement de Silvio Berlusconi, avait abandonné sa posture de défense de l’État-Providence. Le spécialiste de la droite radicale Herbert Kitschelt parlait déjà, à l’époque, de « la formule gagnante » consistant à combiner libre marché et nativisme. Bien sûr, le néolibéralisme des quatre dernières décennies a toujours nécessité investissement public et interventions étatiques visant à réorganiser le marché du travail. Mais la crise financière et la pandémie ont remis cet élément sur le devant de la scène : le renforcement du cadre « national », contre le triomphalisme affiché à propos de la mondialisation, est devenu la norme – du moins dans les discours. Invité à une conférence de Fratelli d’Italia en avril, l’ancien ministre des finances de Berlusconi Giulio Tremonti a ainsi déclaré la mort des illusions mondialistes de « la République internationale de l’argent » tout en militant pour une politique de réindustrialisation nationale fondée sur des avantages fiscaux pour les sociétés qui investissent dans la relocalisation.
« Souverainisme » n’est peut-être pas le terme le plus approprié pour qualifier une telle orientation politique, si l’on considère que ce concept fait référence à la souveraineté populaire. Comme la politologue Daniele Albertazzi le remarque, Giorgia Meloni a accepté l’impossibilité de diriger l’Italie contre les marchés financiers ou contre la volonté d’une Commission européenne non-élue. Sur le long terme, la politique de Meloni vise un capitalisme plus national, dissociant les économies européennes de l’énergie russe et de l’industrie chinoise – même si l’on peut douter de la faisabilité d’un tel agenda. Mais au-delà de ces effets d’annonce, les principales implications de la politique de Meloni sont internes : elle vise explicitement à supprimer des systèmes de redistribution en faveur des chômeurs et des migrants, pour en faire bénéficier « les producteurs » – c’est-à-dire les entreprises. Ainsi, Giorgia Meloni reconnaît que les exportateurs souffrent de décennies de faibles investissements publics et de la pression sur les coûts provoquée par la monnaie unique européenne – et promet de les aider non pas en remettant en cause l’euro ou le marché unique, mais grâce à des baisses d’impôts.
L’Union européenne n’est donc pas incompatible avec une forme réactionnaire de nationalisme. Au contraire, elle a plutôt tendance à la renforcer en organisant la compétition entre les classes dominantes nationales. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le cas de la Hongrie : ce pays est devenu une destination privilégiée pour la production automobile allemande, permettant en retour à Orbán de promettre aux travailleurs qu’il les protégerait de la compétition des rivaux étrangers. Si le capital, dans son ensemble, a un intérêt dans un régime stable et à la permanence des institutions européennes, les décisions d’Orbán n’ont pour l’instant pas déclenché d’alarme suffisantes pour pousser les entreprises à quitter la Hongrie. Désormais, c’est au tour de l’Italie d’avoir un gouvernement mené par l’extrême-droite, promettant de défendre « l’intérêt national » contre « les mondialistes et les communistes » qui chercheraient à « détruire [notre] civilisation ». Les plans de Fratelli d’Italia font face à de nombreux obstacles, en particulier la crise énergétique et une probable récession. Dans tous les cas, le parti affrontera ces défis en s’inscrivant dans le paradigme néolibéral européen, non contre lui.