Une stratégie d’expansion néo-ottomane pour les uns, un complexe du sauveur ottoman pour les autres. Ankara fait des passés mémoriels en Algérie un procédé oblique au cœur de son savoir-faire discursif, exprimant ses intentions à exploiter ses propres techniques d’arrangements, en minimisant ses coûts en termes d’images. S’agit-il d’un investissement de court terme ou de long terme ? Le capital mémoriel permet à l’AKP de rivaliser avec ses concurrents-partenaires français et européens dans le marché algérien. Se déchargeant sur des acteurs parapublics et privés désormais transnationalisés, le pouvoir AKP nous rend plus attentifs à l’évolution macroscopique de son zèle idéologique post-négociations avec Bruxelles. Il mêle ainsi défiance de l’Europe et prêche de pratiques entrepreneuriales « plus vertes », fondées sur une éthique religieuse qui fidélise son partenaire algérien coreligionnaire.
D’un « néo-colonialisme » à une « inimitié française » sans fin envers les Algériens, cela fait plusieurs mois que la presse pro-gouvernementale turque passe en revue le dialogue agité entre Paris et Alger. Distinguant soigneusement « colonisation » française et « passé » ottoman, les tenants du pouvoir en place, dominé par le parti de la Justice et du Développement (Adalet ve Kalkınma Partisi, ci-après AKP), ont saisi l’occasion pour officiellement juger comme indécents la série de propos tenus par Emmanuel Macron envers le « système politico-militaire algérien », dont ce dernier dénonçait la réécriture d’une histoire officielle qui « ne s’appuie pas sur des vérités » mais sur « un discours qui repose sur une haine de la France ». Ainsi rapportés par le journal Le Monde le 2 octobre 2021, les propos du chef d’État français accusaient la Turquie quant à la performativité de ses discours, nourrissant l’hostilité des Algériens envers la France, tout en leur faisant oublier la domination ottomane exercée sur leurs ancêtres, avant la France.[1] La régence d’Alger (1516-1830) était-elle une « province » ou une « colonie » ottomane ? L’empire ottoman était-il un empire colonial ?
Si les autorités françaises et turques paraissent claires sur leur prise de position sémantique, il n’en est pas de même pour la communauté académique. Comme l’expose la sociologue de l’université de Michigan, Fatma Müge Göçek, depuis la fin des années 1990, il existe des débats historiographiques actifs autour de la nature des pratiques de domination ottomane, notamment depuis que cette aire de recherche est expérimentée autour d’un cadre d’analyse post-colonial.[2] Des catégories de « crime d’État » au « génocide » pour qualifier les expéditions coloniales françaises en Algérie ou le traitement de la population arménienne d’Anatolie au temps de la Grande Guerre, les jeux de concurrence inter-mémorielles font ressortir une compréhension nouvelle des réorganisations diplomatiques post-négociations entre Bruxelles et Ankara, en plus d’envelopper l’action au concret des techniques d’arrangements entre Ankara et Alger.
Le souvenir d’une décennie de concurrence inter-mémorielle
Tout commence dix ans plus tôt. En octobre 2011, une proposition de loi relative à la « Répression de la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi » est déposée à l’Assemblée nationale. Ce texte prévoit d’étendre la sanction relative à toute négation publique à l’encontre des génocides. Cela vise notamment le cas des Arméniens à partir de 1915, officiellement reconnu génocide par l’État français depuis la loi du 29 janvier 2001. Finalement jugé contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel en février 2012[3], cette proposition de loi n’a pas pour autant laissé le gouvernement turc indifférent. Dominé depuis 2002 par le parti AKP, celui-ci condamne cette manœuvre législative. Il la juge aussitôt comme une provocation et une emprise de biens mémoriels dont la classe politique française n’a pas à s’en rendre propriétaire. Accusant le gouvernement français, autrefois présidé par Nicolas Sarkozy, d’adopter une attitude électoraliste, Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre de Abdullah Gül, rétorque en déclarant officiellement qu’« à partir de 1945, approximativement 15 % de la population a été massacrée par les Français en Algérie. C’était un génocide ».[4] En résultat, un jeu de concurrence inter-mémorielle impose ses règles entre Paris et Ankara. Cela s’inscrit dans un contexte où les négociations se maintiennent péniblement avec Bruxelles, en vue de l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne.
Un procédé oblique[5] qui exploite des négoces bilatéraux plus verts avec les autorités algériennes
Notre union, entamée avec Barberousse Hayreddin Pasha a été apportée en trois siècles dans la paix et la justice. Nos peuples se sont toujours sentis proches l’un de l’autre. Nous sommes fiers de l’histoire commune que nous avons avec l’Algérie. Après la période ottomane, les Turcs se trouvaient parmi ceux qui ont résisté avec l’Emir Abdelkader contre les forces d’occupation (françaises).
Recep Tayyip Erdoğan, extrait de son discours prononcé à l’Assemblée nationale populaire algérienne lors d’une tournée africaine menée en 2013. (traduit du turc)
Le savoir-faire discursif du Premier ministre turc depuis 2011 prend tout son sens lorsque les chiffres tirent le constat que, jusqu’en 2013, la Turquie était un partenaire parmi tant d’autres pour l’Algérie. Placée derrière ses principaux concurrents européens, la Turquie est, jusqu’en 2012, le huitième client de l’Algérie, avec 3,04 milliards de dollars, et son septième fournisseur, avec 1,78 milliard de dollars. La France, elle, reste première du classement des principaux fournisseurs en Algérie et son quatrième client.[6] Ce faisant, la visite de l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu à Alger en 2012, suivie de celles de Recep Tayyip Erdoğan en 2013 et en 2014, visaient, par la signature d’un accord de libre-échange, à redynamiser les transactions économiques et commerciales. Celles-ci étaient autrefois entravées par les barrières douanières algériennes. La Turquie cherche ainsi à accroître ses parts dans un marché algérien au sein duquel la demande en augmentation dans tous les secteurs d’activités n’est pas satisfaite par l’offre locale. Les plus grands réseaux industriels turcs comme Yapı Merkezi ou Kayı Holdings voient, comme leurs concurrents européens, un grand avantage à contribuer aux plans d’aménagements urbains portés par le gouvernement algérien. Ces plans visent notamment à développer les réseaux de transports publics et à construire les logements sociaux sur le territoire.[7]
La MÜSİAD (Association des Industriels et Hommes d’Affaires Indépendants) est un réseau associatif patronal turc. À ce jour, ce réseau regroupe plus de 11 000 membres, dont les 500 plus grandes entreprises de Turquie. La MÜSİAD est devenue la plateforme de dialogue privilégiée par les autorités turques dans le déploiement de ses modalités d’actions en faveur du renforcement partenarial turco-algérien. L’étude consacrée par Dilek Yankaya à la MÜSİAD permet d’avoir une idée plus claire sur les socialisations politiques et partisanes convergentes entre le milieu des grandes affaires turc et les milieux AKP. Bien qu’ils n’aient pas exercé de fonctions officielles, les futurs hauts responsables du parti ayant accumulé les plus hautes positions politiques lors de l’accès de l’AKP au pouvoir en 2002 ont adhéré à la MÜSİAD dès sa fondation en 1990. Parmi eux, Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre de 2003 à 2014 puis président de la République depuis lors. Ou encore Abdullah Gül, ministre des Affaires étrangères de 2003 à 2007 puis président de la République de 2007 à 2014. Sous l’ère AKP, ce tissu patronal a consolidé son statut de bénéficiaire principal du pouvoir. En effet, dès le début des années 2000, il acquière des privilèges économiques et une influence politique, notamment au travers d’appels d’offres publics alloués par le pouvoir en place, encourageant les entrepreneurs à y adhérer.[8]
À ce même sujet, l’étude de Ayșe Buğra et Osman Savașkan sur la MÜSİAD montre que les entrepreneurs de ce réseau patronal ont arrangé leurs stratégies entrepreneuriales selon la conjoncture politique ou partisane des pouvoirs successifs en Turquie. Ce faisant, ce cercle de patrons de grandes et petites entreprises, figures de la nouvelle bourgeoisie pieuse issue des provinces d’Anatolie à l’origine critiques envers les politiques libérales et capitalistes adoptées par les pays membres de l’Union européenne, voyait des intérêts à adopter, au cours des années 2000, une attitude entrepreneuriale transposée aux ambitions idéologiques des premières années du gouvernement AKP. Ce dernier, sous l’âge d’or de ses négociations avec Bruxelles pour l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne, s’est rendu favorable à l’européanisation et à bénéficier de la globalisation à égalité avec leurs homologues européens.
Malgré ce dévouement, ces entrepreneurs religieux et conservateurs n’ont pas particulièrement renforcé leurs relations avec les pays de l’OCDE. Mais, depuis ces dernières années, ils sont gagnés par un contenu idéologique post-négociations avec Bruxelles, conjoncturel au gouvernement AKP. Sur le même principe que le « capitalisme vert », le tissu patronal, désormais reconverti à l’esprit d’un capitalisme plus sain reposant sur des pratiques entrepreneuriales privées et libérales syncrétisées à un ordre moral fondé sur une éthique musulmane, a significativement renforcé ses relations avec les pays du Proche-Orient et de l’Afrique.[9]
Un modèle partenarial public-privé exporté à Alger
Les constats sont sans appel en Algérie. En effet depuis 2012, la MÜSİAD organise chaque année des foires internationales auxquelles participent régulièrement les pays du Maghreb ; une performance qui a mené à partir de 2018 à l’ouverture d’un bureau de représentation de la MÜSİAD auprès des autorités algériennes[10] ainsi qu’à l’élaboration de nouveaux partenariats avec des réseaux d’actions rattachés à des appareils de l’Etat turc déjà déployés dans plusieurs secteurs d’activités en Algérie.
C’est le cas de la TİKA, l’« Agence Turque de Coopération et de Développement », avec laquelle la MÜSİAD a signé un protocole partenarial en 2013.[11] Rattachée au ministère turc de la Culture et du Tourisme, la TİKA a ouvert en 2015 un bureau à l’ambassade de Turquie à Alger. À partir de ce bureau se projette le lancement de plus de 80 projets de grande ampleur sur le territoire.[12] Parmi eux, des projets de restauration du patrimoine historique du pays datant de l’empire ottoman comme celui de la mosquée de Ketchaoua de la Casbah d’Alger, officiellement inaugurée en novembre 2018. À l’origine construite au XVIème siècle par le corsaire ottoman Barberousse au temps de la régence d’Alger, puis convertie en lieu de culte catholique au XIXème siècle sous l’Algérie Française, elle est finalement reconvertie en mosquée à l’indépendance de l’Algérie en 1962.[13]
Fièrement désignée comme « symbole de l’indépendance algérienne »[14] par la TİKA, la mosquée de Ketchaoua ainsi restaurée, se traduit par l’aboutissement d’un projet arrangée et négociée entre la TİKA et le ministère algérien de l’Urbanisme et du Logement, au sein duquel l’investissement des passés mémoriels motivent les intentions de la part du pouvoir AKP à se décharger[15] sur des acteurs parapublics et privés. Désormais exportée par isomorphie en Algérie, la suprastructure partenariale public-privé du pouvoir AKP fait directement transiter entre Ankara et Alger les ressources partisanes et économiques circulant entre les prérogatives des autorités administratives et le milieu des affaires turcs.
Si nous étions colonialistes, vous n’auriez pas posé cette question en français, mais en turc.
La réponse de Recep Tayyip Erdoğan à un journaliste algérien l’interrogeant quant au passé colonialiste de l’empire ottoman en Algérie, lors de sa visite dans le pays en 2018. (traduit du turc)
Le capital mémoriel, un investissement de long terme ?
Le pouvoir AKP ne compte pas s’en arrêter là. Dans un contexte actuel post coup d’État avorté en Turquie où, depuis 2016, le dialogue entre Bruxelles et Ankara est à bout de souffle, le pouvoir AKP entend surenchérir sa logistique diplomatique implantée en Algérie. Le volume des échanges commerciaux ayant progressé de 2,5 à 3,5 milliards de dollars entre 2018 et 2020, les deux partenaires, en désir de relations fortes, éthiques et fondées sur le principe gagnant-gagnant, s’engagent à mener les efforts nécessaires pour atteindre un volume d’échanges commerciaux à 5 milliards de dollars[16]. Si l’Algérie est désormais le deuxième plus grand client de la Turquie sur le continent africain, la Turquie a d’années en années gagné des places dans le classement algérien qui selon le dernier rapport en date de l’année 2020, la positionne désormais quatrième de ses principaux clients, derrière l’Italie, la France et l’Espagne[17].
Le pouvoir AKP fait-il pour autant de l’Algérie sa nouvelle chasse gardée en Méditerranée ? Si l’Histoire nous montre qu’il fut le seul membre de l’Alliance Atlantique à avoir livré des armes au FLN, et unique « pays musulman » à avoir voté jusqu’en 1960 en faveur de la France aux nations unies lors de la guerre d’Algérie[18], le gouvernement d’Ankara cherche par son attitude diplomatique post-européenne[19] à contourner ses rapports de pouvoir avec ses hybrides partenaires-concurrents européens en se redéployant chez ses coreligionnaires du pourtour méditerranéen. Situées dans un processus de négociations avec Bruxelles désormais figées depuis ces dernières années, les mises en pli mémorielles permettent avant tout au pouvoir AKP d’exploiter et domestiquer ses dissemblables techniques d’arrangements partenariaux en minimisant ses coûts en termes d’images. Si les autorités turques et algériennes sont désormais fin prêtes à écrire avec « la main de leurs propres historiens »[20] leur passé turco-algérien, les rendements que génère le capital mémoriel devraient bien convaincre l’entreprise AKP à en faire un investissement de long terme.
Notes :
[1] KESSOUS, Mustapha. « Le dialogue inédit entre Emmanuel Macron et les « petits-enfants » de la guerre d’Algérie », Le Monde, 02 octobre 2021.
[2] GÖÇEK, Fatma Müge. (2012). « Postcoloniality, The Ottoman Past, and the Middle East Present », International Journal of Middle East Studies, vol. 44, n°3, pp. 549-563.
[3] Site officiel de la République Française. (France, Paris) « Proposition de loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi », 29 février 2012.
[4] Recep Tayyip Erdoğan, 2011, lors de « la conférence du rôle de la femme et du changement dans les sociétés musulmanes ».
[5] VILLAR, Constanze. Le discours diplomatique, Paris, l’Harmattan, coll. Pouvoir Comparé, 2008, 301 p.
[6] « Statistiques du commerce extérieur de l’Algérie (Période : année 2012) », Ministère des Finances Direction Générale des Douanes.
[7] MOKHEFI, Mansouria. (2013). « Le Maghreb dans la politique arabe de la Turquie. Aperçus sur une stratégie en développement », Notes de l’Ifri, 100 p.
[8] YANKAYA-PEAN, Dilek. « Chapitre II. L’intégration de la bourgeoisie islamique à l’élite », dans La nouvelle bourgeoisie islamique : le modèle turc. sous la direction de Yankaya-Péan Dilek. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Proche-Orient », 2013, p. 125-142.
[9] BUĞRA, Ayșe ; SAVAŞKAN, Osman. Türkiye’de Yeni Kapitalizm. Siyaset, Din ve İș Dünyası [Le nouveau capitalisme en Turquie. La relation entre les politiques, la religion et le monde des affaires.], İstanbul, İletișim, 2014, 296 p.
[10] « MÜSİAD’ın 214. noktası Cezayir » [Le 214ième point de la MÜSİAD est l’Algérie], HaberOrtak, 19 novembre 2018.
[11] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), « TİKA ve Müsiad Arasında Geniş Kapsamlı İşbirliği Protokolü İmzalandı » [Un protocole partenarial de grande envergure a été signé entre la Müsiad et la TİKA], 2013.
[12] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.
[13] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), « Dünya Kültür Mirası – Keçiova Camii Restorasyonu. » [Le patrimoine culturel mondial – la Restauration de la mosquée de Ketchaoua], 2017, 15 p.
[14] Türk İşbirliği ve Koordinasyon Ajansı Başkanlığı. Site officiel de la TİKA, (Turquie, Ankara), Op. Cit., p. 6.
[15] HIBOU, Béatrice. (1999) « « La « décharge », nouvel interventionnisme », Politique africaine, vol. 73, n°1, pp. 6-15
[16] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.
[17] « Statistiques du commerce extérieur de l’Algérie (Période : année 2020) », Ministère des Finances Direction Générale des Douanes.
[18] JOSSERAN, Tancrède. (2012). « La Turquie et la Guerre d’Algérie, un tiers-mondisme atlantique ? », Les Clés du Moyen-Orient.
[19] La « post-européanité » est un paradigme soulevé par Nilüfer Göle afin de caractériser le tournant pris par le gouvernement d’Ankara dans son attitude diplomatique à l’égard de l’Europe, dans le contexte du Printemps arabe, à partir de 2011. Voir : Göle, Nilüfer. « La Turquie, le Printemps arabe et la Post-Européanité », Confluences Méditerranée, vol. 79, no. 4, 2011, pp. 47-56.
[20] « Türkiye-Cezayir İlişkilerinin Geleceği » [L’avenir des relations Turquie-Algérie], ORSAM, 28 mai 2020.