Dominique Simonnot : « Le consensus actuel sur l’hôpital psychiatrique est mortifère »

Dominique Simonnot, © T.Chantegret pour le CGLPL

Comment s’assurer que les droits fondamentaux des personnes placées en prison ou dans un hôpital psychiatrique soient respectés ? Depuis sa création le 30 octobre 2007, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) assure un contrôle sur les conditions de prise en charge des personnes privées de liberté comme les patients psychiatriques, les détenus ou les enfants délinquants. Cette autorité indépendante, peu connue du grand public – et semble-t-il trop peu écoutée -, constitue une garantie indispensable à l’État de droit. « On ne sort pas toujours soigné de l’Hôpital psychiatrique » nous a avoué Dominique Simonnot, Contrôleure générale, que nous avons rencontrée pour Le Vent Se Lève. Propos recueillis par Gaspard Bouhallier.

LVSL – Votre parcours professionnel est atypique. Vous avez été éducatrice dans l’administration pénitentiaire et, à partir des années 1990, vous avez commencé une carrière dans le journalisme, d’abord à Libération puis au Canard enchaîné. Depuis octobre 2020, vous avez remplacé Adeline Hazan à la tête du CGLPL. Comment passe-t-on de journaliste spécialisée dans les comparutions immédiates à Contrôleure général des lieux de privation de liberté ?

Dominique Simonnot – Le fait est que je n’ai pas postulé du tout. Je n’ai jamais pensé ni même rêvé d’arriver là. Être Contrôleure, cela ne m’a pas effleuré du tout dans ma carrière de journaliste et un jour ça m’est tombé dessus. Après réflexion, je me rends compte que ce poste est une conclusion cohérente à ma carrière parce qu’il s’agit de l’ensemble des sujets que j’ai toujours traités en tant que journaliste. C’est pour moi une belle manière de conclure mon travail.

LVSL – Pouvez-vous dire en quelques mots comment vous concevez votre mission actuelle en tant que Contrôleure des lieux de privation de liberté ?

D. S. – Je trouve que c’est le plus beau métier que j’ai exercé. Parce qu’il s’agit de faire respecter les droits fondamentaux des plus vulnérables d’entre nous. Les prisonniers – même si l’on peut dire qu’ils ont fauté, qu’ils ont commis des infractions et qu’ils sont punis pour ça, une fois qu’ils sont en prison – se retrouvent tout de même dans un état de grande vulnérabilité. Je ne parle évidemment pas des grands caïds, mais pour la majorité d’entre eux c’est un fait incontestable.

Tous les gens dont on est chargé d’examiner le respect des droits sont parmi les plus vulnérables qui soient. Les malades mentaux, les enfants dans les centres éducatifs fermés et dans les prisons, les prisonniers, les étrangers enfermés dans les centres de rétention, les gardés à vue sont tous à un moment donné en situation de faiblesse par rapport à nous, par rapport à toute la société. Ils sont en même temps des gens que les autres n’aiment pas voir, qu’on n’aime pas tout court et que l’on rejette.

Je trouve donc que c’est un beau métier que de participer à leur acceptation dans la société et à diffuser l’idée dans la sphère publique que leurs droits doivent absolument être respectés parce qu’autrement nous sortons de la civilisation humaine et de l’espace démocratique. Une société qui ne respecte pas ses prisonniers est au fond une société méprisable.

LVSL – Justement, comment faites-vous pour faire respecter ces droits les plus élémentaires ? Quels sont les moyens techniques, humains et légaux du CGLPL ? Ces moyens sont-ils suffisants au regard de la surpopulation des institutions carcérales et de la crise de la pédopsychiatrie que vous évoquez dans votre rapport d’activité de 2022 ?

D. S. – Le CGPLP dispose d’un ensemble de moyens significatifs. Tout d’abord nous sommes une autorité administrative indépendante. Ce qui fait que la parole du CGLPL est entièrement libre. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je n’ai pas été nommée pour plaire au pouvoir politique ni pour plaire à quiconque d’ailleurs.

Concrètement, nous sommes une équipe constituée de soixante-six personnes, au sein de laquelle on trouve des contrôleurs permanents, des chefs de mission qui partent sur le terrain quinze jours tous les mois à la tête d’une équipe. Pendant ces quinze jours, mes collègues sont confrontés à des réalités difficiles. En ce qui me concerne, je vais autant que je peux sur site.

Parfois on peut observer des modes de gestion et des conditions de traitement qui nous rassurent un peu. Malheureusement le plus souvent nous sommes confrontés à des situations qui nous effraient, qui nous révoltent et qui nous donnent l’occasion de proposer de profonds changements. Toute notre activité est publique. Après chaque visite nous produisons un rapport. J’essaie de peser de toutes mes forces pour qu’il soit rendu le plus rapidement possible. Nous avons d’ores et déjà réussi à raccourcir certains délais.

Enfin, par ordre croissant de gravité, nous disposons de modes d’interpellation des pouvoirs publics tels que la lettre au ministre quand la situation nous paraît grave et qu’elle doit être soulignée, les recommandations simples et les recommandations d’urgence. Dans ce dernier cas, les ministres sont obligés de nous répondre ce qui peut parfois les embarrasser. C’est pour cela que je dis que notre institution n’est pas là pour plaire. Dernièrement, nous avons semble-t-il agacé le ministre de l’Intérieur en faisant part de nos réflexions sur les gardes à vue liées aux manifestations contre la réforme des retraites.

LVSL – Comment êtes-vous amenée à contrôler telle ou telle structure psychiatrique ou pénitentiaire ? Qui vous saisit ? Les patients, l’administration pénitentiaire ?

D. S. – Tout d’abord, il y a les endroits que nous n’avons pas visités depuis longtemps. Ensuite, il y a les endroits qui nous sont signalés par les lettres. Par exemple, des lettres des patients, des détenus, de leurs proches, des associations, des visiteurs de prison. Nous intervenons le plus rapidement possible et sans prévenir.

LVSL – Et c’est une pratique systématique de ne pas prévenir les établissements ?

D. S. – Oui, sauf dans certains hôpitaux. Dans certains cas, il est nécessaire de prévenir parce qu’il peut y avoir des contextes dramatiques dans lesquels il faut à tout prix éviter de faire dysfonctionner le service. La problématique des déserts médicaux est également critique dans le secteur psychiatrique. Dans les hôpitaux où l’on traverse des services où il y a moins de 30 % de soignants, il y a forcément des conséquences sur la qualité de la prise en charge des patients et notre présence ne doit pas constituer un problème supplémentaire. Dans tout autre cas, nous ne prévenons jamais. Dans les prisons, nous ne prévenons jamais de notre venue.

LVSL – On vous connaît pour vos prises de position critiques sur les prisons et notamment sur la surpopulation carcérale. Qu’en est-il de la psychiatrie publique ? Quel regard portez-vous sur la situation actuelle des établissements hospitaliers et médico-sociaux en psychiatrie ?

D. S. – Il faut considérer ces situations dans leur ensemble. Si vous y pensez bien les racines du problème se forment dès l’enfance. Une proportion considérable des gens que l’on retrouve sur les bancs des comparutions immédiates ou en prison sont des gens jeunes qui sont passés par les centres éducatifs fermés, les centres pour enfants, mais qui avant venaient de l’aide sociale à l’enfance et qui avaient été placés dans des foyers. Des foyers qui, bon sang, ne sont pas ce qu’ils devraient être, parce que dans notre pays, les familles d’accueil, les foyers, la jeunesse en difficulté, ne bénéficient pas de tout le soin et l’attention que la communauté nationale leur doit. D’autre part, ces espaces sont très mal contrôlés. Je rappelle au passage que les enfants enfermés bénéficient de trois quarts moins d’heures de cours d’enseignement que leurs camarades du dehors.

C’est à peu près du même ordre en ce qui concerne la pédopsychiatrie. Il y a des territoires entiers qui sont dépourvus de services de pédopsychiatrie et de pédopsychiatres tout court. Quand les troubles ne sont pas pris en charge chez les jeunes, ne sont pas détectés, ne sont pas soignés, il ne faut pas s’étonner qu’ils deviennent de plus en plus graves et qu’arrivés à un certain âge, à l’adolescence, à l’âge adulte, cela produise des décompensations tragiques pour eux et pour la collectivité. Si aucune mesure, aucun geste n’est fait avant ou fait de façon aléatoire, trop parcellaire, il est évident qu’on laisse advenir les catastrophes. Or, la psychiatrie publique devient elle-même une sorte de catastrophe sociale du fait du manque de moyens en pédopsychiatrie, du fait du manque de soignants et de médecins hospitaliers aussi, eux qui sont souvent remplacés par des formes de praticiens mercenaires… Tout cela ne permet pas de construire une société du soin et du respect dû à la souffrance humaine.

LVSL – Vous devenez Contrôleure général en octobre 2020, quelques mois après le premier confinement. Pouvez-vous nous dire qu’elles ont été les conséquences de la Covid 19 et des mesures de confinement sur les droits fondamentaux des patients en psychiatrie, et plus généralement des détenus ?

D. S. – Dans les prisons il y a eu tout un tas de restrictions apportées aux visites des proches. Dans les parloirs tout d’abord, puis évidemment les listes d’objets que l’on pouvait apporter de l’extérieur aussi, enfin le fonctionnement des cantines. L’ensemble de la vie quotidienne dans ces lieux a été heurtée de plein fouet. Dans les hôpitaux psychiatriques également, il y a eu beaucoup de restrictions et qui ont perduré après la fin du confinement. Cela a eu une influence significative sur les droits fondamentaux.

À ce moment-là, je débutais dans cette fonction, donc je découvrais tout avec des yeux novices, car quand vous êtes journaliste, ce sont des endroits qui vous sont interdits. La presse n’accède à la prison qu’à travers des visites guidées. Quant à l’hôpital psychiatrique, je l’ai connu, mais il y a très longtemps, il a beaucoup changé depuis. Les centres de rétention étaient purement et simplement interdits d’accès aux médias. J’ai le sentiment de tout redécouvrir aujourd’hui.

LVSL – Quand on lit de vos rapports de visite de 2021, on a l’impression que les mesures d’isolement et de contention en psychiatrie, si elles sont inégales selon les établissements, sont souvent réalisées dans des conditions dégradantes et ne respectant pas l’intimité des patients. De surcroît, on a l’impression que les équipes soignantes peinent à les réduire. Quel est votre avis sur ces mesures ? Accompagnez-vous par ailleurs les équipes pour les réduire, du moins celles qui veulent les réduire ?

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D. S. – Il est vrai que sur place on se retrouve face à des équipes très accueillantes, qui ont envie d’échanger avec nous sur leurs pratiques et qui se rendent compte chemin faisant, qu’elles peuvent être prises dans des routines dysfonctionnelles. On a croisé des choses effarantes. Des mineurs isolés enfermés dans des chambres avec un grand hublot qui les laissaient à la vue de tous quand on passait dans le couloir, ou bien même des mineurs en contention. Autant d’individus pour lesquels il faut bien se rendre à l’évidence que le consentement n’est souvent pas respecté. Il faut bien voir qu’il y a également un gros problème avec les mineurs qui sont placés à la demande de leurs parents. On considère pratiquement que leur consentement est admis à travers leurs parents. Nous voulons que les choses soient plus précises sur le consentement des mineurs car ce sont des personnes à part entière.

Il y a également des endroits où nos équipes constatent que la loi sur l’isolement et la contention est détournée. C’est-à-dire que la contention ou l’isolement sont fractionnés de façon à ne pas passer devant le juge. Par ailleurs, je pense qu’en sus de la répugnance envers ces pratiques, les magistrats n’aiment pas trop s’embarrasser de ce type de procédures. Les médecins aussi. Ces audiences leur prennent du temps, diluent leur activité dans des monceaux de paperasse.

Il n’empêche qu’un regard extérieur sur ce qu’on peut appeler le pouvoir médical est essentiel et que le simple fait qu’il y ait ce regard du juge participe à restreindre ces mesures d’isolement et de contention. Il est vrai cependant que souvent je me suis trouvée, non pas durant les visites, mais pendant des colloques face à des médecins psychiatres assez remontés contre nos contrôles et qui disaient qu’on n’y comprenait rien et nous vantaient les vertus thérapeutiques de l’isolement et de la contention. Ce que je conteste totalement!

Vidéosurveillances des chambres d’isolement, © T.Chantegret pour le CGLPL

LVSL – Le 19 juin 2020, le Conseil constitutionnel a censuré une partie de l’article L-3222-5-1 du Code de la santé publique qui encadre les mesures d’isolement et de contention en psychiatrie. Ce n’est toutefois que depuis les débats sur la loi portant sur le financement de la Sécurité Sociale pour 2022 qu’un article a été rajouté de façon à renforcer le pouvoir du juge des libertés. Avez-vous interpellé le gouvernement ou les élus sur ce sujet ?

D. S. – Non. Mais on a donné nos avis pour que le champ du juge soit le plus grand possible. On rencontre énormément d’avocats impliqués, notamment les avocats de Versailles. Ils sont une quarantaine et ont formé un groupe qui intervient énormément dans les hôpitaux psychiatriques. Ce genre d’initiative est salutaire et la spécialisation des avocats me paraît essentielle car j’ai déjà eu l’occasion d’assister à des séances où tant le juge que l’avocat semblaient perdus devant les subtilités de ce type de situation.

LVSL – Perdu ? Voulez-vous dire qu’ils ne connaissaient pas la procédure ?

D. S. – Il faut comprendre que les magistrats sont noyés sous les ordonnances et les prescriptions. Ils se demandent souvent si ils sont bien légitime moralement à statuer sur des restrictions de libertés aussi particulières. Cette gêne morale bien compréhensible, complique beaucoup les procédures.

LVSL – En dehors des professionnels de santé et des associations de patients, la situation de la psychiatrie publique ne fait l’objet que d’une attention relative de la part des parlementaires. Pourtant, et vous l’avez bien décrit, c’est un secteur en crise structurelle, notamment en pédopsychiatrie. Estimez-vous qu’un débat national sur la psychiatrie serait nécessaire pour la régler ?

D. S. – Oui ! À condition que ce ne soit pas l’énième débat sur la psychiatrie se concluant par un satisfecit trompeur. Tous ces débordements de la prison et de la psychiatrie, tous ces manques, toutes ces carences, tous ces défauts, toute cette façon de ne pas prendre les problèmes à bras le corps, vont nous coûter très cher sur le temps long. Plus cher que de construire un hôpital, plus cher que de désincarcérer les gens, c’est-à-dire de juguler les entrées et de favoriser les sorties. Parce que les troubles psychiques qui ne sont pas pris à temps empirent, ce qui paraît logique ! Tout cela va nous coûter en termes de récidive, de risques psycho-sociaux. Si les pathologies ne sont pas prises à temps peut être qu’elles dureront plus longtemps, peut être que cela se traduira par des hospitalisations plus longues et donc plus coûteuses. Ce sont des calculs à la petite semaine qui sont fait à travers les logiques austéritaires actuelles.

Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas un vaste plan de recrutement des psychiatres et des soignants ni pourquoi on ne rend pas ce métier plus attractif. Et je ne comprends pas qu’on ne puisse pas dire cela sans se voir rétorquer que le Contrôle n’avait qu’à ne pas ajouter de la paperasse avec l’isolement et la contention. Il faut agir pour restaurer une institution et pas chercher à tout prix à sauvegarder un consensus aujourd’hui mortifère.

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