Michel Foucault a théorisé, dans Surveiller et punir, le fait que chaque épidémie, par-delà sa dimension médicale et ses enjeux scientifiques, était porteuse d’un « rêve politique ». Si une maladie est une épreuve qui affecte un corps social, si elle implique donc de mettre en place des techniques afin de préserver les individus, de limiter les contagions, d’enrayer la dynamique de la mortalité, il n’en demeure pas moins que ces techniques ne sont pas neutres : elles mettent en mouvement une certaine pratique du pouvoir, elles donnent libre cours à des imaginaires spécifiques, elles ébranlent notre vision du « vivre-ensemble », inventent de nouvelles solidarités et tissent de nouvelles aliénations. Le lépreux, par exemple, incarnait à lui seul une figure dangereuse, qu’il fallait à tout prix isoler, rejeter, exiler, chasser des espaces communs ; ainsi naquit un rêve politique de la « clôture ». Quant à la peste, avec ses politiques de quarantaine, de contrôle permanent, de surveillance scrupuleuse des bien-portants, elle répandit pour sa part le fantasme d’une discipline absolue, à laquelle personne ne pourrait se dérober vraiment. Et, selon Foucault, ces deux imaginaires se sont mêlés l’un à l’autre tout au long du XIXe siècle, pour engendrer les rouages de la discipline moderne : celle qu’on voyait à l’œuvre dans les prisons, dans les asiles, dans les établissements d’éducation, ou encore dans les hôpitaux.
Quel est donc le rêve politique que véhiculent le coronavirus et la manière dont nous avons répondu à son apparition ? Problème difficile, bien sûr, et qu’on ne saurait trancher aujourd’hui. Nous devinons que ce virus est le prodrome de quelque chose, qu’il inaugure un « monde d’après », que les politiques mises en œuvre auront des conséquences lointaines, qu’un vent de désolation soufflera pendant longtemps sur les esprits, sur l’économie, sur notre existence collective – mais quelle est la raison d’être de ce vent ? Où se dirige-t-il ? Et vers quel horizon nous mène-t-il ? Commencer de répondre à ces questions n’est cependant pas impossible : il importe de comparer cette épidémie à celles qui l’ont précédée, et de mettre en relief ses singularités.
Le coronavirus, personne ne le nie, est une maladie mortelle – mais mortelle à quel titre ? Rapportée à celle de la peste ou du cancer (même si ce dernier n’est pas « contagieux »), personne ne le niera non plus, sa létalité est infime. Ce qui est inédit, avec la covid-19, n’est donc pas l’épidémie en elle-même, mais la volonté de paralyser l’entièreté du monde en son nom : de masquer les citoyens, de les confiner, de leur soumettre à un lot innombrable d’interdictions, et de leur imposer le décompte, presque quotidien, des individus ayant perdu la vie à cause de cette maladie. Face à cette épidémie, il y eut, en France et dans la quasi-totalité du monde, un coup d’État du médical. Par cette expression, nous n’entendons pas signifier que les médecins auraient pris le pouvoir ; mais la dimension médicale en elle-même, mais le souci de la santé ont pris le pas sur toutes les autres considérations. Le coronavirus a été sacralisé, en réduisant au silence toutes les autres circonstances ou maladies qui engendrent la mort et brisent les existences. Nous savons pourtant, désormais, que le confinement a créé des désastres immenses : explosion du taux de dépressifs, paupérisation généralisée, augmentation du nombre d’infarctus, d’AVC, de cancers non dépistés, de maladies non traitées, sans parler des suicides, de la malnutrition, des enfants privés d’instruction, des étudiants abandonnés à leur sort, des personnes âgées privées de leur famille, de ce parfum de déréliction, d’amertume et de nihilisme. Mais il faut croire qu’un modèle s’est imposé, où il faut à tout prix protéger la « santé » – à ceci près que, désormais, la « santé » est l’autre nom d’une atmosphère de mort déguisée en bien-être. À vrai dire, l’injonction à vivre, tournant à vide, s’est retournée contre la vie elle-même. La mort, pourtant, n’est jamais aussi tétanisante que lorsqu’on cherche à la supprimer de l’horizon ; alors, la vie s’éteint lentement, trempant dans le formol de sa préservation aveugle.
Autre singularité : à l’époque des pestes, la quarantaine créait une situation de solitude. Les individus, reclus dans leur maison, n’étaient plus en contact avec le reste du monde. Or, quand nous avons connu le confinement, à présent que nous connaissons le couvre-feu, ces situations d’enfermement ne correspondent plus à des expériences de séparation : toutes les distances ayant été abolies par le numérique, nous nous retrouvons dans une situation très étrange où nous avons la possibilité de faire un appel vidéo à des contacts australiens, tout en étant privés du droit de retrouver des amis dans le bistrot d’en bas. Les frontières disparues sont remplacées par celles de l’individu. Reliés à la totalité de la planète, harcelés par le bruit fracassant des réseaux sociaux, nous sommes enfermés au sein des frontières de notre peau.
Il est frappant de relever que, lors de la campagne électorale de 2017, Emmanuel Macron s’était présenté comme le candidat qui lutterait contre « l’assignation à résidence des français ». Expression qu’il convoquait afin de chanter les vertus de la mobilité, d’en appeler à plus de « fluidité sociale » et d’égalité des chances. Un étrange lapsus de l’Histoire aura dépouillé cette métaphore de son sens figuré, pour la faire advenir en ce qu’elle avait de littéral. Plus étrange encore, notre assignation à résidence ne fut pas une assignation à l’isolement total, puisqu’elle nous incitait à toujours plus de connectivité numérique, ce qui nous a condamnés à vivre dans une mondialisation sans monde. Nous avons été écartelés entre deux dynamiques qui nous conduisaient chacune vers des directions opposées. D’un côté, fermeture totale de toutes les frontières physiques : impossibilité de sortir de son pays, de son département, de sa commune, de son quartier, de son « chez-soi ». De l’autre, multiplication infinie des liens immatériels, constitution d’un être social artificiel qui se nourrit de la dissolution de son corrélat réel, déploiement d’un univers numérique effervescent et autonome, dont l’effet fut d’accroître la solitude en la rendant, de facto, impossible. Le coronavirus a vu naître une effrayante équation : vivre ensemble = vivre séparés.
Le coronavirus, serait-on tenté de répondre, est une crise ; et il est « normal » qu’une crise ait appelé des mesures de crise. Nous ne le nions pas. Mais l’important est de savoir à quel point la « crise » redessine les critères de la normalité. L’enjeu n’est pas seulement de se demander ce qu’il restera des mesures anti-covid après la covid, mais de constater que ces mesures tendent, de plus en plus, à revêtir l’apparence de la normalité. Du confinement au couvre-feu, elles se sont adaptées à la possibilité de ne plus perturber la « marche habituelle » du monde. Le confinement ne pouvait pas s’éterniser, car il sabordait l’économie ; c’était bel et bien une mesure de crise. Le couvre-feu est certes un confinement qui concerne la moitié de la journée, mais l’erreur serait de croire qu’il est un confinement divisé par deux ; au contraire, il étend, il multiplie la logique du confinement dans un temps infini. Le couvre-feu durera longtemps, mais rien n’empêcherait qu’il continue éternellement, dans la mesure où il rend « vivable » la paralysie du monde. Le confinement se déployait sans faire de compromis : sous prétexte de nous protéger, il interdisait tout. Le couvre-feu joue aux fines bouches : oui au travail, oui aux déplacements, oui aux rendez-vous diurnes, oui aux déjeuners expéditifs ; mais non à la culture, non au théâtre, non à la socialité, non aux rencontres vespérales, non aux dîners familiaux, non aux promenades dans un Paris obscur, non à la belle étoile. Dans cette optique, certaines contaminations sont acceptées, voire encouragées, pour peu qu’elles aient lieu dans des open-space ou des rames de métro. Alors, elles sont justifiées par le fait qu’elles répondent à des contextes d’utilité publique : le travail, les transports, la socialité minimale… Mais celles qui naissent de la nuit, celles qui sont enfantées par l’esprit de la gratuité (sauf pour les travailleurs nocturnes, qui ne sont bien entendu pas soumis au couvre-feu), celles qui ne sont pas justifiées par leur utilité sont déclarées superflues, et donc intolérables. Le couvre-feu autorise le jour à « fonctionner normalement » et verrouille le silence de la nuit. Derrière cette semi-liberté se cache pourtant une double aliénation : l’obligation de faire comme si tout était normal quand rien ne l’est.
Si le rêve sublime nos désirs inconscients, le rêve politique du coronavirus serait donc celui d’un cauchemar, qui laisse transparaître des hantises. Cauchemar d’une civilisation qui a congédié toute dimension tragique de son destin, et qui se voit incapable d’affronter, en face, la perspective de la mortalité, à savoir le caractère de notre condition. Cauchemar des dirigeants qui instaurent des états d’urgence, qui ordonnent de recouvrir les visages, qui créent un climat de panique, qui acceptent de voir les inégalités sociales croître comme jamais, qui mettent entre parenthèses l’Histoire – tout cela au nom d’une maladie incomparable à la peste. Nous croyons savoir, pour notre part, que nous sommes mortels, et que nous n’avons aucun moyen d’abolir cette réalité. Notre peuple, qui ne s’est jamais résolu à la soumission, ne mérite pas d’être traité comme une assemblée d’enfants : il a le droit de se tenir debout.
Pourquoi cette épidémie est-elle particulièrement difficile à analyser dans ce qu’elle a de propre ? Risquons une hypothèse : le coronavirus aurait vu apparaître un nouveau clivage politique. Il existait jusqu’alors, et il existe encore, une dualité droite-gauche, à laquelle s’est ajoutée, depuis quelques décennies, un paramètre différent : l’opposition directe entre le principe des nationalités et le flux mondialisé. À ces deux clivages structurants semble s’en superposer un autre – la confrontation entre une dynamique liberticide et un mouvement de défense des libertés, mouvement qui n’est plus « libertaire » dans la mesure où son aspiration n’est pas d’étendre les libertés, mais de les protéger. Dire que ces clivages se superposent, cela signifie qu’ils ne se recoupent pas nécessairement, mais qu’ils tendent, chacun, à complexifier le paysage socio-politique, en dessinant une cartographie aux critères multiples où les lignes de rupture s’entrecroisent et rentrent en collision. Voilà ce qui pourrait augmenter la cacophonie, et peut-être la richesse, du débat démocratique dans les prochaines années.