Échec de la Super-League : une victoire du football populaire ?

@roarnews.co.uk, Spielball, adidas, Symbolbild

Lundi 19 avril, des millions de fans de football se sont réveillés avec une gueule de bois, mais pas celle qu’ils ont coutume de connaître au lendemain d’une défaite de leur équipe préférée. Cette fois, les médias annonçaient la création imminente d’une Super League européenne par un noyau de quelques dirigeants de clubs de football européens fortunés. Cette Super League européenne devait concurrencer puis remplacer la ligue des champions, la compétition européenne des clubs qui règne sur l’Europe depuis 1992 et qui succédait à la Coupe des clubs champions européens, créée quant à elle en 1955. Fondé sur des préceptes mercantiles et devant permettre à des clubs fortunés d’amasser des recettes télévisuelles encore plus importantes, le projet est le dernier rejeton du processus d’ultra-libéralisation et de financiarisation à l’œuvre dans le football européen et mondial depuis des décennies. La Super League est désormais un projet mort-né, la quasi totalité des clubs fondateurs l’ayant quitté face à la vague d’indignation qu’il a suscité. Seuls restent le Real Madrid, le FC Barcelone et la Juventus de Turin. Et pourtant, le foot-business est loin d’être derrière nous.

La ligue des champions, une compétition de football européenne au fonctionnement a priori méritocratique

La Super League devait à terme remplacer la ligue des champions, compétition de football organisée depuis 1955 par l’UEFA (Union européenne des associations de football). La ligue des champions est la compétition sportive la plus suivie au monde après la coupe du monde de football. Elle voit s’affronter à l’échelle européenne les clubs qui ont été les plus performants au sein de leurs championnats nationaux lors de la saison précédente. Les clubs participants s’affrontent d’abord lors d’une phase de poules (à l’heure actuelle, 8 poules comprenant chacune 4 équipes) puis lors de phases finales comprenant des huitièmes de finale, des quarts de finale, des demi-finales et pour finir, une finale. Cependant, tous les pays ne sont pas représentés également. Les fédérations de football nationales sont classées chaque année en fonction des résultats obtenus par leurs clubs au sein des compétitions européennes. Le classement prend en compte les résultats au cours des cinq dernières années. En fonction de leur situation au sein de ce classement, certaines fédérations envoient les quatre premiers de leur championnat en ligue des champions (Angleterre, Espagne), d’autres les trois premiers (Allemagne et Italie), d’autres encore les deux premiers (France, Portugal). Les pays d’Europe de l’Est et du Nord se partagent généralement les miettes, en passant par une succession de tours préliminaires qui seuls leur permettent d’accéder à la compétition en tant que telle.

Cette dernière permet aux clubs participants de s’assurer des revenus conséquents. La simple participation rapporte 15 millions d’euros aux clubs et chaque victoire assure un gain de 2,7 millions d’euros. Tout club qui parvient en huitièmes de finale gagne automatiquement 9,5 millions d’euros, 10,5 millions d’euros si il parvient en quarts, 12 millions pour les demis, 15 millions pour la finale et 19 millions si il emporte la victoire finale. Il faut ajouter à cela le TV pool, c’est-à-dire les revenus qu’assurent les droits TV aux clubs participants. Ceux-ci sont répartis par l’UEFA, l’instance dirigeante du football européen. Ces revenus sont répartis par club en fonction de plusieurs critères : classement dudit club lors du dernier championnat, nombre de matchs européens joués par le club, coefficient UEFA du championnat auquel appartient le club(1) – le coefficient UEFA est un indice calculé chaque année sur la base des performances sportives européennes de chaque pays – en 2021, la France est 5ème au classement de l’indice UEFA.

La ligue des champions repose donc sur un principe a priori méritocratique : ce sont les meilleurs clubs des meilleurs championnats européens qui s’affrontent, et seules leurs compétences sportives à l’échelle européenne leur donnent le droit d’accéder au sommet du football européen et déterminent la part de revenus qui leur revient.

Le projet de Super League européenne, dernier rejeton de l’ultra-libéralisation et de la financiarisation du football

Le projet de Super League promettait de mettre à bas ces généreux principes. Les 12 clubs fondateurs de la Super League (Real Madrid, FC Barcelone, Atletico de Madrid en Espagne ; Inter de Milan, AC Milan, Juventus de Turin en Italie ; Arsenal, Tottenham, Manchester United, Manchester City, Liverpool en Angleterre) auraient eu une place assurée et permanente au sein de la nouvelle compétition tandis que 5 clubs auraient été « invités » chaque année sur la base de critères flous. La compétition aurait vu la tenue d’une phase de poules organisée autour de 2 groupes de 10 équipes puis d’une phase finale. Le nombre de matchs augmentait ainsi sensiblement par rapport à la ligue des champions. Le format de cette compétition permettait, selon ses organisateurs, de voir s’affronter chaque année les meilleures équipes continentales. En effet, les 12 clubs fondateurs cumulent l’essentiel des victoires en ligue des champions et sont pour la plupart habitués au haut du tableau en ligue des champions. Cependant, la participation des clubs à la Super League n’était plus conditionnée par leurs résultats sportifs au cours de la saison précédente mais par une sorte de légitimité historique largement contestable puisque certains clubs historiques de la ligue des champions comme l’Ajax Amsterdam ou le Celtic Glasgow, multiples vainqueurs au cours des décennies 1960, 1970 et 1980 ne faisaient pas partie des plans de la Super League. La présence des clubs n’ayant encore jamais participé à une quelconque ligue des champions ou ayant toujours échoué en phase de poules n’était quant à elle même pas envisagée.

La Super League avait en réalité l’avantage d’assurer chaque année une place européenne à des clubs puissants financièrement mais soumis chaque année à l’incertitude inhérente au football. L’adhésion de ces clubs au projet de Super League repose donc surtout sur un argument de stabilité financière. Les clubs fondateurs de ce projet représentent les principaux marchés à l’échelle européenne et ils sont pour la plupart cotés en bourse et soutenus par des fonds d’investissement étrangers. L’intégration de ces clubs au sein de marchés financiers les rend ainsi dépendants financièrement d’investisseurs et d’actionnaires qui cherchent à limiter les risques conjoncturels de pertes financières et de manques à gagner qu’engendrerait leur non-participation à la ligue des champions. La Super League promettait donc de sécuriser des investissements soumis jusqu’ici à l’aléa du sport. C’est ce qu’expliquait notamment celui qui a piloté le projet, l’actuel dirigeant du Real Madrid Florentino Perez lors de l’émission espagnole El Chiringuito du 19 avril : « Nous avons besoin d’argent pour le football, nous voulons que cet argent soit stabilisé et que le monde du football fonctionne comme une pyramide. Si l’argent est assuré, alors celui-ci peut descendre vers les étages inférieurs du monde du football». L’argumentaire est ici très proche de celui dit de la « théorie du ruissellement » chère au libéralisme économique et à son principal représentant français, Emmanuel Macron. Avec ce projet, Liverpool et la Juventus de Turin, clubs parmi les plus riches à l’échelle européenne mais respectivement 6ème et 4ème de leurs championnats respectifs et à l’heure actuelle non qualifiés pour la prochaine édition de la ligue des champions, n’avaient plus aucune crainte à avoir. De même, la présence des clubs milanais au sein de la ligue des champions, peu assurée ces dernières années, était cette fois gravée dans le marbre de la Super League.

« Nous avons besoin d’argent pour le football, nous voulons que cet argent soit stabilisé et que le monde du football fonctionne comme une pyramide. Si l’argent est assuré, alors celui-ci peut descendre vers les étages inférieurs du monde du football »

Florentino Perez, El Chiringuito,

On comprend mieux cette préoccupation soudaine de Florentino Perez pour les « strates inférieures » du football lorsqu’on s’aperçoit que son club cumule une dette de 900 millions d’euros. La plupart des clubs fondateurs du projet cumulent en effet des dettes colossales, celles du FC Barcelone et de Chelsea atteignant respectivement 1,173 et 1,510 milliards d’euros(2). Ces dettes sont dues notamment à la pandémie de COVID-19 qui a entraîné une baisse des droits TV et des pertes de revenus conséquentes du fait de la fermeture des billetteries. Elle est aussi due à des transferts de joueurs pour des sommes démesurées et à une inflation continuelle de la masse salariale des grosses écuries. La présence permanente de ces clubs au sein de la Super League leur assurait donc des revenus constants désindexés des résultats sportifs et leur permettait de combler leurs dettes.

@commons.wikimedia.org. Le logo du Real Madrid, l’un des clubs fondateurs de la Super League, endetté à hauteur de 900 millions d’euros.

Mais la Super League était également un formidable « coup » financier. Les 15 membres fondateurs se seraient partagés 32,5 % des recettes chaque année. 32,5 autres % auraient été répartis entre les 20 clubs participants chaque année (incluant donc les participants invités). Les gains associés aux performances n’auraient été que de 20 %(3). Les clubs fondateurs auraient donc accumulé chaque année une manne financière plus que confortable. Enfin, les gains représentés par les droits TV auraient été gérés par les clubs eux-mêmes, là où l’UEFA se donne le droit de les répartir elle-même dans le cadre de la ligue des champions actuelle. Au total, les droits TV de la nouvelle compétition auraient pu atteindre les 4 milliards de dollars, soit le double de la ligue des champions. Cette augmentation considérable des droits tv aurait elle aussi permis à ces clubs trop gourmands de résoudre leurs problèmes financiers. La compétition, quant à elle, aurait été ouverte à de nombreux investisseurs sous la forme d’appel d’offres. Si l’on sait aujourd’hui que la banque américaine JP Morgan aurait financé le projet à hauteur 3,5 milliards d’euros, d’autres banques ou multinationales bien connues s’étaient elles aussi proposé : Amazon, Facebook, Disney ou Sky. La Super League se serait donc offerte aux GAFA et à leur « capitalisme de plateforme ». Selon ses défenseurs, elle aurait permis l’ouverture du football à de nouveaux marchés télévisuels, américains et asiatiques notamment.

@Flickr, La banque d’affaire JP Morgan était censée financer le lancement de la Super League à hauteur de 3,5 milliards d’euros

Ce projet de Super League aujourd’hui à l’agonie était donc inscrit dans son époque. En proposant une ligue fermée de grosses écuries s’affrontant chaque année, il copiait le modèle américain du Super Bowl (football américain) ou de la NBA (basket) dont les parts d’audience ne font qu’augmenter. Le football européen aurait ainsi à la manière des franchises de baskets ou de football américain été conditionné par les possibilités du marché. L’institution footballistique du club, ancrée dans un territoire et articulée sur une culture populaire aurait été durablement fragilisée par le projet. A travers ce projet, on a donc assisté à une tentative d’américanisation et de « soccerisation » du football européen(4). Enfin, celui-ci promettait aussi de rapprocher le football d’un public consommateur internationalisé friand de sensations et de grosses affiches mais pas forcément attaché à un club en particulier. Autant dire que le supporter de « petit club» ou « l’ultra » n’étaient pas les cibles prioritaires.

La Super League est morte, vive le football ?

Après l’annonce du projet de Super League, l’ensemble des acteurs du monde football a été pris d’effroi. En Angleterre, des supporters de Manchester United, de Liverpool et de Chelsea sont descendus dans les rues exprimer leur désaccord avec ce « hold-up ». D’anciennes stars emblématiques telles que Gary Neville, ex-joueur de Manchester United, ont montré leur indignation. Des banderoles : « Created by the poors, stolen by the rich » ont été déployées un peu partout, des journalistes espagnols et français ont publiquement critiqué le projet. Emmanuel Macron s’est déclaré inquiet du nouveau projet et Boris Jonhson s’est dit prêt à « entreprendre toute action nécessaire visant à freiner le projet ». L’UEFA, l’instance dirigeante du football européen a déclaré que les clubs participants à la Super League pourraient être exclus des compétitions internationales et de leurs propres championnats. On a ainsi assisté à une bronca générale envers un projet unanimement dépeint comme « cupide » et « égoiste ». Les clubs à l’initiative du projet n’ont pas longtemps résisté à cette vague d’indignation. Dès mercredi 28 avril, les clubs anglais engageaient leur retrait du projet, suivis peu après par les clubs italiens et espagnols. On pourrait donc croire à une révolte générale du foot populaire contre le foot-business, à un dernier sursaut du premier qui aurait finalement été fatal au second, le tout sous la férule bienveillante de l’UEFA.

Des banderoles : « Created by the poors, stolen by the rich » ont été déployées un peu partout

La situation est cependant bien plus ambiguë. L’UEFA, par le biais de son président Aleksander Ceferin, a présenté la semaine dernière la tant attendue nouvelle version de la ligue des champions. Celle-ci va dans le sens d’une augmentation du nombre de matchs à la fois en phase de poules mais aussi en phase finale, ce qui permet une augmentation générale des droits TV. Là où il fallait auparavant jouer 13 matchs avant de pouvoir remporter la ligue des champions, il faudra désormais en jouer 18 en moyenne. Le nombre de matchs joués augmente donc sensiblement, et avec cette augmentation, celle des droits TV. L’augmentation des revenus générés par le football, réclamée par les clubs dissident, est donc au cœur de cette réforme de la ligue des champions. Les clubs qui ne seraient pas en position favorables à l’issue de la phase de groupes seraient autorisés à jouer des « play-offs » contre des équipes elles aussi mal classées, leur permettant ainsi d’accéder aux huitièmes de finales de la compétition. Il s’avère donc que même si l’UEFA s’est montrée ferme à l’égard des clubs dissidents de la Super League, la nouvelle version intègre certaines de ses propositions. On peut même faire l’hypothèse que certains clubs fondateurs du projet de Super League ont rejoint le projet non du fait d’une volonté réelle de quitter la ligue des champions, mais plutôt dans l’optique de menacer l’UEFA et d’imposer une certaine direction au football européen.

@Golforadio, Aleksander Ceferin

On peut dès à présent faire l’hypothèse que ces dissidences n’entraîneront pas un changement de paradigme de la part de l’UEFA. Croire que celle-ci peut être amenée à enrayer ou au moins à réguler ce processus de marchandisation et de dérégulation propre au football relève d’une pure illusion. Les instances dirigeantes du football européen (mais on pourrait en juger ainsi du football mondial) se sont toujours efforcées de faire du football un spectacle commercialisable à souhait, un produit consommable comme un autre. Ainsi, tout a été fait pour favoriser des grosses écuries footballistiques en situation de quasi monopole sportif et économique au sein de leurs championnats et au sein des ligues européennes. De l’arrêt Bosman en 1995, autorisant les clubs européens à recruter des joueurs extranationaux sans aucune limite pour des montants faramineux, jusqu’aux différentes versions de la ligue des champions éliminant progressivement les clubs d’Europe de l’Est et du Nord, le football européen est devenu un marché capitaliste comme un autre. Si la Super League est pour le moment un projet mort-né, elle s’inscrivait donc au cœur d’un processus de marchandisation et de dérégulation du football encore ininterrompu à l’heure où sont écrites ces lignes. Pour que cela change ou que cela cesse, ne reste peut-être qu’une seule solution : « Supporters de tous les pays, unissez vous ! »

Recevez nos derniers articles

Notes :

(1) Du foot-business vers le foot-Ancien Régime, Blog Mediapart de H.Sabbah, 20 avril 2021.

(2) Graphique dettes Super League, Gazzetta dello Sport.

(3) Schéma sur la répartition des recettes de la Super League, L’équipe 21.

(4) Super League vs UEFA: A la fin, c’est le foot-business qui gagne ?, Le Media, 23 avril 2021.

Découvrez Fincome, l'outil ultime pour la gestion des abonnements et des finances SaaS