Écrire l’URSS : le pari stylistique improbable de Svetlana Alexievitch

Svetlana Alexievitch
Svetlana Alexievitch

    Le travail de mémoire est à la mode en littérature. La tendance est doublement consacrée par l’institut Nobel qui a distingué, en 2014, l’écrivain français Modiano et, en 2015, un auteur biélorusse russophone, Svetlana Alexievitch. Le choix de Bob Dylan l’année suivante montre également que l’institut académique, prétendument cool, met en valeur les formes d’ écriture à la limite de la littérature traditionnelle. En reconnaissant les ouvrages tels que La Fin de l’homme rouge et La Guerre n’a pas un visage de femme, signés Alexievitch, on entérine l’écriture journalistique comme un genre intrinsèquement littéraire. Une consécration qui fait débat.

    Qu’est ce que l’oeuvre d’Alexievitch ? Il s’agit d’un monologue de homo soveticus, fractionné dans une multitude de témoignages : il y apparaît tantôt farouchement communiste, tantôt libéral ; on apprend qu’il a vu naître l’URSS et qu’il avait vingt ans à la perestroïka ; qu’il a vécu dans les appartements chics à Moscou et dans les vastitudes sibériennes. Alexievitch l’a suivi partout. Son ambition est de recueillir les dernières paroles de l’empire mourant. Elle a retranscrit ces témoignages tels quels, en ne laissant que peu d’annotations personnelles. A la lecture, nous plongeons dans l’immensité du souvenir collectif. Projet fascinant ? Certes. Mais cette expérience est teintée d’une légère impression du déjà-lu.

    Pourtant, il faut reconnaître l’originalité stylistique de son œuvre. Chez Alexievietch, le refus de romaniser le vécu de ses personnages est un choix littéraire : « Les souvenirs, me dit-on, ce n’est ni de la littérature, ni de l’Histoire. Les briques ne font pas encore un temple ! Mais je suis d’un tout autre avis. C’est dans la chaleureuse voix humaine, dans le reflet resurgissant du passé que se cache la félicité originelle et le tragique inéluctable de la vie », écrit-elle dans La Guerre n’a pas un visage de femme. On pourrait croire qu’à travers ces récits, le régime soviétique s’écrit, en quelque sorte, de lui-même. Alexievitch ne ferait que mettre le dictaphone sur « on » et « off ». Mais ce style documentaire n’est pas neutre : entre les lignes de La Fin de l’homme rouge, son essai phare, se lit en filigrane une oraison funèbre à l’idéalisme. Le titre original, L’Epoque du second-hand (traduit par Le Temps du désenchantement), évoque par son anglicisme grinçant l’angoisse devant le mode de vie libéral, « à l’européenne » : soit un cliché de la littérature russe. Mais le problème est ailleurs.

    Précieux pour les amateurs de l’Histoire et de la culture soviétique, le travail d’Alexievitch est peu convaincant dans la perspective littéraire. Le parti-pris stylistique de la retranscription neutre oppose l’auteur aux écrivains qui déploient la force de l’écriture et de la fiction pour traiter la mémoire. Outre Soljenitsyne, les deux grandes figures de ce genre sont le romancier Vassili Grossman et Varlam Chalamov, un écrivain anti-humaniste et survivant des camps dont Les Récits de Kolyma, proprement insoutenables pour le lecteur, font écho aux récits de guerre dans La Guerre n’a pas un visage de femme et Les Cercueils de zinc. Mais chez Chalamov, l’éclat de l’écriture décuple l’atrocité des souvenirs, puisque (à la différence d’Alexievitch) il retranscrit le vécu dans les images littéraires puissantes : ainsi, une boîte de lait concentré, objet de quotidien, se charge pour nous de sens franchement inédits après la description de ce repas au GOULAG, où le narrateur mastique deux boites de ce lait, encerclé par ses camarades squelettiques qui le regardent manger. L’effet est certes calculé, mais bien plus prégnant que ce sentiment de lassitude vague, que l’on éprouve en fermant La Fin de l’homme rouge.

    La comparaison stylistique de ces deux auteurs permet d’élucider une relative inefficacité littéraire du vécu brut, choisi par Alexievietch. La fin de l’homme rouge est un livre long et d’une structure peu étoffée : nombreuses et juxtaposées, les confessions pathétiques s’accumulent et se brouillent dans notre mémoire ; contrairement à l’effet escompté, la lecture en devient lassante. Bien que réelle, la souffrance de ses personnages ennuie. Alexievietch opte volontiers pour des témoignages choquants ; mais pour le lecteur, son œuvre n’est pas vraiment un choc.

    Crédit photo:

    https://booknode.com/la_fin_de_l_homme_rouge_01051695/covers