L’impétueux Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada, fort de sa popularité dans les sondages, a cru bon de déclencher en plein été des élections fédérales anticipées. Donné largement en tête, il ne cesse depuis de disputer dans les sondages la première place aux Conservateurs, crédités chacun d’environ 32%. Au Québec, le Bloc québécois et son chef, Yves-François Blanchet, ont peiné à imprimer dans la campagne. Il a suffi que le Canada anglophone taxe les lois québécoises de « racistes et xénophobes » pour que la province et ses électeurs se souviennent du peu de cas que le ROC – Rest of Canada – fait à la nation québécoise et à sa singularité en Amérique du Nord.
Tous les commentateurs et acteurs de la vie politique canadienne l’attendaient. Cela faisait plusieurs mois qu’une petite musique s’était installée sur la colline parlementaire à Ottawa. Puis, au zénith dans les sondages, assuré d’emporter une majorité absolue, Justin Trudeau a déclenché courant août des élections fédérales anticipées. Largement élu en 2015 face au très conservateur Premier ministre Stephen Harper, Justin Trudeau n’a pas réussi à capitaliser sur ce que d’aucuns ont appelé la Trudeaumania. Le libéral n’a de fait remporté qu’une majorité relative aux élections suivantes en 2019. Sauvé par la piètre campagne menée par son adversaire conservateur, le Saskatchewanais Andrew Scheer, il n’a pas convaincu en majorité les Québécois qui ont offert 32 sièges au Bloc québécois.
Créé en pleine ascension indépendantiste au tout début des années 1990, le Bloc québécois est un parti social-démocrate et écologiste qui défend sur le plan fédéral les intérêts et uniquement ceux du Québec. De fait, il ne présente des candidats que dans les 78 circonscriptions que compte le Québec sur les 338 du Canada. La victoire dans un tiers des circonscriptions québécoises était inespérée pour les bloquistes. Largement balayés par la vague orange – du Nouveau parti démocrate (NPD) – lors des élections fédérales de 2011, le Bloc québécois vivotait en l’absence de discussions autour de la souveraineté du Québec. Depuis la défaite lors du référendum de 1995, qui a vu le camp du Oui perdre l’accès à l’indépendance à seulement quelques milliers de voix, le camp souverainiste avait beaucoup perdu de sa superbe dans la Belle province, et ce d’autant plus que le Parti québécois, équivalent provincial du Bloc québécois, ne captait plus qu’un gros quart de l’électorat lors des élections provinciales.
Yves-François Blanchet, un leader charismatique à la tête du Bloc
Après une décennie de traversée du désert, moribond et sans ressources financières, le Bloc québécois s’est présenté devant les électeurs québécois en 2019 avec une volonté claire de ne pas donner un blanc-seing à Justin Trudeau. Aidés par le charisme de leur leader, Yves-François Blanchet, ils ont réussi au-delà de toutes leurs espérances. Non seulement ils sont arrivés deuxième juste derrière le Parti libéral du Canada (PLC) de Trudeau au Québec avec plus de 32% des suffrages, mais ils ont également privé Trudeau de la majorité absolue. Cette victoire toute relative de Justin Trudeau a empêché les libéraux d’avoir les mains libres au parlement canadien. La plupart des lois ont dû faire l’objet d’âpres débats avec le Bloc québécois et le NPD, et, ce faisant, ont permis aux premiers de défendre les intérêts du Québec.
De fait, le Québec continue d’avoir des aspirations singulièrement différentes du reste du Canada. Tant en matière de laïcité, de langues officielles, d’environnement, de luttes sociales ou de répartition des compétences, le Québec assume ses différences en tant que nation distincte du reste du Canada. Le sujet du plus gros contentieux entre Québec et Ottawa est la loi 21 dite sur la laïcité. Inspirée des lois françaises en la matière, le gouvernement provincial du nationaliste de centre-droit François Legault a souhaité légiférer. La loi dispose que le Québec est un État laïc et oblige, à quelques exceptions, que l’ensemble des fonctionnaires servent le public à visage découvert tout en interdisant tout signe ostentatoire. Si elle est approuvée par plus des deux-tiers des Québécois, la loi fait depuis l’objet d’un vif rejet au reste du Canada. Champion du multiculturalisme depuis que Pierre Eliott Trudeau, le père de Justin, en a fait un étendard dans les années 70, le Canada et les Canadiens considèrent qu’il s’agit d’une loi, sinon raciste, du moins particulièrement discriminante envers les citoyens de confession musulmane. De nombreux intellectuels au rang desquels Charles Taylor ou Will Kymlicka, se sont émus qu’une telle loi puisse voir le jour au Canada. Aussi, et depuis son adoption courant 2019, le gouvernement fédéral et Justin Trudeau lui-même n’écartent pas l’idée de contester, au nom du gouvernement canadien, la loi sur la laïcité de l’État du Québec.
Le Québec, qu’il s’agisse de laïcité, de défense du français ou de l’environnement se démarque singulièrement du reste du Canada.
Le deuxième contentieux entre le Québec et le ROC – Rest of Canada – nom donné pour marquer la différence entre les deux sociétés, concerne le destin des langues officielles et tout particulièrement la place du fait français. En diminution depuis plusieurs décennies, avec à peine plus de 20% de locuteurs sur l’ensemble du pays, le français recule dorénavant y compris au Québec, principalement à Montréal et dans ce qu’on appelle le 450 – prononcez quatre cinq zéros – la banlieue qui entoure l’île de Montréal, au profit de l’anglais et de tierces langues. François Legault ainsi qu’Yves-François Blanchet et l’ensemble du Bloc québécois réclament que la compétence en matière de langues officielles et en immigration soient davantage concentrées à Québec pour la bonne et simple raison qu’elles permettraient de limiter considérablement la progression de l’anglais. Cela passe par une plus forte immigration francophone ou encore par l’élargissement de la loi 101, qui protège la langue française au Québec, à l’ensemble des entreprises de juridiction fédérale. De leur côté, les partis fédéraux et en particulier le Parti libéral du Canada ne prennent pas la mesure de l’urgence de la défense du français. La promesse d’une nouvelle loi fédérale sur les langues officielles à la suite des élections de 2019 ne s’est pas concrétisée à la veille du déclenchement des élections fédérales cet été, malgré les prises de parole de la ministre libérale en charge de ce sujet, Mélanie Joly.
Enfin, l’antagonisme s’est accru entre le Québec et le reste des provinces par son rejet des projets d’oléoducs et autres pipelines censés transporter les hydrocarbures et le sable bitumineux de l’Alberta. Des projets comme Énergie Est ont vu une très forte opposition se dresser au Québec, où les enjeux environnementaux sont davantage pris en compte. La réalité énergétique de la province, qui dépend en bonne partie de l’hydro-électricité, gérée par l’entreprise Hydro-Québec et le réchauffement climatique, qui voit des hivers de plus en plus rigoureux et des étés de plus en plus caniculaires, ont augmenté les différences de perception entre les Québécois et les Canadiens. Déjà, au milieu du XXe siècle, André Siegfried, dans Le Canada, puissance internationale, montrait par la sociologie les différences de perception entre les francophones et les anglophones, soit entre les Français et l’Anglais dans leur rapport à la nature et à l’agriculture.
Les Deux solitudes entre francophones et anglophones
Aussitôt les élections déclenchées, François Legault, ancien indépendantiste, aujourd’hui qualifié de nationaliste, a invité les Québécois à se détourner de Justin Trudeau, des écologistes et des néo-démocrates, qu’il accuse d’être centralisateurs et de priver le Québec de ses prérogatives. Les moyens alloués au système des garderies ou au système de santé ont fait plusieurs fois la Une des journaux québécois où Legault s’est comme rarement un Premier ministre provincial l’a fait immiscé dans la campagne fédérale en invitant les électeurs à se tourner vers Erin O’Toole et les conservateurs, qui ont promis de ne pas contester la loi sur la laïcité et de respecter les compétences provinciales.
Cette sortie du Premier ministre a été mal vécue par Yves-François Blanchet et le Bloc québécois qui, malgré le relatif effacement de l’enjeu indépendantiste au sein de leur plateforme électorale, auraient bien souhaité voir François Legault venir à la rescousse des seuls véritables défenseurs des intérêts du Québec. Depuis le déclenchement des élections, les bloquistes ont, avec beaucoup de difficultés, cherché à accrocher les électeurs avec un sujet clivant mais fédérateur au Québec, comme la loi 21 en 2019, sans pour autant parvenir à imprimer. Les hésitations de Blanchet sur un nouveau franchissement du fleuve Saint-Laurent à Lévis, dans la proche banlieue de Québec, ont ajouté à la confusion. Seul son charisme et sa maîtrise des sujets lors des débats en français ont évité au Bloc québécois de descendre dans les coups de sonde. Les aspirations majoritaires des Québécois se recoupent avec le programme bloquiste, mais le souverainisme n’imprime plus au sein de la majorité de la population, tandis que nombreux sont ceux à considérer qu’un vote pour le Bloc québécois est un vote inutile puisqu’il n’obtiendra jamais la majorité absolue.
«Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. »
Le troisième débat des chefs – en anglais – est venu remettre les pendules à l’heure. Animé par la modératrice Shachi Kurl, présidente de l’institut de sondages Angus Reid, la première question de la soirée, à destination d’Yves-François Blanchet, a choqué jusqu’aux plus fédéralistes des Québécois. « Vous niez que le Québec a un problème de racisme, pourtant vous défendez des législations comme les projets de loi 96 sur le renforcement du français et 21 sur la laïcité, qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Le Québec est reconnu comme une société distincte. Mais pour ceux hors de la province, s’il vous plaît, expliquez-leur pourquoi votre parti soutient aussi ces lois discriminatoires ». Cette sortie, puis celle de la cheffe du Parti vert du Canada, Annamie Paul, qui a invité Yves-François Blanchet à « s’éduquer » au sujet du racisme systémique supposément présent au Québec, ont totalement renversé le cours de la campagne. L’absence de réponse des autres leaders pour défendre le Québec lors du débat a fini d’ulcérer le leader du Bloc québécois qui s’est prononcé en ces termes à la suite du débat : « Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. Et quand on veut parler des francophones hors Québec et des Acadiens, on se fait ratatiner comme une crêpe. Tirez-en les conclusions que vous voulez. »
Le lendemain, alors que le vote anticipé démarrait pour une durée de trois jours, l’attaque subie contre le Québec lors du débat en anglais et sans qu’un leader vienne défendre la province, à l’exception d’Yves-François Blanchet, a totalement rebattu les cartes. Durant plusieurs jours, l’ensemble des Unes des journaux papiers et télévisés ont été consacrés à l’antagonisme persistant entre le Canada et le Québec, entre les Deux solitudes, titre de l’ouvrage du romancier canadien Hugh MacLennan au sujet de l’indifférence et de l’incompréhension mutuelles entre les Québécois et le reste des Canadiens. Plafonnant péniblement aux alentours de 25% des suffrages avec à peine plus de 20 sièges prévus, le Bloc québécois a passé les 30% et est en passe de maintenir, sinon d’améliorer son score et d’empêcher Justin Trudeau d’obtenir une majorité absolue. De fait, de nombreuses circonscriptions québécoises, au moins une dizaine, sont chaudement disputées entre le Bloc québécois et le PLC, selon les agrégateurs de sondages Si la tendance se maintient et 338Canada.
À quelques heures du résultat, qui promet de longues heures d’attentes, tant de nombreuses circonscriptions sont indécises entre les libéraux, les conservateurs, les néo-démocrates et les bloquistes au Québec, il est de fait prouvé que Justin Trudeau a d’ores-et-déjà perdu son pari. Avoir convoqué des élections en pleine pandémie et en l’absence de renouvellement programmatique, si ce n’est faire le choix de voter progressiste, ne semble, d’après les dernières tendances, pas avoir permis à Trudeau de se démarquer. Si les élections devraient voir les libéraux de nouveau remporter une majorité relative, il n’est pas impossible que le Bloc québécois coiffe au poteau les libéraux au Québec. Conscient que le traitement réservé au particularisme québécois est très dommageable pour l’attractivité du Québec en Amérique du Nord, où huit millions de francophones sont entourés de 350 millions d’anglophones, Yves-François Blanchet souhaite, dès le début des travaux parlementaires de la prochaine législature, redorer le blason du Québec et s’appuyer sur la France pour contribuer à un changement de paradigme. Mais ce qui est déjà certain, c’est que le rêve d’un Québec souverain, tombé aux oubliettes depuis des années, semble s’être réveillé.