Les Français sont loin d’adhérer majoritairement au néolibéralisme, dont Emmanuel Macron est l’un des principaux fers de lance dans cette campagne. Pourtant, force est de constater la dynamique qui entoure le leader d’En Marche, désormais l’un des – sinon le – favoris de l’élection présidentielle. Comment expliquer son succès ? Retour sur une stratégie politique qui a jusqu’ici porté ses fruits malgré ses nombreuses failles, ainsi que sur les enjeux d’une candidature qui pourrait, en cas de victoire, accélérer la recomposition du paysage politique français.
C’est en utilisant efficacement ses réseaux, forgés au cours d’une décennie parmi les cénacles d’experts soucieux de « réformer », de « moderniser » le socialisme français – les Gracques, le cercle des économistes de la Rotonde – qu’Emmanuel Macron a construit son ascension politique. Le 6 avril 2016, en lançant son propre mouvement, En Marche, il réalise le pari de s’affranchir des contradictions historiques d’un Parti socialiste tiraillé entre son attachement à l’Etat-Providence et l’acceptation croissante en son sein de la mondialisation néolibérale. En ce sens, la candidature d’Emmanuel Macron peut être interprétée comme la proposition d’un social-libéralisme émancipé, dont la matrice philosophique transparaît à la lecture de son programme et a fortiori de ses discours : le primat de la responsabilité individuelle et de l’égalité des chances sur la solidarité collective et l’égalité des conditions, la « mobilité » plutôt que les « statuts », l’attachement à l’Union européenne, la réduction des dépenses publiques et des prélèvements obligatoires, ainsi qu’une redéfinition du droit du travail au profit d’une plus grande flexibilité.
En juin 2016, une enquête dirigée par Luc Rouban pour le CEVIPOF constatait pourtant la faiblesse de l’électorat potentiel du social-libéralisme en France, cantonné à 6% du corps électoral et réduit à une fraction des catégories sociales supérieures. C’est sans doute ce qui explique les ambiguïtés et les volte-faces récurrentes d’Emmanuel Macron au cours de la campagne : le candidat d’En Marche tâtonne pour « fabriquer » un électorat composite, bien au-delà de ce socle extrêmement limité. Néanmoins, force est de constater que la dynamique autour de sa candidature semble se confirmer. Comment l’expliquer ? En grande partie grâce à une stratégie discursive adaptée au « sens commun » de l’époque, à même d’imprimer le rythme de l’agenda politique et de susciter de nouvelles logiques d’identification.
Progrès, renouveau, efficacité : une rhétorique habile mais fragile
Le succès de la démarche d’Emmanuel Macron tient sans doute à sa capacité de sortir par le discours des cadres traditionnels qui régissent la vie politique française, auxquels bon nombre de citoyens ne s’identifient plus. Si l’ancien ministre de l’Economie peut se targuer d’avoir impulsé un mouvement « ni à droite, ni à gauche », c’est précisément parce que le clivage gauche/droite a considérablement perdu de son sens aux yeux d’une majorité de Français.
Ces catégories qui structurent la vie politique depuis la Révolution française sont davantage des coordonnées permettant de se repérer dans la complexité du paysage politique à un moment donné, plutôt que des identités figées. Il est des périodes où la puissance structurante de cet axe vacille, et ces séquences sont propices à la formulation de nouvelles logiques d’identification politique. C’est le cas aujourd’hui : l’alignement de François Hollande sur des positions nettement libérales – dont Emmanuel Macron est d’ailleurs l’un des principaux artisans – a débouché sur la relative indifférenciation des politiques macroéconomiques menées par la gauche socialiste et la droite républicaine. Les Français ne s’y retrouvent plus.
Dans cette situation brouillée, Emmanuel Macron sort du lot en proposant de « dépasser » ce clivage, tout en traçant une nouvelle ligne de démarcation au sein du paysage politique français : la frontière oppose désormais le « rassemblement des progressistes », qu’il prétend incarner, aux conservateurs de tous bords. La construction de ce nouvel antagonisme est habile dans le sens où il permet de renvoyer dos à dos une droite républicaine rétive au changement et une gauche présentée comme arc-boutée sur un système social obsolète.
En réinvestissant le terme de « progressisme », ce « signifiant flottant » pour reprendre la terminologie d’Ernesto Laclau, Emmanuel Macron peut développer un récit politique mobilisateur : gauche et droite ont plongé la France dans l’immobilisme. Les Républicains et le Parti socialiste sont conjointement responsables des blocages et des rigidités qui « étouffent » la société française, qui ne demande qu’à être « libérée ». Le « progrès » ne consiste donc pas à conquérir de nouveaux droits sociaux pour les travailleurs, contrairement au sens traditionnellement assigné au terme par les gauches, mais réside dans la capacité à lever les entraves qui empêchent le pays d’avancer, afin de « bâtir une France nouvelle » et de lui « redonner son esprit de conquête ». A travers son « contrat avec la nation », l’ancien ministre de l’Economie prétend recréer une communauté de destin animée par un même désir de changement, de « mobilité » – un terme récurrent dans ses propos. C’est la #RévolutionEnMarche.
Emmanuel Macron cherche également à capter la demande profonde de renouvellement de la classe politique exprimée par les citoyens. La « modernité », elle aussi omniprésente dans le discours du candidat d’En Marche, doit ainsi associer l’innovation et la libération des carcans en matière économique à un renouveau démocratique en matière politique. Cela se traduit dans sa rhétorique par un rejet du fonctionnement des partis traditionnels enfermés dans des combines bureaucratiques mortifères. Son discours est ici largement renforcé par le désastre des primaires organisées par les deux grands partis : elles ont non seulement révélé l’étendue des contradictions idéologiques qui traversent LR et le PS, mais aussi accentué la défiance des citoyens à l’égard des appareils verrouillés, en proie à des tractations permanentes.
Afin de désamorcer les critiques concernant son parcours au sein des hautes sphères, Emmanuel Macron s’attache à mettre en valeur la diversité de ses expériences professionnelles par opposition aux autres candidats qui ont « fait carrière » en politique. C’est là une autre caractéristique de sa stratégie discursive : capitaliser sur le rejet des élus, très prégnant parmi la société française, à travers une rhétorique qui frôle parfois l’antiparlementarisme. Le candidat d’En Marche s’oppose à l’élite politique carriériste et immobiliste, souhaite contourner les structures sclérosées pour promouvoir à la tête de l’Etat des hommes et des femmes d’action et d’expérience : « l’alternance entre l’impuissance et l’efficacité, entre le monde d’hier et le siècle nouveau ».
C’est ce qu’Emmanuel Macron entend par « retour de la société civile à la politique ». La « société civile », un concept suffisamment flou pour évoquer le renouveau sans avoir à fournir d’explications plus détaillées : on peine à discerner si les candidats présentés aux élections législatives par En Marche seront des citoyens sans expérience politique préalable, des militants associatifs, ou des lobbyistes chevronnés… C’est probablement tout l’intérêt stratégique de cette catégorie par nature ambiguë.
Bien aidé par une couverture médiatique incommensurable, l’actuel favori des sondages a par ailleurs consolidé au fil du temps sa stature de présidentiable. A Bercy, notamment, où il a consciencieusement cherché à endosser le costume d’un ministre iconoclaste, hors du sérail, tranchant par ses déclarations transgressives à l’égard de son propre gouvernement (sur les 35 heures, la déchéance de nationalité, etc.). C’est ce numéro d’équilibriste, entre participation active à la politique économique du quinquennat et effort de distanciation à l’égard du paquebot socialiste accidenté, qui a étonnamment permis au candidat d’En Marche de faire de son passage au Ministère de l’Economie un tremplin pour son ascension politique… sans pour autant se voir accoler l’étiquette « hollandaise ». A cet égard, il est logique de voir aujourd’hui Les Républicains multiplier sur les réseaux sociaux les campagnes destinées à rappeler le rôle fondamental d’Emmanuel Macron dans la politique menée ces cinq dernières années. Et d’entendre François Fillon le rebaptiser « Emmanuel Hollande ».
Si cette stratégie discursive semble avoir été payante jusqu’à aujourd’hui, elle n’en demeure pas moins fragile. Les ralliements successifs de cadres socialistes, dont plusieurs poids lourds du quinquennat comme Jean-Yves Le Drian et Manuel Valls, pourraient affaiblir la portée de son discours orienté contre la classe politique traditionnelle. Le rafraîchissement de la vie politique qu’En Marche exhibe en marque de fabrique ne tient en réalité qu’à la figure d’Emmanuel Macron et à l’image qu’il s’est façonnée. Quiconque s’intéresse de plus près aux réseaux qui structurent sa campagne s’apercevra rapidement de l’omniprésence de nombreux dinosaures de la politique française. Le renouveau n’est pour le moment qu’une façade masquant ce qui s’apparente avant tout à une opération de recyclage.
Par ailleurs, ses déclarations fluctuantes sur certains sujets (la légalisation du cannabis, la colonisation, le mariage homosexuel, etc.) et ses ambiguïtés persistantes sur d’autres, nuisent à la crédibilité d’un discours axé sur la confiance et la compétence. De même que sa récente sortie hasardeuse sur l’ “île” de Guyane. Si sa démarche tente de donner corps à un nouveau sujet collectif autour du clivage progressistes/conservateurs, elle est contrebalancée par ses tâtonnements récurrents qui peuvent donner la sensation d’un pur et simple bricolage électoraliste. Au risque de paraître flou et inconsistant, comme lors du premier débat qui a opposé les cinq principaux candidats, au cours duquel il n’est absolument pas parvenu à se démarquer. Difficile de déterminer dans quelle mesure ces incohérences manifestes freineront sa dynamique, tant la campagne est incertaine. Son arsenal communicationnel risque quoiqu’il en soit de révéler un peu plus son articificialité au fil des semaines.
Emmanuel Macron et le populisme
Le 19 mars dernier, l’ancien ministre de l’Economie déclarait au JDD : « Appelez-moi populiste si vous voulez. Mais ne m’appelez pas démagogue, car je ne flatte pas le peuple ». Le concept de « populisme », trop souvent vidé de son contenu analytique et désormais transformé en catégorie-repoussoir du débat politique, est régulièrement appliqué à Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. Pour le candidat d’En Marche, la question est loin d’être évidente.
Le néolibéralisme, qui constitue la clé de voûte du projet d’Emmanuel Macron, se caractérise habituellement par la recherche du dépassement des « vieux » clivages au profit d’un traitement technique, supposément « désidéologisé », des grandes questions économiques et sociales. Le candidat d’En Marche n’échappe pas à la règle, lorsqu’il relativise la pertinence de l’affrontement gauche/droite et privilégie le registre de l’expertise et de la compétence. A cet égard, il semble excessif de voir dans le macronisme le « stade suprême du populisme », comme le suggère Guillaume Bigot dans un article du Figaro. Le populisme est en effet une méthode de construction des identités politiques qui repose sur la réintroduction du conflit, par la « dichotomisation de l’espace social en deux camps antagonistes », selon Ernesto Laclau, l’un de ses principaux théoriciens. Là où le populisme cherche à réinjecter du politique, envisagé comme conflictuel par nature, l’ « esprit » du néolibéralisme tend à l’inverse à dépolitiser.
Néanmoins, la stratégie discursive d’Emmanuel Macron que nous nous sommes attachés à présenter – nouvelle dichotomie de l’espace politique entre progressistes et conservateurs, rhétorique anti-élites et positionnement en dehors des cadres institutionnels, valorisation du renouveau – relève effectivement en partie de la construction populiste. Là où la droite républicaine présente l’austérité et les réformes structurelles comme un horizon indépassable, sur un registre fataliste en résonance avec le fameux « There is no alternative » de Margaret Thatcher, Emmanuel Macron tente de susciter un élan positif d’adhésion collective à son projet.
Les analyses gramsciennes, développées notamment par le politiste Gaël Brustier, ou par Antoine Cargoët dans LVSL, prennent ici tout leur sens. Dans le sillage du penseur italien Antonio Gramsci, on peut considérer qu’un acteur politique détient l’hégémonie lorsqu’il réussit à donner une portée universelle à son projet, en installant la conviction que les intérêts qu’il défend sont ceux de l’ensemble de la communauté politique. Or, le néolibéralisme, en panne de récit de légitimation et incapable d’intégrer les secteurs subalternes, souffre aujourd’hui d’une profonde crise organique : son hégémonie est menacée de toute part. L’émergence du « phénomène » Macron peut dès lors être perçue comme une tentative de reprise en main des élites, à travers la formulation d’un « nouveau récit d’adhésion au libéralisme », d’après les termes de Gaël Brustier : désencombré du conservatisme des droites et des complexes des socialistes, débarrassé des appareils partisans disqualifiés, incarné par un nouveau visage plus dynamique et plus moderne, le néolibéralisme « en marche » est susceptible d’obtenir une plus large adhésion. C’est la « révolution passive ».
Emmanuel Macron reprend donc à son compte certaines caractéristiques clés d’une stratégie populiste, saisissant la nécessité d’adapter son discours à l’état de délabrement du champ politique français, et rapprochant le libéralisme du sens commun par son association au progressisme et au renouvellement démocratique. Seulement, le « populisme » du leader d’En Marche entre en tension avec l’essence d’un projet qui réaffirme clairement le primat des décisions techniques sur la souveraineté populaire.
Les enjeux d’une recomposition à l’extrême- centre
Malgré les innovations discursives présentées dans cet article, la rhétorique d’Emmanuel Macron emprunte également plusieurs éléments « classiques » du centrisme politique : il y a du bon à gauche, il y a du bon à droite, pourquoi donc ne pas associer un peu des deux ? Le 28 mars, lors d’une conférence de presse, le candidat d’En Marche affirmait : « Moi-même quand j’étais ministre, combien de fois ai-je entendu : ce que vous faites, ce que vous dites est formidable, mais je ne peux pas le dire publiquement, vous n’avez pas de chance, vous êtes de l’autre côté de la barrière ».
Emmanuel Macron souhaite s’ériger en pôle de recomposition entre les « socialistes libéraux » et la droite libérale, faisant sauter les digues partisanes artificielles qui les séparent. Qu’on en juge par cette déclaration du candidat, le 24 février, sur l’antenne de BFMTV : « le pays est divisé, bousculé, il doute de lui-même. Il est dans une crise sans précédent, le Front national est aux portes du pouvoir. Il faut construire une forme de coalition ». C’est là l’ironie du « macronisme » : s’il puise sa force dans le rejet manifesté par les Français à l’égard du Parti socialiste et des Républicains, il propose en réalité une synthèse entre les deux, autour d’un « extrême-centre » d’obédience libérale.
En Marche serait-il sur le point de réussir ce que Ciudadanos (« Citoyens ») a échoué à réaliser en Espagne ? De l’autre côté des Pyrénées, le parti d’Albert Rivera, forgé sur une ligne et une stratégie politique à bien des égards similaires à celles d’Emmanuel Macron, n’a pas obtenu des résultats suffisants pour diriger la recomposition du système politique espagnol : la formation de centre-droit est désormais dans une situation inconfortable et hautement contradictoire, s’alignant tantôt sur les conservateurs, tantôt sur les socialistes, en fonction des contextes et, pourrait-on dire, du sens du vent. Emmanuel Macron, s’il venait à remporter l’élection présidentielle, pourrait à l’inverse parvenir à occuper la centralité de l’échiquier politique, en contraignant l’ensemble des acteurs à se positionner par rapport à lui.
En témoigne d’ores et déjà la provenance diverse des ralliements à sa candidature : vallsistes, centristes du MoDem et sénateurs de l’UDI, juppéistes… Des ralliements qui devraient se poursuivre s’il accédait au second tour. Si sa victoire laisse toujours pour le moment planer la possibilité d’une crise institutionnelle, le Parti socialiste semble anticiper le succès de l’ancien ministre de Manuel Valls. Didier Guillaume, président du groupe PS au Sénat, déclarait très récemment que les socialistes avaient « vocation à gouverner dans une majorité avec Macron s’il est élu ». Quelle forme prendra précisément cette majorité composite ? C’est la grande question qui se posera au lendemain du 7 mai en cas de victoire du candidat d’En Marche.
Dans son ouvrage sur l’histoire des droites en France, Gilles Richard affirme que « le clivage gauche(s)-droite(s), structurant l’histoire de la République depuis ses débuts, a aujourd’hui cessé d’organiser la vie politique française ». Pour l’historien, le surgissement de la question nationale – à propos de laquelle les gauches peinent à se positionner – dessine aujourd’hui une nouvelle ligne de fracture entre néolibéraux et nationalistes. Les projets respectifs d’Emmanuel Macron et de Marine Le Pen n’en seraient-ils pas l’expression la plus criante ? D’un côté, la cohérence d’un néolibéralisme économique couplé à un libéralisme socio-culturel ; de l’autre, une proposition nationaliste structurée autour de la défense de la souveraineté nationale et d’une identité française essentialisée.
Si Emmanuel Macron est l’antithèse idéologique du Front national, il en est aussi l’adversaire idéal : un ex-banquier d’affaires incarnant à merveille le mondialisme sous tous ses aspects et matérialisant parfaitement ce que Marine Le Pen a popularisé comme l’« UMPS ». Dès lors, lorsqu’Emmanuel Macron lèvera clairement le voile sur son projet, qui s’inscrit en réalité dans la continuité des politiques économiques et sociales menées ces dernières décennies, le Front national risque d’en sortir renforcé : il pourra développer son discours critique sur un terrain plus favorable encore qu’aujourd’hui. Cette clarification interviendra-t-elle avant ou après l’élection présidentielle ? Quoi qu’il en soit, l’histoire de ces dix dernières années démontre qu’on ne peut prétendre combattre Marine Le Pen en chantant les louanges de la mondialisation néolibérale.
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