Emmanuel Macron et « les gens qui ne sont rien » : plus qu’un dérapage, une vision du monde

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©Jeso Carneiro

[EDITO] Si à 30 ans t’as pas monté ta start-up, t’as raté ta vie. C’est en substance le message délivré par Emmanuel Macron jeudi dernier, lors de l’inauguration de la Station F, un gigantesque incubateur de start-up installé dans la halle Freyssinet, anciennement rattachée à la gare d’Austerlitz.

Aux côtés de la maire de Paris Anne Hidalgo et de Xavier Niel, patron de Free, le président de la République s’est adressé à un parterre de jeunes entrepreneurs particulièrement enthousiastes. Après avoir comparé sa propre ascension politique à la trajectoire d’un chef d’entreprise qui aurait réussi seul contre tous, il rend un vibrant hommage aux entrepreneurs et aux investisseurs, destinés selon lui à « écrire les prochaines pages de la planète ». Puis survient la séquence polémique : « vous aurez appris dans une gare. Et une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent, et les gens qui ne sont rien ».

« Les gens qui ne sont rien ». Certains y voient un malheureux dérapage, d’autres y perçoivent à juste titre la marque d’un mépris de classe plus qu’évident. Mais cette sortie est avant tout l’énième expression d’une vision du monde, qui irrigue l’ensemble du projet politique du président de la République. L’imaginaire politique d’Emmanuel Macron oppose constamment les « statuts » à la « mobilité ». Le marcheur en chef fustige ce qu’il considère comme une société figée, sclérosée par des règles et des « assignations à résidence » qui privent les individus de toute ascension sociale. En contrepoint, il en appelle à la construction d’une société de projets, composée d’individus flexibles et mobiles, encouragés à prendre leur risque, à tenter leur chance.

Son projet politique se donne donc pour objectif de dépoussiérer un grand coup la société française afin de permettre à chacun de s’élever dans l’échelle sociale. Ou plus exactement de permettre à chacun d’essayer. Car la vision du monde d’Emmanuel Macron est fortement guidée par l’illusion méritocratique, pierre angulaire du libéralisme politique, qu’il rebaptise lui-même en « élitisme ouvert et républicain ». Sa matrice ? L’égalité des chances, aussi appelée égalité des opportunités : dans la vie, chacun doit démarrer sur une même ligne de départ. C’est ensuite la compétition, aussi féroce soit-elle, qui départagera les individus dans l’accès aux plus hautes fonctions et légitimera ainsi les inégalités sociales. Le mythe de la concurrence pure et parfaite si prisé des économistes néo-classiques est en quelque sorte plaqué sur le monde social.

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Macron à la French tech night CES 2016 ©C.Pelletier

Cette feuille de route, Emmanuel Macron la résumait en novembre 2015, à l’occasion de la 5ème Université des Gracques : « cette mobilité sociale, c’est-à-dire cette capacité à redonner des opportunités, des perspectives, en acceptant que tout le monde ne les saisira pas, donc que tout ne le monde ne réussira pas, mais en s’assurant que toutes celles et ceux qui avaient la possibilité de le faire ou la volonté de le faire auront eu la chance d’y arriver ».

Dans les propos d’Emmanuel Macron, la réussite sociale est toujours appréhendée à l’aune de l’enrichissement matériel par l’entrepreneuriat. Sa conception de l’égalité se limite à l’égale liberté pour chaque  individu de devenir entrepreneur. Et tant pis pour lui s’il ne se lève pas chaque matin avec l’ « amour du risque » et l’envie frénétique de se ruer dans une pépinière d’entreprises. S’il tente sa chance et que le business fructifie, il aura réussi. S’il la saisit mais qu’il échoue, il aura au moins eu le mérite d’essayer. Mais s’il n’essaie pas, alors il n’est rien, et qu’il ne s’avise pas de mettre les pieds dans une gare, au risque de devoir croiser les regards condescendants de « ceux qui réussissent ». On connaissait déjà le concept d’ « assistanat », volontiers employé à droite pour stigmatiser les demandeurs d’emploi et les bénéficiaires de prestations sociales. Emmanuel Macron invente quant à lui le dénigrement de ces médiocres salariés qui n’ont pas eu le cran de se lancer dans la fabuleuse aventure entrepreneuriale.

Cette vision du monde ne poserait pas tant de problèmes si elle ne prétendait pas imposer à l’ensemble de la société les désirs d’une petite fraction de celle-ci qui aspire, légitimement, à s’engager dans la voie de l’entrepreneuriat. Alors que la majorité sociale, quant à elle, souhaite avant tout pouvoir vivre dignement de son travail et s’épanouir dans l’ensemble des sphères de vie, sans embrasser avec un enthousiasme béat l’utopie de la « start-up nation ». N’en déplaise aux hérauts de l’uberisation forcenée, les salariés représentent encore près de neuf actifs sur dix en France. Seulement, l’extension de l’insécurité sociale et la précarisation accrue des jeunes Français sont précisément le terreau sur lequel cherche à prendre forme la société qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux. Uber, Deliveroo et autres plateformes de l’économie dite « collaborative » ne rencontreraient probablement pas le même succès si la condition salariale et les perspectives d’insertion sur le marché de l’emploi ne s’étaient pas considérablement dégradées ces dernières années, voire ces dernières décennies. Si l’on en croit le récit politique d’Emmanuel Macron, la précarité est un état de fait, une donnée naturelle à laquelle l’individu ne peut espérer échapper qu’en prenant son destin en main, en « osant », en « prenant des risques ».

Enfin, cette vision du monde ne serait pas si problématique si elle n’imprégnait pas aujourd’hui les plus hautes sphères de l’Etat, d’ores et déjà phagocytées par les pratiques et la novlangue managériales. Elle devient destructrice lorsqu’elle se matérialise dans la conduite des politiques publiques. La future Loi Travail, avec sa probable remise en cause du CDI et la facilitation annoncée des licenciements, ne manquera pas d’en fournir un douloureux exemple. Elle contribuera à laisser davantage sur le carreau ceux qui n’ont pas eu le courage de « prendre des risques » et ont eu le « malheur » de se contenter de leur modeste condition salariale. Ceux qui, aux yeux d’Emmanuel Macron, ne sont rien, alors qu’en réalité, ils sont tout.

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©Jeso Carneiro