En Indonésie, les Papous sacrifiés sur l’autel des intérêts miniers

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Une manifestation à Jakarta, en août 2019, en faveur de l’indépendance de la Nouvelle-Guinée occidentale et contre les discriminations raciales © Andrew Gal/NurPhoto via Getty Images

En mai 2020, le meurtre brutal de Georges Floyd ravivait le mouvement antiraciste Black Lives Matter. D’une ampleur inédite aux États-Unis, ce mouvement a su trouver un écho dans des dizaines d’autres pays, parmi lesquels l’Indonésie. Profitant de cette médiatisation des discriminations raciales et des violences policières, des militants indonésiens ont lancé le hasthag #PapuanLivesMatter pour dénoncer les nombreuses violences dont sont victimes les Papous de Nouvelle-Guinée occidentale, une province violemment annexée par l’Indonésie en 1963. Largement méconnue et occultée, la situation des Papous de Nouvelle-Guinée occidentale s’est donc brièvement retrouvée sur le devant de la scène médiatique à l’été 2020, avant de retomber dans l’oubli : les violences des autorités indonésiennes à l’encontre des Papous sont passées sous silence autant que la colonisation brutale de la Nouvelle-Guinée occidentale. Le contraste avec la mise en lumière de la violente répression dont les Ouïghours au Xinjiang chinois sont victimes est saisissant. Pourtant, en Nouvelle-Guinée occidentale, celle-ci est tout aussi brutale et a déjà fait entre 100 000 et 500 000 victimes depuis 1963. Dans ce contexte répressif, de nombreuses entreprises étrangères, parmi lesquelles l’américain Freeport-McMoRan, en profitent pour exploiter le sous-sol de cette région riche en ressources naturelles, avec la complicité des autorités indonésiennes et de ses alliés – et ce au détriment des populations papoues.

LA NOUVELLE-GUINÉE OCCIDENTALE : ENTRE COLÈRE ET RÉPRESSION

Le 16 août 2019, à Surabaya, une ville indonésienne située à l’est de l’île de Java, des extrémistes indonésiens attaquent violemment une résidence étudiante dans laquelle logeaient des étudiants Papous. Ces derniers sont accusés d’avoir déshonoré le drapeau indonésien. Mêlée à la foule, la police arrête 43 étudiants. Capturant la scène, les téléphones portables enregistrent les injures qui fusent à l’égard des Papous, tour à tour traités de « porcs », de « chiens » et de « singes ». Postées sur les réseaux sociaux, ces vidéos font le tour du pays et provoquent la colère des populations papoues. De violentes manifestations antiracistes éclatent alors en Nouvelle-Guinée occidentale, qui s’embrase. Les Papous s’insurgent de ces énièmes discriminations raciales, tout en réclamant la tenue d’un référendum d’autodétermination. À Manokwari, le Parlement régional est incendié. À Sorong, la prison et l’aéroport sont attaqués. De nombreux manifestants arborent le drapeau de l’« étoile du matin », symbole prohibé de la Papouasie indépendante, lequel est hissé en lieu et place du drapeau national. Ces émeutes sont violemment réprimées par la police et le bilan est lourd : selon l’ONG Human Rights Watch, plus de 33 personnes sont tuées (un bilan certainement sous-évalué, à en croire les militants indépendantistes), tandis que des dizaines de milliers d’autres (Papous et Indonésiens confondus) fuient leurs habitations pour échapper aux violences. De nombreux manifestants font en outre l’objet de poursuites judiciaires, à l’image du dirigeant indépendantiste Victor Yeimo, accusé d’avoir orchestré les violences de 2019 et arrêté le 10 mai 2021. Si ces émeutes ont pu surprendre par leur ampleur sans précédent, elles ne représentent cependant pas les premiers actes de violence à venir secouer la Nouvelle-Guinée occidentale. Depuis la colonisation du territoire, les Papous manifestent pour leurs droits et pour l’application d’un référendum d’autodétermination, tout en faisant l’objet de nombreuses discriminations et d’une violente répression.

UNE COLONISATION ANCIENNE

Peuplée par des populations mélanésiennes, les Papous, l’île de Nouvelle-Guinée n’entre que tardivement en contact avec les explorateurs européens. De par sa position stratégique et les richesses dont elle regorge, l’île est progressivement revendiquée et colonisée par les puissances européennes, qui se disputent sa souveraineté dès la fin du XVIIIème siècle. En 1885, Hollandais, Britanniques et Allemands se divisent l’île, tout en s’attachant à christianiser les populations papoues. En 1902, le Royaume-Uni cède l’administration de la Nouvelle-Guinée britannique à l’Australie, qui s’empare également de la partie allemande de l’île à l’issue de la Première guerre mondiale. L’île est alors divisée entre une administration hollandaise à l’ouest et une administration australienne à l’est, successivement placées sous l’égide d’un mandat de la Société des Nations puis des Nations Unies. Si la Papouasie Nouvelle-Guinée obtient sa pleine indépendance de l’Australie en 1975, la situation de la Nouvelle-Guinée occidentale, administrée par les Pays-Bas, se veut plus compliquée.

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La Nouvelle-Guinée occidentale © Kimdime

Également colonisée par les Pays-Bas, l’Indonésie accède à son indépendance en 1949. Si les Hollandais se retirent des territoires indonésiens, ils se maintiennent en Nouvelle-Guinée occidentale et préparent progressivement ce territoire à une indépendance propre. En 1961, la Nouvelle-Guinée occidentale déclare son indépendance. C’est sans compter sur l’Indonésie qui, sous l’impulsion du Président Soekarno, revendique l’ensemble des territoires colonisés par l’administration hollandaise dans la région, y compris la Nouvelle-Guinée occidentale, bien que celle-ci ne dispose d’aucun lien avec l’Indonésie. Les troupes indonésiennes envahissent alors la Nouvelle-Guinée occidentale, tandis que, sous la pression des États-Unis, les Pays-Bas sont contraints de transférer leur souveraineté sur le territoire à l’Indonésie en 1963. S’ensuit alors un violent conflit opposant les troupes indonésiennes à l’Organisation pour une Papouasie libre, qui fait a minima 30 000 victimes entre 1963 et 1969, date à laquelle l’Indonésie organise un référendum d’autodétermination pour les Papous, en vertu d’un accord passé avec les Nations Unies en 1962. Bien qu’il soit qualifié d’« acte de libre-choix », ce référendum se limite en réalité à une consultation fictive manipulée par les autorités indonésiennes. Sur le million d’habitants de la Nouvelle-Guinée occidentale, seuls 1 026 chefs locaux réputés pour leur complaisance envers Jakarta sont autorisés à participer au référendum et forcés à voter en faveur du statu quo, sous la menace des militaires indonésiens. Sans grande surprise, le résultat prend des airs de plébiscite en faveur du maintien du territoire au sein de l’Indonésie. En dépit de ces irrégularités manifestes, les Nations Unies jugent cependant la consultation conforme à l’accord de New York de 1962, en vertu duquel le référendum avait été planifié.

Les autorités indonésiennes, désormais soutenues par le droit international, poursuivent alors la colonisation de la Nouvelle-Guinée occidentale, en dépit de l’opposition des Papous qui s’insurgent devant ce référendum en trompe-l’œil. Les revendications indépendantistes sont matées dans le sang, tandis que Jakarta s’attelle à « indonéiser » et islamiser les territoires papous en facilitant l’afflux de migrants indonésiens en provenance de Java, Bornéo, Sulawesi et Sumatra. Suivant cette politique dite de « transmigrasi », plus de 750 000 migrants indonésiens s’installent en Nouvelle-Guinée occidentale entre 1970 et 2010. Alors qu’ils formaient plus de 95% de la population de Nouvelle-Guinée occidentale dans les années 60, les Papous n’en représentent plus que 69% en 2017[1]. D’après le journaliste Philippe Pataud Célérier, en 2012, les Papous forment déjà moins de 50% des habitants de la région[2]. Ils font par ailleurs l’objet de confiscations de terres et d’une acculturation forcée. On estime ainsi qu’aujourd’hui, 40% des habitants de Nouvelle-Guinée occidentale parlent désormais l’indonésien, tandis que la jeunesse papoue se voit séduite par le mode de vie véhiculé par Jakarta. Parallèlement, l’islam indonésien s’étend à travers le territoire, ce qui n’est pas sans créer des tensions avec les Papous catholiques. D’aucuns n’hésitent pas à dresser un parallèle entre la Nouvelle-Guinée occidentale et les politiques migratoires engagées par la Chine au Tibet et au Xinjiang[3]. L’afflux de migrants a également creusé les inégalités économiques entre Indonésiens et Papous, ces derniers s’étant considérablement appauvris[4]. La Papouasie et la Papouasie occidentale, les deux provinces indonésiennes de Nouvelle-Guinée occidentale, sont sans surprise les deux régions les plus pauvres d’Indonésie, avec des taux de pauvreté dépassant les 25% et une mortalité infantile parmi les plus élevées d’Asie.

UNE RÉPRESSION CONTINUE

En 2014, l’élection de Joko Widodo à la tête de l’Indonésie, lequel a mis fin à la « transmigrasi » et promis davantage de justice pour les Papous, a un temps suscité l’espoir pour ces derniers. Mais leur situation n’a toujours pas changé d’un pouce et ils s’estiment trahis. Depuis la colonisation de la Nouvelle-Guinée occidentale, les Papous ont ainsi vu leur mode de vie méprisé et leurs droits bafoués, tout en faisant l’objet de massacres, d’assassinats et de disparitions forcées. L’armée indonésienne n’hésite pas à brandir la menace terroriste que représente l’Organisation pour une Papouasie libre, qui ne compte pourtant plus que quelques centaines de combattants armés, pour renforcer sa présence et justifier sa répression. Fin avril 2021, l’armée indonésienne a lancé de nouvelles opérations militaires dans la région du Puncak suite à la mort du chef des services de renseignement de la province de Papouasie, survenue après un affrontement armé avec les indépendantistes. Déclarant qu’il n’y a pas de place pour les groupes armés criminels en Indonésie, le Président Joko Widodo appelle alors les forces de sécurité à pourchasser et en arrêter tous les membres. Pour le magazine indonésien Koran Tempo, cette déclaration équivaut à « une bénédiction et un acte de vengeance pour la police et l’armée afin de mener une opération de sécurité de grande envergure. En Papouasie, ces opérations entraînent presque toujours la mort de civils ».

Depuis 1969, au moins 100 000 Papous ont ainsi perdu la vie. Probablement sous-estimé, ce chiffre pourrait même atteindre les 500 000 – et ce sans compter les milliers de Papous ayant fait l’objet de tortures, de viols ou d’emprisonnements politiques. Pour la Commission asiatique des droits de l’Homme, les massacres de masse commis par l’armée indonésienne à l’encontre des populations papoues dans les années 1970 pourraient constituer un génocide[5]. Par ailleurs, face à la colonisation et l’acculturation à l’œuvre en Nouvelle-Guinée occidentale, l’organisation Free West Papua n’hésite pas quant à elle à parler de génocide lent[6], qui pourrait à terme voir disparaître les Papous et leur culture. En dépit de ces signaux d’alarme et d’une répression indonésienne qui ne faiblit pas, la communauté internationale se contente toujours d’un silence pesant.

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LE SILENCE COMPLICE DES NATIONS 

À diverses reprises, plusieurs nations mélanésiennes, parmi lesquelles les Tuvalu, ont exprimé devant les Nations Unies leurs inquiétudes au sujet des violations des droits humains en Nouvelle-Guinée occidentale, tout en se faisant le relai des revendications indépendantistes des Papous – ce qui n’a pas manqué de susciter l’ire de Jakarta. En 2017, Tuvalu a ainsi porté les actes de répression de l’armée indonésienne devant le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies. Cependant, en vertu du supposé référendum d’autodétermination de 1969, les Nations Unies ne considèrent pas la Nouvelle-Guinée occidentale comme un territoire colonisé et se désintéressent de la question – et ce alors même qu’elles placent la Polynésie française sur la liste des territoires à décoloniser[7]. En 2017, le Comité spécial de la décolonisation des Nations Unies a ainsi rejeté une pétition demandant l’indépendance de la Nouvelle-Guinée occidentale et signée par plus de 1,8 million de Papous. Intransigeantes vis-à-vis de la non-inscription de la Nouvelle-Guinée occidentale de la liste des territoires à décoloniser, les Nations Unies brillent également par le silence dont elles font preuve face aux violations indonésiennes. L’intérêt politico-économique des Nations occidentales – et en premier lieu des Etats-Unis – à ménager le partenaire indonésien est une des clés explicatives de ce mutisme onusien. Pour Philippe Pataud Célérier, « sans doute l’ONU a-t-elle préféré troquer le droit à l’autodétermination du peuple papou contre une issue politique beaucoup plus stable – et lucrative pour les intérêts américains »[8].

Très proches de l’Indonésie, les chancelleries occidentales s’intéressent peu à la situation des Papous. Les États-Unis, pourtant si enclins à s’offusquer – à juste titre – de la répression des musulmans Ouïgours par le régime chinois dans la région du Xinjiang, n’ont jamais condamné les atrocités commises par l’armée indonésienne en Nouvelle-Guinée occidentale. Pourtant, les similarités sont légion. Cette absence de réaction s’explique en premier lieu par les intérêts géopolitiques que Washington entretient dans la région depuis la fin des années 1950 et sa forte proximité avec Jakarta. La position géostratégique qu’occupe l’Indonésie lui a conféré une importance toute particulière au cours de la Guerre froide. Dans les années 1950, la politique pro-communiste du Président Soekarno n’était pas sans inquiéter les États-Unis qui redoutaient que l’Indonésie ne bascule dans le camp soviétique – et ce d’autant plus que les prospections de la compagnie minière américaine Freeport-McMoran faisaient part d’importants gisements stratégiques en Nouvelle-Guinée occidentale, à même de séduire les intérêts américains. Pour contenter l’Indonésie et la rapprocher de l’orbite occidental, les Etats-Unis ont alors contraint les Pays-Bas à transférer leur souveraineté sur la Nouvelle-Guinée occidentale à l’Indonésie. Jugeant Soekarno toujours trop rétif, les Etats-Unis ont alors apporté leur soutien au général Soeharto, lequel bénéficia de l’appui de la CIA lors de son coup d’état de 1965. Une fois le régime de Soekarno renversé, le général Soeharto engagea une répression sanglante à l’encontre des militants du Parti communiste indonésien, toujours avec l’appui de la CIA. En 1965 et 1966, entre 500 000 et 2 millions de sympathisants communistes furent massacrés par l’armée et les milices lui étant affiliées. Anti-communiste et pro-américain, Soeharto accorda aussi à Freeport, en 1967, des droits de prospection sur les gisements de la Nouvelle-Guinée occidentale, envahie quelques années plus tôt. Pour Washington, l’objectif était atteint ; tout en se débarrassant des communistes et en rapprochant le nouveau régime indonésien du giron occidental, l’une des principales entreprises américaines allait obtenir des droits d’exploitation inédits. Ne restait alors plus que la question papoue. En aidant les autorités indonésiennes, à l’occasion de l’accord de New York, à organiser un simulacre de référendum, les Etats-Unis ont alors obtenu la mise en place d’un cadre légal entourant l’autodétermination papoue. L’intégration légale, bien que tout à fait contestable, du territoire de Nouvelle-Guinée occidentale à l’Indonésie en 1969 a permis aux Etats-Unis d’y entériner leur présence économique – et ce, bien évidemment, au détriment des Papous. Depuis, l’Indonésie bénéficie du soutien constant des Etats-Unis, lesquels ne tarissent pas d’éloge à son égard, tout en éludant la question papoue. Nul doute que les colossaux intérêts économiques de Washington et de Freeport en Nouvelle-Guinée occidentale y sont pour beaucoup.

DES DENTS D’OR ET DE CUIVRE SUR LA NOUVELLE-GUINÉE OCCIDENTALE

Longtemps sous-exploitée, la Nouvelle-Guinée occidentale est très largement dotée en ressources naturelles. On y trouve de l’or, du cuivre, du nickel, du cobalt et du gaz en abondance. Par ailleurs, dotée de denses forêts tropicales représentant un quart des étendues forestières de l’archipel indonésien, la région abrite une faune et une flore extraordinaires. Fascinant les biologistes, la forêt séduit également les entreprises transnationales qui s’accaparent ses ressources en bois, estimées à 78 milliards de dollars. Afin de satisfaire l’appétit des pays développés ou en développement, les forêts de la région sont pillées, parfois en toute illégalité. Ainsi, sur les 42 millions d’hectares de forêts de Nouvelle-Guinée occidentale, « plus de la moitié a été jugée exploitable par Djakarta, sans compter quelque neuf millions d’hectares supplémentaires alloués au développement agricole, dont celui du palmier à huile »[9]. Huile de palme, bois, pâturages… avec la bénédiction de l’État indonésien, les ressources de la région sont désormais vouées à l’exportation, tandis que les entreprises transnationales y multiplient leurs projets d’extraction et d’exploitation, à l’image de Freeport, premier investisseur étranger en Indonésie. 

En 1967, après la signature de son contrat avec le régime de Soeharto, Freeport entreprend ses premiers forages miniers en Nouvelle-Guinée occidentale. En 1988, la compagnie minière découvre le colossal gisement de Grasberg, aux abondantes réserves d’or et de cuivre. On estime ainsi que la mine de Grasberg renferme les deuxièmes réserves les plus importantes au monde en or et les troisièmes en cuivre. Pour Freeport, les retombées économiques de l’exploitation de la mine, dont les réserves sont estimées à 2,8 milliards de tonnes, sont pharamineuses. Pour la seule année 2015, 3,1 milliards de dollars d’or et de cuivre ont ainsi été extraits de Grasberg. La mine rapporte ainsi à elle seule près de 80% des revenus de Freeport. On comprend alors l’intérêt pour l’entreprise de se maintenir en Nouvelle-Guinée occidentale et de s’assurer les bons offices de l’État indonésien.

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La mine de Grasberg © Sederet Masalah Ekonomi

FREEPORT, CHANTRE ABSOLU DU NÉOLIBÉRALISME

Jakarta n’est cependant pas en reste, tant les retombées de l’activité de l’entreprise lui sont également lucratives. L’État indonésien est l’actionnaire majoritaire de Freeport à Grasberg et détient, depuis 2018, 51% de la mine. Par ailleurs, un tiers de l’économie de Nouvelle-Guinée occidentale provient des activités de Grasberg. Pour la seule région de Mimika, dans laquelle se trouve la mine, 91% de son PIB y est attribuable. À l’échelle de l’Indonésie, l’impact de Grasberg représente près de 2% du PIB. Premier contribuable d’Indonésie, située parmi les premiers employeurs du pays, Freeport a ainsi contribué, sur la seule année 2014, à rapporter plus de 1,5 milliard de dollars à l’État indonésien[10]. Organisation puissante, quasi-État dans l’État sous Soeharto, Freeport est solidement implantée dans le paysage papou et son importance économique est loin d’être négligeable pour Jakarta. Soeharto, entretenant des liens étroits avec Freeport, ira même jusqu’à décrire l’entreprise comme essentielle à l’économie de l’Indonésie[11]. En 1998, après le retrait de Soeharto, le journal indonésien Prospek révèlera que Freeport lui versait directement entre 5 et 7 millions de dollars par an, afin de s’assurer de la protection des autorités indonésiennes et de la pérennité de ses contrats en Nouvelle-Guinée occidentale[12]. En dépit d’un refroidissement des relations entre l’entreprise et le gouvernement indonésien depuis les nouvelles alternances politiques, dû à des déséquilibres économiques au sein du contrat unissant les deux parties qualifiés de spoliation par le Président Joko Widodo, Freeport demeure très influente au sein du jeu indonésien.

Son influence auprès des autorités américaines est également substantielle. Après la chute de l’URSS et la disparition de la menace communiste, le soutien des États-Unis au régime autoritaire de Soeharto n’apparait plus aussi primordial pour les intérêts américains. Freeport s’attèle alors à ce que les relations américano-indonésiennes se poursuivent sous de bons auspices. « Lobbyiste de premier plan aux États-Unis dans la course à la Maison Blanche »[13], Freeport agit en qualité de groupe de pression auprès de Washington afin d’y véhiculer les intérêts économico-politiques de Jakarta – ainsi que les siens. À titre d’exemple, entre 1991 et 1995, Freeport et les sociétés lui étant affiliées ont ainsi donné, officiellement, plus de 650 000 dollars à des politiciens américains, parmi lesquels le sénateur démocrate Bennett Johnson, farouche défenseur des intérêts de Jakarta et qualifié de membre le plus pro-indonésien du Congrès[14]. Après s’être retiré de la vie politique américaine, Bennett Johnson a rejoint le conseil d’administration de Freeport. Le diplomate américain Henry Kissinger, à l’influence inégalable, a également été membre du conseil d’administration de Freeport et a ainsi été amené, à diverses reprises, à se faire le chantre des intérêts de l’entreprises auprès des pouvoirs publics de Washington et de Jakarta[15]. L’influence de Freeport dans les couloirs du Congrès et de la Maison Blanche est alors à même d’expliquer le soutien sans faille de Washington à la présence indonésienne en Nouvelle-Guinée occidentale, crucial pour les intérêts de l’entreprise. Cependant, les activités de Freeport en Nouvelle-Guinée occidentale sont également essentielles pour les intérêts américains, tant la manne financière se veut importante pour Washington et tant les matières exploitées, très stratégiques, sont nécessaires à son économie. Nul doute que même sans les efforts de lobbying déployées par Freeport, Washington soutiendrait les activités de l’entreprise en Nouvelle-Guinée occidentale et continuerait de garder le silence sur la répression des Papous. Les intérêts économiques de Freeport et des États-Unis se rejoignent à Grasberg. Après tout, comme l’affirmait Cheprakov en son temps, « le capitalisme actuel montre, en son centre universel de pouvoir, un accord absolu entre les monopoles privés et l’appareil gouvernemental »[16].

Malgré sa grande lucrativité pour Jakarta, Washington et ses propres intérêts, l’activité de Freeport n’a cependant que de très faibles retombées économiques pour les habitants de Nouvelle-Guinée occidentale, la Papouasie et la Papouasie occidentale demeurant les provinces les plus pauvres d’Indonésie. Les ouvriers papous employés par Freeport ne gagnent que des salaires de misère, tandis que leurs droits syndicaux sont constamment bafoués. La faim, la misère et les maladies emportent encore de nombreux habitants de la région. Les populations locales ont également subi des déplacements forcés afin de permettre l’accès des entreprises transnationales aux ressources de la région. Ainsi, pour exploiter le site de Grasberg, Freeport a déplacé les populations Amungme, pourtant établies sur ces territoires traditionnels depuis des siècles. Et que dire des désastreuses conséquences environnementales des activités de Freeport ? La mine de Grasberg rejette des centaines de milliers de tonnes de déchets dans les terres de la région, empoisonnant ainsi les sols et les rivières. D’aucuns n’hésitent pas à parler d’écocide, un écocide qui ravagerait plus de 6% de la Nouvelle-Guinée occidentale.

Toutefois, en dépit de ces abus, Freeport peut compter sur le soutien des États-Unis et de l’Indonésie. L’entreprise bénéficie ainsi de la protection des autorités indonésiennes, et les liens qu’elle entretient avec son armée sont troubles. La police et l’armée ont ainsi expressément été mandatées par Jakarta pour assurer la sécurité de la mine de Grasberg. Par ailleurs, l’entreprise finance directement l’armée indonésienne afin que celle-ci protège ses intérêts. En 2005, une enquête du New York Times révélait que Freeport avait directement versé près de 20 millions de dollars à des officiers militaires indonésiens entre 1998 et 2004 afin de garantir sa sécurité. Forte du soutien de l’armée indonésienne, laquelle agit comme une compagnie de sécurité privée, Freeport se veut alors peu regardante sur les méthodes employées par les militaires à l’encontre des populations locales ; des méthodes qui s’apparentent pourtant à des violations des droits humains et des actes de nettoyage ethnique. Les assassinats, sévices et destructions méthodiques de villages sont monnaie courante pour les militaires indonésiens, lorsque ceux-ci ne s’adonnent pas à des activités de contrebande, endémiques en Nouvelle-Guinée occidentale. En 2018, suite à l’assassinat de 16 ouvriers travaillant sur un chantier d’axe routier, l’armée indonésienne a engagé une violente répression à l’encontre des Papous de la région. Selon The Saturday Paper, l’armée a alors frappé les villages papous à l’aide de bombes au phospore blanc, des armes pourtant proscrites par le droit international. En dépit des actes de répression menés par l’armée depuis plus de 50 ans, l’impunité et le silence restent de mise. Un observateur local rapporte que « la Papouasie est un véritable sanctuaire pour les pulsions les plus sordides ; un terrain de jeu pour psychopathes. Les militaires peuvent torturer, violer, assassiner en toute liberté, sans craindre la moindre sanction »[17]. Il reste cependant difficile de mesurer l’ampleur des violations, tant la Nouvelle-Guinée occidentale reste fermée aux étrangers. Les journalistes et les ONG y sont persona non grata et le traitement de l’information se veut difficile. En mars 2017, les journalistes français Franck Escudié et Basile Longchamp ont été expulsés d’Indonésie pour défaut de visa alors qu’ils allaient débuter le tournage d’un documentaire sur la Nouvelle-Guinée occidentale, en dépit des autorisations dont ils bénéficiaient. La plupart des rares étrangers autorisés à se rendre dans la région sont ainsi liés aux activités de Freeport, laquelle continue de fermer les yeux sur les violations commises par les forces armées indonésiennes. Cependant, Jakarta ferme également les yeux sur les pratiques de Freeport, tant le rôle économique joué par l’entreprise est central. A tel point que l’avenir de la Nouvelle-Guinée occidentale apparaît inextricablement lié au futur de Freeport. Pour Neles Tebay, coordinateur du Réseau pour la paix en Papouasie, « la Papouasie ne deviendra jamais indépendante tant que Freeport sera en Papouasie ».

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UN PARADOXE DE RICHESSE SANS DÉVELOPPEMENT

La partie orientale de l’île n’échappe pas à cette exploitation massive des ressources naturelles. La Papouasie Nouvelle-Guinée, longtemps considérée comme un sanctuaire environnemental et dotée d’une des constitutions les plus protectrices en termes de droits fonciers coutumiers, subit également les assauts des intérêts économiques étrangers. Dotée de larges ressources naturelles, disposant de la troisième forêt pluviale au monde, décrite par la Banque mondiale comme « un paradoxe de richesse sans développement », la Papouasie Nouvelle-Guinée offre depuis une dizaine d’années des richesses aux entreprises transnationales, que l’ONG Oakland Institute n’hésite pas à décrire comme un pillage en règle des ressources du pays[18]. De larges surfaces de forêt ont ainsi été déboisées, tandis que les usines d’exploitation de nickel tarissent les sols et les rivières. En dépit de l’indéniable enrichissement des entreprises étrangères et d’une stimulation de la croissance du pays, les populations de Papouasie Nouvelle-Guinée n’ont cependant pas bénéficié des retombées économiques de l’exploitation de leur territoire ; pays pauvre et inégalitaire, la Papouasie Nouvelle-Guinée n’occupe que le 155ème rang au classement par indice de développement humain. Toujours est-il que ses habitants peuvent se targuer de jouir de leur pleine souveraineté et ne pas subir racisme et oppression, contrairement aux Papous de Nouvelle-Guinée occidentale – région qui pourrait également être affublée de l’épithète de paradoxe de richesse sans développement. En effet, si, à l’échelle internationale, rares sont désormais les régions et les ressources à ne pas subir les affres d’un néolibéralisme débridé, rares sont également les peuples à subir un niveau de répression et d’acculturation aussi intense que les Papous de Nouvelle-Guinée occidentale – le tout dans l’indifférence la plus totale de la communauté internationale.

LES VIES DES PAPOUS COMPTENT-ELLES ?

En 1971, dans son ouvrage Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Eduardo Galeano dénonçait la pauvreté de l’Homme comme conséquence de la richesse de la terre[19]. L’auteur uruguayen y dénonçait le pillage des ressources du continent latino-américain par les entreprises transnationales au service des États dits impérialistes, mués par un appât du gain toujours plus insatiable et dévastateur. Décrivant les nombreuses convoitises dont leurs ressources faisaient l’objet, il affirmait ainsi que « le sous-sol produit des coups d’État, des révolutions, des affaires d’espionnage et des péripéties »[20], tout en rappelant que « l’économie nord-américaine a besoin des minerais d’Amérique latine comme les poumons ont besoin d’air »[21]. Les États-Unis, de même que de nombreux autres États, dépendent en effet largement de l’étranger pour leurs approvisionnements en ressources. Leur accaparement se fait alors au détriment des droits fondamentaux et du développement économique des populations locales – voire s’effectue en usant de leur exploitation et leur oppression, à l’image, encore une fois, de l’Amérique latine décrite par Galeano. Force est de constater que, 50 ans plus tard, les choses ont peu changé. Les écrits de Galeano sont aujourd’hui en partie transposables à la situation des Papous de Nouvelle-Guinée occidentale. Cité par Philippe Pataud Célérier, Victor Yeimo, porte-parole du mouvement indépendantiste Komité Nasional Papua Barat, résume amèrement le triste sort de la Nouvelle-Guinée occidentale : « La Papouasie est prise entre l’enclume et le marteau : d’un côté le capitalisme prédateur des multinationales comme Freeport, qui exploitent sans vergogne notre pays ; de l’autre, un colonialisme indonésien tout aussi cupide et destructeur »[22]. Face aux dérives du néolibéralisme et au silence complice des États, « les vies des Papous ne comptent pas ».

Notes :

[1] Arte, Le Dessous des cartes, « Papouasie occidentale, conflit oublié », 2017. Disponible au lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=5zJkQjOhCxM&ab_channel=GracchusBabeuf

[2] PATAUD CELERIER Philippe, « Grèves, répression et manipulations en Papouasie occidentale », in Le Monde diplomatique, 1er mars 2012.

[3] KWOK Yenni, « Papua Remains a Killing Field Even Under New Indonesian President Jokowi », in Time, 12 décembre 2014.

[4] FIRDAUS Febriana, « A Tragic, Forgotten Place. Poverty and Death in Indonesia’s Land of Gold », in Time, 3 août 2017.

[5] Commission asiatique des droits de l’Homme, « The Neglected Genocide – Human rights abuses against Papuans in the Central Highlands, 1977-1978 », septembre 2013.

[6] ELMSLIE Jim, WEBB-GANNON Camellia, « A Slow-Motion Genocide : Indonesia Rule in West Papua » in Griffith Journal of Law & Human Dignity, Volume 1(2), 2013, pp.142-162.

[7] PATAUD CELERIER Philippe, « Les Papous minoritaires en Papouasie », in Le Monde diplomatique, février 2015.

[8] PATAUD CELERIER Philippe, « Nettoyage ethnique en Papouasie », in Le Monde diplomatique, décembre 2019.

[9] PATAUD CELERIER Philippe, « Vers la disparition des peuples papous en Indonésie ? », in Le Monde diplomatique, février 2010.

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[10] COCA Nithin, « West Papua : mining in an occupation forgotten by the world », in Equal Times, 21 avril 2015.

[11] LEITH Denise, « Freeport and the Suharto Regime, 1965-1998 », in The Contemporary Pacifiq, Volume 14, n°1, 2002, p.83.

[12] Idem, p.90.

[13] PATAUD CELERIER Philippe, « Papouasie occidentale : des peuples papous en sursis », in Mediapart, 3 septembre 2014.

[14] LEITH Denise, « Freeport and the Suharto Regime, 1965-1998 », op. cit., p.88.

[15] Idem, p.90.

[16] CHEPRAKOV V.A., El capitalismo monopolista de Estado, Progreso, 1966.

[17] PATAUD CELERIER Philippe, « Grèves, répression et manipulations en Papouasie occidentale », op. cit.

[18] Oakland Institute, « On Our Land : Modern Land Grabs Reversing Independence in Papua New Guinea  », 19 novembre 2013.

[19] GALEANO Eduardo, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Terre Humaine Poche, 1971, p.19.

[20] GALEANO Eduardo, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, op. cit., p.188.

[21] GALEANO Eduardo, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, op. cit., p.186.

[22] PATAUD CELERIER Philippe, « Grèves, répression et manipulations en Papouasie occidentale », op. cit.