« En Nouvelle-Calédonie, nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution » – Entretien avec Louis Lagarde

Fort Teremba
Fort Teremba, ancien bagne administratif situé dans la ville de Moindou en Nouvelle-Calédonie

Le 4 octobre dernier s’est déroulé le deuxième référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie prévu par les accords de Nouméa, signés en 1998. À la sortie des urnes, les loyalistes ont obtenu 53,26% des voix alors que les indépendantistes ont récolté 46,74%. Il est à noter un resserrement de l’écart entre ces deux forces, qui structurent l’archipel depuis plus de 30 ans, par rapport au précédent scrutin. Ce résultat qui a galvanisé les indépendantistes conforte le FLNKS à demander la tenue d’un troisième référendum ; une possibilité prévue par les accords de Nouméa. Néanmoins, ce processus innovant, des accords de Matignon-Oudinot aux accords de Nouméa, qui a ramené la paix sur le Caillou, semble de plus en plus être une impasse pour ce territoire français du Pacifique. Dès lors, comment sortir de cette situation binaire ? Analyses et perspectives de ces scrutins avec Louis Lagarde, archéologue calédonien, observateur et acteur de la vie politique de la Nouvelle-Calédonie. Cet article fait suite à un premier entretien, qui défendait un point de vue davantage favorable à l’indépendance.


LVSL – A-t-on assisté à une campagne digne pour ce deuxième référendum, selon vous ?

Louis Lagarde – Cela dépend de ce qu’on entend par « digne ». On peut considérer que des éléments mensongers ont été présentés par le camp indépendantiste, notamment en termes économiques : par exemple, lorsque les transferts annuels de la France sont évalués à 150 milliards de francs CFP, on nous dit que sur cet argent, 110 milliards repartent chaque année de la Nouvelle-Calédonie vers la France. En réalité, cette fuite vers l’extérieur est quantifiée à 35 milliards environ (dont des assurances-vie pour des retraites de patentés, qui reviendront donc un jour) selon des études très précises menées par l’Université de la Nouvelle-Calédonie. On peut également remarquer, pour le camp non-indépendantiste, que dresser une perspective apocalyptique de l’indépendance est malhonnête. En effet, comparer une Nouvelle-Calédonie indépendante au Vanuatu ou aux Fidji ne peut faire totalement sens, notre archipel ayant toujours été dans une situation économique bien plus favorable que nos deux pays voisins. Enfin, l’utilisation à outrance des drapeaux a achevé de durcir le ton de cette campagne et de radicaliser les électeurs des deux camps, générant une situation extrêmement anxiogène. Le comportement de certains militants indépendantistes le jour du scrutin, paradant devant les bureaux de vote avec de grands drapeaux, a été mal perçu par nombreux électeurs. Le fait est regrettable, même s’il ne change rien au résultat. Il aurait bien sûr été tout aussi regrettable s’il s’était agi de militants non-indépendantistes.

LVSL – Lors de ce deuxième référendum les électeurs se sont fortement mobilisés, 86% des Calédoniens qui composent la liste électorale spéciale se sont déplacés pour voter. Cela a majoritairement profité aux indépendantistes. Comment analysez-vous les résultats ? Va-t-on tout droit vers un troisième référendum ?

LG – Le premier référendum, qui avait donné 56,6% en faveur du “non”, avait laissé planer certaines inconnues. La participation relativement faible aux îles Loyauté (61%) et un réservoir de voix encore important sur l’agglomération du Grand Nouméa, laissaient entrevoir aux deux camps la possibilité de gonfler leurs chiffres au deuxième référendum. La campagne a donc été axée, quoique différemment selon les camps, vers des cibles proches : les indécis et abstentionnistes du côté du « oui », et les abstentionnistes du côté du « non ». Force est de constater que le réservoir de voix que représentait l’abstention ou les indécis a très largement favorisé le camp indépendantiste. Vu la participation record atteinte cette fois-ci, il n’est pas certain que l’un ou l’autre des camps puisse mobiliser davantage son électorat. Mais l’accès au droit de vote de plusieurs milliers de jeunes calédoniens d’ici 2022, ainsi qu’une accession à la liste électorale spéciale de consultation (LESC) facilitée pour les jeunes natifs de statut coutumier, pourrait engendrer un résultat encore plus serré qu’aujourd’hui. C’est ce que les spécialistes de géographie politique s’accordent à dire en tout cas.

La troisième consultation (comme la deuxième d’ailleurs) n’est en aucun cas obligatoire. La construction d’un projet réunissant l’État, les partisans du maintien dans la France et ceux de l’indépendance pourrait voir le jour, transformant un référendum-couperet en un référendum de projet. Mais comment, pour qu’aucun des deux camps ne perde la face ? Surtout quand ils se trouvent à quasi-égalité ? Les non-indépendantistes accepteront-ils le principe d’un véritable État dans une situation de partenariat/association/fédération inédit pour la République ? Les indépendantistes se contenteront-ils d’une indépendance finalement partielle où la France serait toujours présente et co-exercerait certaines compétences régaliennes? L’État sera-t-il capable de signifier clairement à l’ensemble des groupes politiques où se situe son intérêt, de manière que ces derniers puissent négocier sous quelles conditions, garantissant notamment une certaine stabilité économique, les relations avec la France pourraient se décliner ?

« Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement. »

LVSL – Comment expliquez-vous que certains aient parlé de colonisation pour justifier le “oui” à ce vote ?

LG – Dans une récente tribune dans Le Monde [à lire ici], mes co-signataires et moi avons écrit qu’il n’y a plus aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, « de système colonial institutionnalisé », au sens où les institutions locales sont aux mains de responsables locaux, tant loyalistes qu’indépendantistes, de même qu’un système de mainmise étatique à distance, comme autrefois, n’existe plus. Cette nouvelle donne relève d’une décolonisation telle que l’entend l’accord de Nouméa : comme moyen de refonder le lien social. Toutefois, on ne peut nier l’héritage colonial, qui structurellement impacte la société calédonienne, et dans laquelle des disparités ethniques très importantes existent encore, malgré le processus de rééquilibrage entamé depuis trente ans.

Aussi, il est plus que normal que la population aspire à la disparition de ces inégalités, et le discours politique proposé par les indépendantistes s’articule donc autour d’une Calédonie meilleure, plus égalitaire, sitôt que l’indépendance sera acquise. Si on ne peut objectivement que souhaiter que la situation locale s’améliore, on peut mettre en doute le bien-fondé de cette promesse, car les inégalités pourraient au contraire se creuser, notre système économique et social étant aujourd’hui largement dépendant des deniers métropolitains. Bien malin celui qui peut aujourd’hui affirmer qu’une réduction globale des inégalités sera réelle en cas d’accès à une pleine souveraineté brutale et sans accompagnement.

LVSL – Depuis maintenant 30 ans on voit la même partition du pays lors des référendums, avec un vote ethnique, géographique et selon le revenu. La Nouvelle-Calédonie est-elle vouée à la scission?

LG – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette analyse qui est simplificatrice. L’étude du CEVIPOF menée en 2018 révèle que 20% des Kanaks sont réfractaires à l’indépendance, tandis que 10% des Caldoches (et assimilés) y sont favorables. Je n’ai pas les équivalents pour 2020 mais l’ordre de grandeur est probablement similaire. Une fois ces chiffres mis en regard du rapport de force de la LESC, cela signifie que 15% des électeurs votent en dépit de leur ethnie (ou « pensent contre eux-mêmes », comme l’écrivait Charles Péguy). Cela fait une personne sur six ou sept. C’est considérable, pour un petit archipel à l’histoire coloniale très lourde et où TOUTE la vie politique est fondée sur le clivage oui/non depuis quarante ans.

Par ailleurs, j’évoquais déjà en 2019 dans un colloque à Wellington le fait que le clivage produit vient au moins pour partie de la question clivante posée. On ne peut décemment faire équivaloir positionnement des camps et sentiments de la population. J’en veux pour preuve que si un référendum sur un projet d’avenir avait été ratifié dimanche dernier par 80% des votants, la même population calédonienne aurait alors été perçue comme unie. Ce n’est pas si simple…

Enfin, la scission ou partition de l’archipel ne fait à mon avis aucun sens. En Océanie, et plus particulièrement en Nouvelle-Calédonie, la terre n’appartient pas à l’individu, c’est l’individu qui appartient à la terre. Comment pourrions-nous séparer l’archipel en deux ou en trois, alors que nous avons, chacun, des racines, de la famille, des liens dans toutes les parties du pays ? Alors que nous avançons depuis trente ans dans la construction d’un pays et que grâce aux recherches historiques, archéologiques, patrimoniales, nous avons mis en avant les facettes d’une histoire commune en nous confrontant à la dure réalité de notre passé, comment pourrait-on se satisfaire d’un quelconque séparatisme, du fait de certaines différences de vue ou de mode de vie ? C’est tout bonnement inconcevable.

« Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. »

LVSL – Les résultats du deuxième référendum, ont vu l’écart entre les deux camps se réduire. Ces résultats sont de nature à galvaniser les indépendantistes qui pousseront pour le troisième référendum. Ce référendum, s’il a lieu, sera le dernier prévu par les accords de Nouméa. Au vu des rapports de force, le résultat sera extrêmement serré et sa légitimité affectée. Les accords de Nouméa qui ont restauré la paix sur l’archipel ne sont-ils pas devenus une impasse aujourd’hui ? Une troisième voie est-elle encore possible ?

LG – Il est clair que nous sommes aujourd’hui prisonniers de notre propre solution. Dans le camp indépendantiste, la position semble être celle « d’une indépendance avec la France » : aussi, pour négocier les conditions optimales, ses leaders proposent d’accéder par les urnes au “oui”, de manière que la France, si elle tient à rester présente dans le Pacifique sud-ouest, accepte des conditions. Pour le camp non-indépendantiste, il est aussi certain qu’il faudra négocier avec l’État de « la situation ainsi créée », comme le dit l’accord de Nouméa, et il est estimé que ces négociations seront plus favorables à la Nouvelle-Calédonie si le « non » l’emporte par trois fois. Aujourd’hui, si l’on est sûr de rien quant à l’issue ou même la tenue d’un éventuel troisième référendum, on peut être au moins certain que dans les faits, la volonté comme la nécessité de négocier avec l’État sont absolues. Le temps est venu pour lui de se positionner clairement et de répondre aux interrogations légitimes des Calédoniens.