Entre souveraineté wallonne et fédéralisme radical : où va la Belgique ? – Entretien avec Francis Biesmans

Le jeudi 1er octobre, la Belgique s’est finalement dotée d’un gouvernement de large coalition, qui devrait reléguer pour un temps dans l’opposition les partis nationalistes et d’extrême droite néerlandophones. Mais ces 494 jours d’âpres négociations semblent avoir miné l’imaginaire d’unité « belgicaine » auquel la partie francophone du pays, tant bien que mal, était restée attachée. Pour la première fois, Wallons, Flamands et Bruxellois semblent éprouver ensemble la fragilité de l’édifice fédéral. C’est le moment qu’a choisi Francis Biesmans pour publier Le Pari wallon : un essai où ce Liégeois d’origine, professeur d’économie à l’Université de Lorraine, répond aux nationalistes flamands par un « fédéralisme radical » qui pose résolument la question de la souveraineté et de l’indépendance wallonnes. Le tout dans une Europe elle-même en crise où s’exacerbent les séparatismes. Entretien réalisé par Luca Di Gregorio.


LVSL – Votre essai Le Pari wallon (Petit Poisson Éditeur, 2020) a paru quelques jours avant le confinement, alors que les négociations visant à la formation d’un gouvernement fédéral en Belgique battaient leur plein…et de l’aile. Pourriez-vous nous résumer – comme vous le faites dans le livre – les conditions historiques de l’équilibre institutionnel auquel étaient parvenus francophones et néerlandophones depuis l’après-guerre ?

Francis Biesmans – Équilibre est un grand mot, c’est plutôt de déséquilibre dont il faudrait parler. Cependant, quoi qu’il en soit, il est nécessaire de remonter dans le temps pour comprendre comment la structure institutionnelle actuelle de la Belgique – particulièrement complexe – s’est mise progressivement en place.

Historiquement, est né au XIXe siècle un mouvement flamand, tout à fait justifié par ailleurs, qui était culturel au départ et réclamait essentiellement l’emploi du néerlandais dans tous les secteurs de la vie publique. Par la suite, le mouvement flamand acquit un caractère populaire par sa composition et se fixa des objectifs politiques. Dès l’entre-deux guerres, coexistaient en son sein deux tendances : l’une « minimaliste », qui voulait la flamandisation de l’enseignement, de la justice et des administrations publiques en Flandre ; l’autre, dite maximaliste, qui réclamait le fédéralisme, voire l’indépendance de la Flandre. Dès 1938, l’essentiel du programme minimaliste était réalisé.

Durant les années cinquante, le mouvement flamand, dont une fraction importante avait sombré dans la collaboration avec l’occupant nazi durant la guerre, reprend progressivement force et vigueur. Le courant fédéraliste y trouve un écho croissant.

Parallèlement, la Grande Grève de l’hiver 60, wallonne pour sa plus grande part, aboutira à ce que la revendication fédéraliste devienne populaire également en Wallonie – ceci sous l’impulsion du leader syndical André Renard.

Les années soixante verront un très fort développement des partis fédéralistes, Volksunie côté flamand, Rassemblement Wallon et Front Démocratique des Francophones (FDF) côté francophone, tandis que les familles traditionnelles vont progressivement se scinder sur une base linguistique.

Le processus de fédéralisation de la Belgique commence le 18 février 1970, lorsque le Premier ministre de l’époque, Gaston Eyskens, déclare devant la Chambre : « L’État unitaire, tel que les lois le régissent encore dans ses structures et dans son fonctionnement, est dépassé par les faits ». Dix mois plus tard, la première réforme de l’État intervenait.

Les propositions institutionnelles des Flamands et des Wallons différaient fortement. En effet, les premiers étaient attachés avant tout à l’autonomie culturelle et défendaient l’organisation de la Belgique sur base de deux communautés : flamande et francophone ou « française » – faisons abstraction de la petite communauté germanophone. Par contre, les seconds réclamaient une Belgique fondée sur trois régions, à savoir la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. En résumé, un fédéralisme à deux contre un fédéralisme à trois.

Le résultat final fut un compromis « à la belge », puisque les deux communautés verront le jour. Certes, il faudra attendre la Grande Réforme de 1988-1989 pour que le paysage institutionnel soit fixé. Il n’empêche que, dès le départ, ce paysage était un hybride à la fois bi-communautaire et tri-régional.

La Belgique fédérale à l’issue de la Grande Réforme – il faudra attendre 1993 pour que le terme « fédéral » soit introduit dans l’article 1 de la Constitution – est une Belgique à cinq :

  • la Région wallonne ;
  • les Communautés française et germanophone, essentiellement compétentes pour la culture et l’enseignement ;
  • la Région de Bruxelles-capitale, aux compétences presque identiques à celles des autres régions ;
  • enfin, la Communauté/Région flamande, la Flandre ayant choisi de fusionner les deux entités.

Le paysage institutionnel ainsi laborieusement dessiné ne se modifiera plus.

Pour compléter le tableau, il faut cependant ajouter deux éléments. Sans entrer dans le détail du financement des diverses entités, une question extrêmement complexe, il faut signaler la position inconfortable de la Communauté française (Wallonie et francophones de Bruxelles), qui est dans l’incapacité de lever le moindre impôt et de ce fait, sujette à un problème de financement chronique. Enfin, une étape importante a été franchie avec la 6ème Réforme de l’État (2011-2014), lorsque la défédéralisation d’une partie de la sécurité sociale, les allocations familiales en l’occurrence, est devenue effective. Un premier pas certes, mais ô combien significatif.

LVSL – Qu’est-ce qui a provoqué le dialogue de sourds actuel, qui s’intensifie législature après législature ? Quels sont les principaux arguments des partis nationalistes flamands (et à travers eux une majorité de l’électorat flamand) et comment la classe politique y a réagi jusqu’à aujourd’hui ?

F.B. – À nouveau, un petit retour sur le passé s’impose. La Belgique vit en effet une véritable crise de régime. Mais cette crise vient de loin : très précisément, elle remonte à l’an 2007. Le cartel CD&V/N-VA (formé par le parti chrétien flamand et les nationalistes issus de la Volksunie), remporte haut la main les élections du 10 juin 2007. Yves Leterme (CD&V) tente alors de constituer un gouvernement des 5 partis traditionnels, le SPA (socialistes flamands) étant rejeté dans l’opposition. Au menu : la scission de l’arrondissement BHV (Bruxelles-Hal-Vilvorde)[1] et une nouvelle réforme de l’État. Zéro sur toute la ligne, car de 2007 à 2010, les gouvernements provisoires se succèdent les uns après les autres, tandis que la N-VA sort du cartel en septembre 2008. De nouvelles élections seront organisées le 10 juin 2010. Elles livrent deux grands vainqueurs : la N-VA au Nord et le PS au Sud de la Belgique.

Francis Biesmans

Les négociations se poursuivront pendant 541 jours (une année et demie !) avant que Di Rupo ne réussisse à former, le 6 décembre 2011, un gouvernement regroupant les six partis des trois familles traditionnelles. Mais, notons-le, il ne disposait pas d’une majorité de sièges en Flandre, ce que ne manquera pas d’exploiter la N-VA. Ce gouvernement accouchera, in fine, de la sixième réforme de l’État évoquée plus haut, et dont les conséquences négatives (notamment socio-économiques) pour la Wallonie se font encore sentir aujourd’hui.

Le 25 mai 2014, les élections législatives fédérales rendent leur verdict. La formation nationaliste flamande N-VA est la grande gagnante du scrutin : alors qu’elle avait obtenu 28,12% des suffrages en 2012, elle en récolte deux ans plus tard 33,23%. Finalement, l’impensable se produit : le mardi 7 octobre, un accord est scellé entre la N-VA, le CD&V, l’Open VLD (libéraux flamands) et les libéraux francophones du MR, seul parti non-flamand du pays à prendre part à la coalition. Son président Charles Michel devient le Premier ministre de cette coalition d’un type nouveau.

Ce gouvernement est évidemment très déséquilibré sur le plan linguistique, car le MR compte à peine 30% des députés de Wallonie et de Bruxelles, tandis que les droites flamandes en comptabilisent quasiment 75%. Le résultat est que les partis flamands, tout spécialement la N-VA, vont faire jouer la loi du nombre et imposer une bonne part de leurs volontés.

Tout ne baigne cependant pas dans l’huile pour cette coalition dominée par la N-VA, comme en témoigne le départ de cette dernière du gouvernement Michel suite aux divergences sur le Pacte migratoire. Dès décembre 2018, le gouvernement Michel, minoritaire à la fois en Flandre et en Wallonie, est en affaires courantes. Il l’est resté jusqu’au 1er octobre 2020, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’actuelle et improbable coalition «Vivaldi» a vu le jour.

Avec le recul, il est clair que la crise politique est désormais devenue la norme et les périodes de calme apparent, l’exception. La fragmentation politique consécutive aux élections du 26 mai 2019, notamment la montée en puissance du Vlaams Belang (l’autre parti nationaliste flamand, allié au FN au niveau européen, et désormais donné dans les sondages au-dessus de la N-VA), n’a fait qu’accentuer les difficultés à constituer un gouvernement fédéral.

Désormais, la crise de régime est structurelle.

LVSL – Dans ce contexte, quelle lecture faites-vous de l’accord de large coalition auquel viennent d’aboutir sept partis, avec l’accession du libéral flamand Alexander De Croo au poste de Premier ministre ? Tournant ? Prise de conscience ? Simple sursis ?

F.B. – D’abord, un constat : il aura fallu plus de seize mois de négociations en tous sens pour aboutir à un gouvernement de plein exercice. C’est une illustration parfaite de ce que la Belgique fédérale connaît une véritable crise de régime.

Je ferai ensuite remarquer que le gouvernement De Croo est minoritaire en Flandre – 41 sièges au Parlement fédéral sur 87 –, ce qui illustre à nouveau la difficulté extrême de constituer une coalition fédérale qui soit majoritaire dans toutes les Régions. Ce faisant, un boulevard s’offre maintenant aussi bien à la N-VA qu’au Vlaams Belang, qui ne manqueront pas de dénoncer un gouvernement « de gauche, dominé par les francophones ».

Enfin, vous le dites vous-même, la Vivaldi est composée de sept partis. Mine de rien, c’est, historiquement, du jamais vu ! C’est un élément de plus qui montre que la Belgique fédérale est devenue quasiment ingouvernable, rongée qu’elle est de l’intérieur par une crise de régime devenue structurelle.

Pour le reste, l’accord qui a été péniblement obtenu entre les sept est truffé de blancs, de propositions à affiner, de promesses budgétaires délicates, de négociations futures difficiles. Surtout, il viendra buter sur la contrainte d’une récession profonde, beaucoup plus profonde que ce que l’on pouvait imaginer dans un premier temps. La seconde vague du virus, dans laquelle nous entrons aujourd’hui, ne fera qu’accentuer cette récession et dans la foulée, les contradictions béantes qui traversent ladite Vivaldi.

Je ne parierais donc pas sur sa longévité, même si je sais que les Vivaldiens redoutent plus que tout un retour aux urnes.

LVSL – Vous soulignez aussi que les tensions actuelles mettent en évidence l’existence de deux cultures politiques depuis longtemps divergentes : une Wallonie post-industrielle, d’ancienne tradition socialiste et syndicale, où l’extrême droite n’existe presque pas, et une Flandre plus catholique, nationaliste et néanmoins libérale, car plus à l’aise avec les flux et la culture (anglophone) de la globalisation…

F.B. – Certes, mais ici aussi, les choses viennent de loin. Historiquement, la gauche flamande porte une terrible responsabilité, elle qui n’a pas soutenu le mouvement flamand et ses revendications. Elle a ainsi laissé le champ libre à la droite catholique d’abord, puis au nationalisme d’ultra- ou d’extrême droite ensuite. Je voudrais à ce sujet rappeler que l’extrême droite flamande ne comptait pas moins de 17 députés au Parlement en 1939. Ces deux courants – nationalistes et catholiques – se partagent encore les voix de la majorité des Flamands et Flamandes.

Un autre facteur historique est à prendre en considération, cette fois explicatif de la forte prégnance du socialisme en Wallonie : le déroulement de la révolution industrielle. Je rappelle d’abord que la Belgique est le premier pays du continent européen à s’être industrialisé, immédiatement après l’Angleterre. Qui plus est, la révolution industrielle s’est déroulée selon un axe Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, c’est-à-dire selon un axe essentiellement wallon. Du côté flamand, le seul pôle était constitué par Gand et le textile. La classe ouvrière était donc très nombreuse en Wallonie dès le XIXe siècle et l’ancêtre de l’actuel Parti Socialiste, le Parti Ouvrier Belge (POB), y devint rapidement hégémonique, aussi bien sur le plan électoral que sur le plan social – c’est le fameux monde ou pilier socialiste, avec ses coopératives, son syndicat, ses mutuelles, etc. Pour illustrer la force politique du parti socialiste, il suffira de noter que lors des premières élections au suffrage universel en 1919, le POB avait récolté 50% des voix en Wallonie.

Depuis lors, des évolutions notables se sont produites : en particulier, le cloisonnement entre les « mondes » chrétien et socialiste – ce que l’on nomme la « pilarisation » – s’est largement estompé. Il n’empêche que le clivage entre une Flandre de droite, voire d’extrême droite, et une Wallonie de gauche est plus que jamais d’actualité.

LVSL – Dans votre livre, vous plaidez pour une souveraineté retrouvée par la Wallonie. Votre pari du « fédéralisme radical » semble prendre au mot Bart De Wever, le président nationaliste du principal parti flamand (la N-VA), lequel déclarait il y a peu que deux démocraties coexistent désormais en Belgique. Prenez-vous acte ? Quelles seraient pour vous les bases institutionnelles d’une Wallonie souveraine ?  

F.B. – J’en prends acte, mais je conteste la vision de De Wever, qui repose entièrement sur l’approche traditionnelle en Flandre et se résume par la formule : la Belgique est composée de Flamands et de Francophones. En réalité, il y a trois démocraties et non deux en Belgique : en Wallonie et en Flandre bien sûr, mais aussi à Bruxelles. Ces affirmations mériteraient de plus amples développements, mais je me contenterai de rapporter un seul fait, d’ordre politico-électoral, qui les justifient entièrement : à l’issue des élections du 26 mai 2019, le premier parti de Wallonie est le PS, en Flandre, c’est la N-VA et à Bruxelles, ce sont les écolos qui sont dominants.

J’en viens à présent à la seconde partie de votre question. Une Wallonie souveraine, c’est avant tout une Wallonie qui ne serait plus minorisée dans le cadre belge – pour rappel, il y a 48 députés wallons parmi les cent cinquante que compte le Parlement fédéral – et qui pourrait mener les politiques qui lui permettraient de choisir, dans tous les domaines, ses propres voies de développement.

La souveraineté passe, comme vous le dites, par l’instauration d’un « fédéralisme radical ». Si on va à l’essentiel, ce dernier s’articule autour de quatre entités aux compétences et aux moyens financiers différenciés. Au centre de cette construction institutionnelle, se trouvent deux États, wallon et flamand, aux compétences très étendues, dotés de la pleine autonomie fiscale. Il résulte de ceci que les deux communautés flamande et française disparaissent. S’y ajoute la Région de Bruxelles-Capitale, dont les structures devront nécessairement être allégées et remodelées, étant donné la suppression des deux Communautés. Enfin, l’actuelle Communauté germanophone serait maintenue avec ses compétences présentes, son parlement et son gouvernement. Elle serait aussi organiquement liée à l’État wallon. Voilà pour ce qui concerne la structure institutionnelle sous-jacente au fédéralisme radical.

LVSL – Néanmoins, cet « État wallon » ne serait pas un État indépendant dans la mesure où vous préconisez tout de même son maintien dans la structure fédérale radicalement allégée de la Belgique. Quel serait l’intérêt pour les deux ou les trois États que vous appelez de vos vœux à demeurer unis dans une Belgique purement nominale ? Enfin, que pensez-vous du projet de rattachement à la France (la fameuse hypothèse « rattachiste »), qui a longtemps agité certains milieux de la gauche wallonne ?

F.B. – Le fédéralisme radical, c’est l’indépendance sans ses inconvénients, notamment le fait de ne pas devoir discuter à perte de vue avec l’Union européenne sur l’adhésion des nouveaux États. L’exemple de la Catalogne doit nous servir de leçon à cet égard. André Renard avait déjà dit clairement : « en tant que fédéraliste, je suis pour une Wallonie indépendante dans le cadre d’un État fédéral ». C’est exactement ma position.

La question du « rattachisme » ne se pose tout simplement pas aujourd’hui. Lorsque le fédéralisme radical se sera concrétisé, l’État wallon pourra alors se poser la question de ses rapports, à tout le moins privilégiés, avec la République française. Mais il serait politiquement suicidaire de brûler les étapes.

LVSL – Au plan socio-économique, quelle serait la viabilité économique d’une Wallonie où n’existeraient (presque) plus de transferts budgétaires venant de Flandre ? Quels pourraient être les atouts de cette région qui, rappelons-le, a été durement frappée, comme le Nord ou la Lorraine, par quarante ans de désindustrialisation ?

F.B. – Il faut savoir que, tendanciellement, la solidarité dite « nationale » se réduit comme peau de chagrin au fil du temps. Le dernier coup dur à cet égard a été porté en 2014 par Di Rupo, alors Premier ministre. En effet, dès 2025 et pendant dix ans, le mécanisme de transition (de solidarité) sera réduit de 60 millions chaque année et ce, aux dépens de la Wallonie. D’après mes calculs, la perte cumulée se montera à 3,3 milliards en 2034. Par conséquent, les soi-disant transferts sont de plus en plus un mythe.

Autre affirmation du même genre, couramment entendue, à laquelle je voudrais faire un sort : la Wallonie serait totalement incapable de gérer l’énorme dette qu’elle hériterait du fédéral. J’ai développé dans mon livre une méthode de partage de la dette fédérale qui repose sur deux éléments. D’une part, le service de la dette, c’est-à-dire le paiement des intérêts, est aujourd’hui extrêmement peu coûteux. Ainsi, le lundi 19 octobre 2020, la Belgique a emprunté, à 10 ans, 1,8 milliard d’euros au taux de -0,399%, ce qui signifie que les obligations d’État émises (les OLOs) ne rapportent strictement plus rien à leurs détenteurs. D’autre part, le partage de la dette suppose de retenir un critère pour effectuer ce partage. J’ai proposé de se référer à la part des Produits Intérieurs Bruts (PIB) régionaux, évalués au lieu de travail, dans le PIB belge. L’application de cette clef donne 23% pour la Wallonie, ce qui signifie que cette dernière reprendrait à son compte cette part de la dette fédérale et assumerait le paiement (faible) des intérêts correspondants.

Pour illustrer un des atouts dont disposerait une Wallonie souveraine, je vais prendre l’exemple des soins de santé, si importants dans cette période de pandémie. De nos jours, les compétences en matière de santé sont éclatées entre l’État fédéral, les Régions et les Communautés. C’est le résultat d’un processus long et progressif lié aux différentes réformes de l’État. En très gros, voici quelles sont les matières qui, au fil du temps, ont été dévolues aux trois entités :

  • Le fédéral a la haute main sur le cadre juridique, le mode de financement et le montant des remboursements des soins de santé. En d’autres termes, il est le maître absolu pour tout ce qui est remboursé par la Sécurité sociale ; d’un point de vue budgétaire, il est aussi compétent pour 90% des politiques relatives aux soins de santé et à l’aide aux personnes handicapées.
  • La Région wallonne a dans ses compétences les soins aux personnes âgées, la santé mentale, les assuétudes, le vaste domaine de la prévention (à l’exception des écoles), les soins de première ligne, les maisons de soins psychiatriques et les infrastructures hospitalières.
  • La Communauté française est compétente pour agréer les hôpitaux universitaires. Elle exerce également la tutelle sur l’ONE (Œuvre Nationale de l’Enfance) qui a en charge l’exercice de la prévention à l’école (les fameuses visites médicales) et la vaccination des enfants.

On comprend aisément que cet enchevêtrement des compétences est d’une rare complexité. Si l’on prend par exemple un hôpital, la Communauté dira s’il peut être considéré comme universitaire ou pas. La Région s’occupera, pour sa part, de la gestion de l’infrastructure, tandis que le fédéral fixera le montant des remboursements des soins dispensés par l’hôpital en question.

La gestion de la pandémie par l’État fédéral s’est avérée catastrophique. Le non-renouvellement du stock stratégique de masques, les retards considérables dans l’acquisition et la distribution de ces masques, l’absence de réalisation des tests adéquats pour le Covid-19 et les carences en matière de respirateurs artificiels, pourtant indispensables aux soins intensifs, ont révélé une impréparation totale du gouvernement fédéral autant que des erreurs de gestion qui défient l’entendement. Ces lacunes et ces erreurs, il faut le souligner, ont eu des conséquences très graves, notamment parce qu’elles ont accru la mortalité chez nos seniors.

Régionaliser les soins de santé permettrait donc à la fois une plus grande efficacité et une plus grande cohérence dans leur gestion. Un autre élément plaide aussi en faveur de leur régionalisation : la structure par âge respective des populations wallonne et flamande.

En effet, pour le dire d’un mot, la Wallonie compte une population qui est plus jeune que celle de la Flandre ou, pour le dire autrement, elle compte proportionnellement moins de personnes âgées. Ainsi, en 2020, la part des personnes de plus de 67 ans est de 16,4% en Wallonie et de 18,1% en Flandre. Comme chacun le sait, les soins aux seniors vont aller croissants avec le vieillissement de la population, ce qui implique que la Wallonie sortira gagnante lors d’une régionalisation du secteur des soins de santé. Le même constat peut être posé pour ce qui concerne les pensions.

LVSL – Que faire de Bruxelles, qui est à la fois la capitale du pays et de l’Europe, mais aussi une région belge à part entière et une métropole internationale en voie de gentrification ? Les Bruxellois sont-ils disposés à se solidariser avec les Wallons et à se positionner en tant que francophones (ce qu’ils sont à près de 90%) sur l’échiquier communautaire ?

F.B. – Sociologiquement parlant, Bruxelles connaît, certes, une tendance à la gentrification. Mais il est une autre tendance à l’œuvre qui est tout aussi significative : l’augmentation du nombre d’étrangers résidant dans la capitale. Si l’on se réfère aux statistiques publiées par l’IBSA (Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse), on aboutit au constat – je cite – qu’au 1er janvier 2016, « un tiers des Bruxellois est un étranger, moins d’un Bruxellois sur deux est né belge ». Voilà qui devrait convaincre tout un chacun de la spécificité de la Capitale !

C’est aussi un élément additionnel, qui vient s’ajouter à ceux que j’ai avancés précédemment, et qui permet de conclure que Bruxelles est bien une Région spécifique, différente des deux autres, caractérisée de surcroît par une démocratie tout aussi spécifique.

Il faut cependant reconnaître que la complexité institutionnelle bruxelloise dépasse tout ce que l’on peut imaginer. En effet, de nombreuses compétences communautaires ont été transférées à la Région wallonne et à la Commission communautaire francophone (dite COCOF) à Bruxelles. Cette dernière a ensuite eu le bon goût de remettre lesdites compétences à la Commission communautaire commune bruxelloise (la COCOM pour les intimes). De cet imbroglio, une conclusion s’impose : il faut, à la faveur de la mise en place du fédéralisme radical, simplifier de manière radicale la structure institutionnelle de la Région de Bruxelles Capitale (RBC). Une tâche qui incombe avant tout aux Bruxelloises et Bruxellois.

Dès lors, à votre question « que faire de Bruxelles ? », je répondrais volontiers que je ne demande pas du tout à celle-ci de se solidariser avec les Wallons dans ce magma, à la fois inefficient et coûteux, qu’est la Communauté dite française. Que les Bruxellois soient eux-mêmes tout simplement et qu’ils s’assument en tant que Région.

Par ailleurs, ce sont les Wallons qui ont sorti Bruxelles du « frigo » en 1988-89 et lui ont permis de se constituer comme telle. L’article 3 de la Constitution dispose que « la Belgique comprend trois régions ». Les Bruxelloises et Bruxellois peuvent être certains qu’ils trouveront une opposition résolue de la Wallonie à l’égard des propositions de la N-VA de « cogestion » de Bruxelles par la Flandre et la Wallonie. Bruxelles est et sera une région à part entière, pour nous Wallons. N’en déplaise à De Wever, au Belang et au CD&V.

LVSL – D’autres voix ont commencé à en appeler à une reprise en main de la Wallonie par elle-même. En particulier, la crise semble avoir fait bouger les lignes au PS francophone. Son nouveau président Paul Magnette (qui s’était déjà fait remarquer par son opposition au CETA lorsqu’il était ministre-président wallon) paraît assumer une défense de plus en plus affirmée des francophones. Est-ce que tout cela vous paraît aller dans le bon sens ?

F.B. – Wait and see sera ma réponse. Nous verrons à l’avenir comment l’actuel président du PS se positionnera. Une chose est certaine à ce stade : le PS, du moins je l’espère, sera parmi les partis qui négocieront, face à la Flandre, le fédéralisme radical.

LVSL – Et l’UE dans tout ça ? Votre projet d’autonomie wallonne par la réindustrialisation et la relance écologique se heurte tout de même aux traités (même s’ils sont en partie suspendus en ce moment) et restera tributaire de la politique commerciale et monétaire… On imagine mal, par exemple, une réforme bancaire aussi ambitieuse que celle que vous proposez à l’échelle d’un aussi petit État-région…

F.B. – L’austérité est au cœur du dispositif mis en place par l’Union européenne. En effet, le Pacte de Stabilité et de Croissance imposait déjà le respect des deux critères budgétaires : 1. le déficit public ne peut excéder 3% du PIB ; 2. la dette publique doit être ramenée à 60% de ce même PIB moyennant des délais appropriés. La crise grecque allait conduire à un renforcement des dispositions du Pacte. Chaque État de la zone euro se voyait attribuer un objectif à moyen terme (OMT), qui était calculé en termes de « solde structurel », c’est-à-dire hors variations conjoncturelles. Les États étaient ensuite tenus d’inscrire leur OMT spécifique dans un programme de stabilité, de manière à éviter un dépassement de la limite des 3% en cas de ralentissement conjoncturel normal.

Lorsque la pandémie gagna l’Europe, les règles budgétaires ont été suspendues : c’est la clause dérogatoire. Cependant, le Commissaire européen à l’économie, Paolo Gentiloni, s’est exprimé clairement sur le caractère transitoire de cette suspension (L’Echo, 22/05/2020) : « Nous désactiverons la clause dérogatoire générale du Pacte quand le ralentissement économique grave affectant l’Europe dans son ensemble sera terminé. (…) Si nos prévisions se confirment, ce sera probablement le cas l’an prochain. » En d’autres termes, l’austérité budgétaire pourrait opérer son grand retour dès 2021.

Sans grande crainte de me tromper, je pense pouvoir dire que la clause dérogatoire ne sera pas remise en cause aussi rapidement tant la récession sera profonde. Mais, de toute façon, si c’était le cas, il n’y aura, pour la Wallonie, qu’une réponse possible : désobéir aux traités européens.

[1] L’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde s’étendait sur deux régions linguistiques : la région bilingue de Bruxelles d’un côté ; la région unilingue néerlandophone de l’autre. Quasiment tous les partis flamands voulaient sa scission. Ils l’obtiendront en juillet 2012… après quelques crises gouvernementales.