Florence et Alexandre se sont installés à Pluvigner en maraîchage bio en 2017. Trois ans après, la ferme de 3 hectares les “Jardins de Scoulboch” fournit 65 paniers hebdomadaire à l’AMAP [1] de Scoulboch, sans mécanisation et en ne cultivant que des semences paysannes. Dans une Bretagne marquée par une agriculture et une pratique de l’élevage intensives, des fermes comme la leur se multiplient. Le mot qui revient incontestablement le plus souvent dans les témoignages sur place : « autonomie ». Autonomie par le savoir-faire d’abord, puis autonomie vis-à-vis des fournisseurs et des semenciers, vis-à-vis des réseaux de distribution, vis-à-vis de la mécanisation. Mais également une autonomie que l’on transmet consciemment aux autres et à ses enfants pour mettre à l’abri et rendre capable. Entretien réalisé par Morgane Gonon.
Le Vent Se Lève – Pour commencer, comment définiriez-vous votre activité ?
Jardins de Scoulboch – Tout simplement, ici c’est une ferme biologique dont l’activité principale est le maraîchage. Notre métier c’est d’être fermier, paysan, de produire des légumes en AMAP. Pour nous il faut s’en tenir à une définition générale, éviter les termes à la mode et un peu englobants comme permaculture. Ce qui compte c’est de rentrer dans le détail de nos pratiques agricoles : respect de la biodiversité via des zones non cultivées, limitation du travail du sol et absence de mécanisation, utilisation uniquement de semences paysannes et d’aucun hybride, etc.
Une distinction que je fais quand même c’est parler de « ferme » plutôt que « d’exploitation agricole ». Le terme d’« exploitation », par rapport à l’imaginaire que ça véhicule, nous semble vraiment loin de ce que l’on fait.
Pour nous le fonctionnement en AMAP est indispensable, il apporte un revenu fixe, garanti sur l’année.
Ensuite, à côté de l’activité de maraîchage, il y a la vie de la ferme. Pour aménager ce lieu de vie il y a d’autres projets en cours, des constructions que l’on réalise nous-même. Il faut comprendre notre choix pas uniquement comme un projet professionnel mais comme un projet de vie. Cela correspond à nos convictions, notre choix d’autonomie et à l’éducation que l’on veut donner à nos enfants. Ça va bien plus loin qu’une activité professionnelle.
LVSL – Vous évoquez différentes pratiques, pourriez-vous revenir par exemple sur l’utilisation de semences paysannes ? Qu’est ce que ça signifie ?
J. S. – Les semences paysannes sont donc les semences non inscrites au catalogue officiel, un cahier officiel des espèces en quelque sorte. Après la seconde guerre mondiale le GEVES (Groupe d’Etude et de Contrôle des Variétés et des Semences) crée le catalogue officiel des espèces et variétés végétales qui répertorie les semences autorisées à la vente et à la culture. Chaque semence inscrite doit répondre à des conditions techniques de distinction, d’homogénéité et de stabilité mais aussi apporter un progrès agronomique et/ou technologique et/ou environnemental. Les semences paysannes s’opposent également aux variétés hybrides [dîtes variété hybride F1 pour première génération, c’est-à-dire une variété obtenue par le croisement de deux variétés avec des caractères intéressants]. Les légumes sont plus résistants et le rendement meilleur. C’est très utilisé en agriculture biologique.
Pourquoi éviter les hybrides si ça facilite la production ? D’abord par question d’autonomie vis-à-vis des fournisseurs. C’est central dans l’idée que l’on se fait de notre métier. Les hybrides pour la plupart sont des semences stériles que tu ne peux pas faire germer pour une nouvelle génération. Ces graines coûtent cher et privent le producteur d’autonomie. Mais ça nous impose une contrainte supplémentaire par rapport au bio plus classique sur le rendement.
L’objectif à terme c’est de prélever directement de nos récoltes afin de les replanter. Pour l’instant nous n’y arrivons pas encore et nous achetons nos graines principalement à un semencier suisse Sativa [approvisionnement en semences indépendant et sans OGM pour l’agriculture biologique et pour le maraîchage biologique], ce n’est pas local et nous le regrettons. Mais pour plusieurs raisons – prix, qualité, disponibilité… – aujourd’hui c’est plus facile. On espère être capable de produire bientôt toutes nos semences.
Il faut préciser qu’en tant que professionnel nous n’avions pas le droit de reproduire nos semences et de vendre des plans à partir de nos propres graines. Il y a un changement récent de loi qui ouvre désormais ces possibilités. [Jusqu’à la publication de la loi du 11 juin 2020 relative à la transparence de l’information sur les produits agricoles et alimentaires seules les semences répertoriées par un catalogue officiel pouvaient être légalement commercialisées. Désormais la vente de semences paysannes à des jardiniers amateurs est officiellement autorisée.]
La vente directe via l’AMAP permet également de communiquer sur ces différences, d’expliquer aux consommateurs. Les labels ne permettent pas de le faire ; le seul label à notre connaissance qui reconnaisse les semences paysannes c’est Nature et Progrès, mais il est très peu donné.
LVSL – Vous commercialisez donc via une AMAP, pourquoi ce choix par rapport aux chaines de distribution en bio ? Est-ce un débouché suffisant ?
J. S. – Les magasins bio ce n’est pas si simple. À notre échelle, les débouchés dépendraient des magasins locaux et des réseaux que l’on construit peu à peu. Il faut une prise de conscience de la part d’acteurs comme les revendeurs bio, ou même les restaurateurs locaux par exemple, pour qu’ils fassent le choix de ne pas négocier le prix avec le producteur. Ça arrive au cas par cas, mais ces magasins doivent dégager une marge et nos coûts de production sont trop élevés pour eux. Pour un kilo de tomates, on estime notre coût de production à environ 4,20 euros, si l’on ajoute la marge du magasin c’est vite hors de prix.
Que les personnes viennent chercher des légumes chez nous c’est très bien, mais ce serait encore mieux qu’elles commencent à les produire.
Nous comprenons évidemment l’exigence de « bio-accessible », et l’intérêt de faire du bio pas cher pour tous. Mais en réalité, le système qui le permet réellement c’est l’AMAP. Pour 15 euros par semaine, ce n’est pas excessif, le consommateur s’y retrouve et les paniers sont généreux (en été, prix réel d’un panier autour de 22 euros). Pour nous c’est indispensable, ça apporte un revenu fixe, garanti sur l’année, et facilite énormément la trésorerie. Ce type de fonctionnement par abonnement, en AMAP, garantit bien plus la survie des petites exploitations comme la nôtre que la distribution en magasins, qu’ils soient bio ou non.
Nous nous avons de la chance ici, nous sommes même obligés de refuser du monde car notre production a des limites et qu’assurer déjà 65 paniers par semaine ce n’est pas rien. Mais nous sommes conscients que c’est une goutte d’eau. Pour généraliser le fonctionnement en AMAP il faudrait un cheminement préalable des consommateurs : nous avons pris l’habitude d’acheter ce que l’on a envie de manger et non pas de manger ce que l’on a, ce que la nature donne d’une semaine sur l’autre. L’AMAP nous oblige à nous remettre à notre place : dépendant du rythme des cultures.
LVSL – Quelles sont les principales difficultés pour une ferme comme la vôtre ?
J. S. – L’installation est le moment le plus difficile. Il a d’abord fallu trouver où s’installer : nous avons cherché en région parisienne, d’abord parce que l’on en est originaire puis parce que les problèmes d’autonomie alimentaire d’une ville comme Paris nous concernent. On a pensé que ce sentiment était partagé et que l’on serait aidé pour trouver un terrain. Pas du tout. Nous sommes finalement arrivés en Bretagne sans réseau local. L’installation sur les lieux nécessite un gros investissement de départ, financier évidemment mais aussi en temps et en travail. La première année, on s’est contenté de limiter la casse, on était à flux tendu en permanence. Les travaux, les rangements, n’étaient même pas envisageables. On gérait l’urgence de la production. Le quotidien aujourd’hui est allégé grâce à la présence d’autres personnes sur la ferme et à une bonne entraide.
Une autre difficulté c’est l’emprisonnement par et sur la ferme. D’abord dans le travail : il faut assurer la commercialisation, le remplissage des paniers de l’AMAP chaque semaine, sans aucune pause. Tu es soumis au rythme de tes cultures. C’est une autonomie avec de grosses contraintes. Psychologiquement il y a un stress constant, et une solitude : malgré tout tu es seul avec ta ferme et responsable de ta production. Puis autonomie oui, mais avec un crédit sur le dos tout de même.
Les semences paysannes sont avant tout une question d’autonomie vis-à-vis des fournisseurs.
On peut ajouter à cela le manque de reconnaissance en France pour les agriculteurs. Je trouve que le mot « paysan » est généralement péjoratif, encore maintenant ; du moins on s’accordera pour dire qu’il ne suscite pas facilement des vocations.
Il existe heureusement des moyens pour alléger ces difficultés : le woofing, l’entraide, la présence familiale etc. L’AMAP amène aussi une reconnaissance sociale, un contact direct avec les gens. Je ne me sens pas mal vu aujourd’hui en tant que paysan aussi grâce à ça, et ce n’est pas rien.
LVSL – Comment vous voyez le futur de la ferme ?
J. S. – Ce que l’on entend à propos du manque d’eau, du changement climatique, peut nous inquiéter clairement mais nous avons assez confiance en ce que l’on a créé. On réfléchit à des solutions : on va creuser un bassin pour récupérer l’eau de pluie par exemple. Le fait d’être une petite structure fait que l’on s’adapte beaucoup mieux que les gros céréaliers par exemple ; on peut s’adapter aux chaleurs, aux gelées. Nos besoins sont plus petits, par rapport à une grosse exploitation.
Au contraire même, je dirais que l’on se sent fort d’avoir cette ferme, armé presque. Aujourd’hui je peux promettre à mes enfants une autonomie et un lieu de vie peu importe ce qu’il se passe ; et on va tout faire pour renforcer ça dans les années à venir.
Si je dois me projeter dans cinq ans, la partie maraîchage ne sera pas plus grande, on travaillera peut-être avec plus de fruitiers et de vivace. Mais le projet principal c’est l’autonomie : on développe la partie pépinière pour vendre des plants de nos semences aux particuliers qui veulent commencer un jardin, donner à la population locale ici plus d’autonomie alimentaire. Que les personnes viennent chercher des légumes chez nous c’est très bien mais ce serait encore mieux qu’elles commencent à les produire.
Pour aller plus loin :
• Algues vertes, l’histoire interdite par Inès Léraud & Pierre Van Hove. Bande dessinée parue en juin 2019 aux Éditions Delcourt. Elle retrace l’histoire politique de l’élevage porcin en Bretagne. La journaliste Inès Léraud connait depuis la joie des poursuites judiciaires incessantes.
• Anaïs s’en va en guerre, Anaïs Kerhoas. Témoignage publié en juin 2020 aux Éditions des Équateurs.
• Rural ! par Étienne Bande dessinée parue aux Éditions Delcourt en 2001.
[1] Association pour le maintien d’une agriculture paysanne