Christophe Ventura est chercheur à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS). Il est notamment l’auteur de L’éveil d’un continent. Géopolitique de l’Amérique latine et de la Caraïbe, aux éditions Armand Colin. Nous abordons avec lui dans cet entretien la crise vénézuélienne dans ses multiples facettes. Au programme : conflits de légitimité entre le chavisme et ses opposants, élévation du degré de violence politique, difficultés économiques et poids de l’histoire coloniale, implication des acteurs régionaux, nature de la révolution bolivarienne et du chavisme.
LVSL : Quelle est la situation au Venezuela après l’élection de l’Assemblée nationale constituante le 30 juillet ?
Cette élection a ouvert un nouveau moment politique complexe et imprévisible qui redistribue, sans les annuler, les dynamiques de tension et de confrontation. D’un côté, il correspond à l’arrêt, pour le moment, des grandes mobilisations de masse organisées par l’opposition. Ce faisant, le niveau de violence a largement diminué et il faut s’en féliciter. C’est un acquis. La Table de l’unité démocratique (MUD en espagnol) – la coalition d’opposition – entre dans une période de révision stratégique qui va mettre sous tension son unité construite jusque-là autour d’un seul objectif : le changement de régime.
Certaines de ses composantes, notamment Action démocratique (AD), ont fait le constat que quatre mois de mobilisations acharnées n’avaient pas suffi à gagner le pays profond et l’armée, et que le chavisme restait puissant et remobilisé dans la dernière période. Leur adversaire est toujours là, et il est incontournable. Dans ces conditions, tandis que le risque d’une rupture est proche, que celui de ne plus pouvoir contrôler les formes de radicalisation – impopulaires – de ses propres troupes est un défi périlleux pour l’opposition, ses principales forces cherchent une nouvelle approche.
C’est ainsi, et ce point est capital, qu’elles ont annoncé, surprenant les observateurs, accepter de participer aux élections régionales (23 Etats sont en jeu) que le gouvernement a décidé pour sa part d’anticiper. Elles auront lieu en octobre et non plus en décembre et doivent précéder la présidentielle de 2018 annoncée par Nicolas Maduro. La MUD pense être en position de l’emporter en ne faisant plus du changement de gouvernement l’objectif préalable et exclusif à tout autre programme. Elle va chercher à axer sa stratégie autour des questions d’urgences économiques et sociales, ainsi que sur le thème de la « bonne gouvernance » du pays pour tenter d’emporter l’adhésion qui lui manque auprès des classes populaires notamment.
“Le gouvernement a lui aussi besoin de calmer le jeu de l’affrontement le plus virulent pour s’attaquer à la question économique”
Pourquoi le gouvernement a-t-il avancé ces élections ? Il fait face à la pression internationale, à la montée, lui aussi, d’une aile dure dans le chavisme qui veut en découdre. De ce point de vue, peut-être que chacun des protagonistes comprend son intérêt commun et ponctuel sur ce point face au risque de non-retour possible. Le gouvernement a lui aussi besoin de calmer le jeu de l’affrontement le plus virulent pour s’attaquer à la question économique.
Pour autant, ce qui peut apparaître comme un apaisement apparent et une bonne nouvelle pour le pays – le fait qu’opposition et gouvernement acceptent pour la première fois de revenir sur le terrain politique et reprennent le chemin d’un affrontement pacifique dans le cadre des institutions électorales en place, ces dernières étant de fait reconnues par l’opposition – masque de lourdes incertitudes. En réalité, rien n’est réglé.
L’autre bilan de l’élection de l’Assemblée nationale constituante (ANC), c’est qu’est entérinée dans le pays l’existence d’un double système de légitimité et de pouvoir. L’Assemblée nationale (AN) ne reconnaît pas l’élection de l’ANC et mobilise le soutien de plusieurs capitales régionales et internationales. Son président, Julio Borges, n’a pas accepté de participer à une réunion convoquée par l’ANC qui visait à travailler sur la « cohabitation et la coordination » des deux institutions. Le 18 août, l’ANC a décidé d’assumer des « fonctions législatives spécifiques pour lesquelles elle est constitutionnellement habilitée ».
Ainsi, le Venezuela se retrouve dans une situation probablement inconnue dans le reste du monde. Une « guerre institutionnelle » où chacun tient sa tranchée, des pouvoirs législatifs qui émanent de deux assemblées rivales, des élections capitales auxquelles vont participer tous les protagonistes et dont la préparation s’accélère. Le paysage politique du Venezuela a rarement été aussi compliqué. Son avenir, aussi incertain.
Deux éléments peuvent être ajoutés pour « pimenter » la situation. L’un des principaux dirigeants de l’opposition, Henrique Capriles Radonski, relance la revendication de l’organisation d’un référendum révocatoire contre Nicolás Maduro avant les élections régionales. Ce faisant, il semble manifester son désaccord avec la nouvelle orientation qui se dessine chez certains de ses partenaires au sein de la MUD sur le thème « il faut préalablement obtenir le changement de gouvernement pour changer la situation du pays ». Le président vénézuélien annonce quant à lui souhaiter que la Communauté des Etats latino-américains et caribéens (Celac) organise un sommet consacré à la situation de son pays et s’engage dans un processus d’accompagnement d’un dialogue politique entre le gouvernement et l’opposition.
LVSL : En France, on présente souvent la crise au Venezuela sous l’angle des violences qui y sont commises, violences implicitement attribuées aux chavistes et à Nicolas Maduro. Qu’en est-il réellement, ce niveau de violence est-il inédit ? Le gouvernement donne-t-il des ordres répressifs aux forces de maintien de l’ordre ? Quel rôle joue l’opposition dans ces violences ?
Il convient de contextualiser ce thème de la violence – dont les victimes se comptent chez les chavistes, les opposants, les forces de l’ordre, la population[1] -, et de l’inscrire dans une analyse plus large. De quoi est-elle le nom ? Le pays vit depuis 2013, c’est-à-dire depuis le décès d’Hugo Chavez (5 mars) et l’élection de Nicolas Maduro (14 avril), dans une situation singulière. Ce dernier a été élu avec une mince avance sur Henrique Capriles Radonski (50,75 % des suffrages) dans un contexte d’accélération de la crise économique et sociale dans le pays. Le soir même des résultats, l’opposition n’a pas reconnu la victoire pourtant indiscutable de Nicolás Maduro. Elle a immédiatement développé une stratégie de la tension basée sur des actions à la fois politiques, institutionnelles, médiatiques, de désobéissance civile, puis très vite, insurrectionnelles et violentes pour obtenir la « sortie » du président et de son gouvernement (la « salida », le nom de la stratégie est donné en 2014). Cette stratégie assumait d’emblée sa part d’extra-légalité.
Dans la foulée de cette élection présidentielle, de premiers affrontements ont causé la mort d’une dizaine de personnes. Le camp des radicaux au sein de l’opposition (dont les principaux dirigeants sont Leopoldo López, Antonio Ledezma et María Corina Machado) s’est ensuite renforcé après la nouvelle défaite électorale de la MUD lors des élections municipales et régionales de décembre 2013. La coalition rêvait d’en faire un plébiscite national anti-Maduro. A partir de là, s’est accélérée la dynamique qui a conduit au tragique printemps/été 2017. En fait, tout commence dès 2013, puis s’accélère avec la vague des « Guarimbas » (les barricades) organisées en 2014 par l’opposition (43 morts et plus de 800 blessés). Elles ont constitué une sorte de « répétition générale » de 2017.
La nette victoire de l’opposition en 2015 aux élections législatives (imputable, une nouvelle fois, à la détérioration économique et sociale, à la forte mobilisation de l’électorat de la MUD et à l’importante abstention de l’électorat chaviste mécontent) est venue conforter la ligne dure de la MUD. Sa direction considère qu’il existe maintenant une fenêtre d’opportunité pour faire tomber Maduro, fragilisé. Et au-delà de Maduro, pour chasser totalement le chavisme de l’Etat. Dialoguer ou cohabiter n’est plus le sujet. Il faut un changement de régime. Pour ce faire, il s’agit de réactiver et de généraliser l’esprit « guarimbero », de s’appuyer sur un pilier du pouvoir étatique conquis (l’assemblée) qui affirme par ailleurs ne plus reconnaître les autres pouvoirs de l’Etat et de répéter la seule perspective possible : sortir le président Maduro « dans les six mois » par tous les moyens. Programme qui n’était pas celui pour lequel l’opposition a été élue.
L’année 2016 a conforté et exacerbé les dynamiques d’affrontement à l’œuvre. Quelle est la part du gouvernement dans ces dynamiques ? Sa gestion de la crise économique et sociale est le premier facteur d’accumulation d’un large mécontentement contre lui dans la société. Il faudrait ici questionner les choix et non-choix gouvernementaux (par exemple sur la question de la politique de change) et le thème de la « guerre économique ».
L’insécurité et la corruption (qui est un mal endémique de la société vénézuélienne) constituent deux autres motifs de mécontentement. Mécontentement sur lequel l’opposition a pu surfer. Sur le plan politique, le gouvernement a, à partir de l’après « guarimbas » surtout, rendu coup pour coup. Et en a asséné d’autres lui-même (référendum révocatoire, durcissement répressif, remise en cause de décisions de l’assemblée, etc.). Nicolás Maduro a envoyé son message : il ne quittera pas le pouvoir avant le terme de son mandat.
Chaviste ou pas, ce gouvernement a rappelé une loi implacable du pouvoir. Ceux qui détiennent le pouvoir d’Etat utilisent tous les pouvoirs de l’appareil d’Etat. C’est ce qui a été fait à mesure que la radicalisation du conflit s’intensifiait. Dans un contexte de combustion politique généralisée, cela a nourri l’amplification de la crise. Ainsi, les violences au Venezuela sont le nom d’une incapacité des protagonistes à régler leurs antagonismes dans le cadre d’une médiation « normale » des institutions en place. C’est pourquoi le pays a pu devenir le théâtre d’une « guerre institutionnelle », qui a elle-même fait partie du développement progressif d’une « guerre civile de basse intensité ».
“Les violences au Venezuela sont le nom d’une incapacité des protagonistes à régler leurs antagonismes dans le cadre d’une médiation « normale » des institutions en place.”
En fait, sous l’effet de l’ensemble des tensions économiques, sociales, politiques, géopolitiques et médiatiques qu’il a subi – le traitement médiatique international du conflit doit être interrogé car il attise aussi cette crise – le Venezuela est devenu, ces derniers mois, une « démocratie distordue », dans laquelle les principes fonctionnels de la démocratie libérale se sont déformés sous l’effet de torsions jusqu’à atteindre des points de rupture, toujours partiels et ponctuels jusqu’à présent.
LVSL : Pouvez-vous revenir sur la composition des forces qui sont aujourd’hui opposées à Maduro ? Quel est donc leur appui dans la population ?
Il y a deux sortes d’opposition, qui ne sont pas liées. La MUD est une coalition d’une trentaine d’organisations qui vont des sociaux-démocrates jusqu’à la droite dure. Son noyau est constitué par trois forces : Action démocratique (AD, classée sociale-démocrate), COPEI (démocrate-chrétien) – dont les cadres ont significativement contribué à la construction du parti de Henrique Capriles « Primero Justicia » et qui conserve un appareil propre -, « Voluntad Popular » (classé centre-gauche, affilié à l’Internationale socialiste et qui constitue en fait le secteur le plus radicalisé en pointe dans la stratégie insurrectionnelle. Ce sont ses dirigeants qui ont théorisé la stratégie de « salida »). Il faudrait ajouter un autre parti issu d’AD, « Un Nuevo Tiempo » (également affilié à l’Internationale socialiste).
AD et COPEI sont en fait les deux partis qui ont dirigé sans partage le pays entre 1958 et 1998. C’est sur les ruines de leur bilan que Hugo Chávez a initié la Révolution bolivarienne. Décrédibilisés, leurs dirigeants et membres ont dû se reconvertir dans les nouvelles forces politiques d’opposition des années 2000, aux niveaux local, régional et national. La MUD a jusqu’à présent eu comme point de ralliement la chute du gouvernement actuel. Elle mobilise l’essentiel des classes moyennes urbaines, les classes supérieures et l’oligarchie du pays. Elle organisera des primaires en septembre pour désigner ses candidats aux élections régionales annoncées en octobre.
Il existe également une opposition de gauche au gouvernement, qui puise dans le chavisme, en la personne de la procureure générale Luisa Ortega qui a désormais quitté le pays pour la Colombie ou de l’intellectuel Edgardo Lander. On retrouve aussi une opposition à l’extrême-gauche, qui a toujours été critique de la Révolution bolivarienne. Cette opposition, qui critique ce qu’elle considère être une dérive autoritaire du président Maduro et une trahison de l’esprit et de la lettre de la Constitution de 1999, exerce un certain magistère et dispose d’une influence intellectuelle, mais ne dispose pas – ou très peu – de bases sociales.
LVSL : Si les chavistes ont réussi à redistribuer la rentre pétrolière afin d’améliorer la situation des plus pauvres, cette politique est arrivée à ses limites au moment de la baisse des prix du pétrole. Pourquoi les gouvernements chavistes successifs se sont-ils trouvés incapables de moderniser l’appareil productif du pays afin de le rendre moins dépendant de la rente pétrolière ? Y-a-t-il eu une volonté de modernisation qui se serait fracassée sur la fameuse « maladie hollandaise », ou est-ce qu’il s’agit d’un enjeu qui n’a pas suffisamment été pris au sérieux ?
Épineuse question. Le Venezuela est dépendant du pétrole depuis toujours. C’est plus d’un siècle de culture et d’organisation économiques qui est sur la table. Il s’agit aussi d’un pays du Sud, riche mais lacéré par la pauvreté de sa population, semi-périphérique dans le système international de production et d’échanges, dépendant depuis toujours des capitaux et de la technologie de l’étranger, notamment des pays du Nord – qui ont toujours tout fait pour ne pas la lui transférer. Un pays auquel est assignée une place – une fonction – dans l’ordre économique et géopolitique mondial : celle de fournir la matière première nécessaire au système économique et aux besoins des pays riches. Comme tous les pays du Sud (ou du tiers-monde comme on disait avant), il sert également de marché secondaire pour l’écoulement des productions manufacturées mondiales et de marché du travail où la main d’œuvre est peu chère et peu protégée. N’oublions pas cette dimension. Les puissances dominantes ne veulent pas d’un autre Venezuela.
Pour résumer, le Venezuela est un pays qui est le fruit de l’histoire coloniale et dont les structures économiques, productives, sociales et étatiques sont façonnées par cette caractéristique. L’Etat vénézuélien n’a rien à voir avec ce que les européens connaissent. C’est un Etat inachevé, encore absent il y a quelques années de pans entiers du territoire, encastré dans ces structures semi-coloniales, de dépendance et d’influence étrangère hégémonique. Un Etat dont la souveraineté a toujours été relative, pour ne pas dire fictive.
Voilà de quoi nous parlons. La Révolution bolivarienne a posé l’affirmation que le temps était venu de gagner cette souveraineté pour construire une nation refondée et indépendante. La question du modèle de développement a toujours, dans ce cadre, fait partie des préoccupations du chavisme. Chávez parlait de « l’excrément du diable » pour définir le pétrole. Mais sa priorité assumée a d’abord été d’éponger la dette sociale de l’Etat envers la population et notamment envers les plus pauvres. Pour ce faire, et là s’est nichée une contradiction difficilement surmontable, il a fallu s’appuyer sur le système existant pour le réorienter vers les besoins de la société (et non plus vers l’oligarchie locale et les multinationales, d’abord américaines). Ce faisant, cette dynamique empêchait de facto une mutation du système productif. Des tentatives de diversification, nombreuses, ont bien eu lieu, dans l’agriculture, la pétrochimie, l’assemblage industriel. Mais les résultats n’ont pas été à la hauteur. Manque de culture productive dans un pays d’importation (il est bien plus profitable pour un entrepreneur de se lancer dans l’import/export que dans une filière industrielle nouvelle), manque de cadres, de compétences et de technologies dans l’industrie, mais également dans l’Etat – certainement ce qui a été le plus nuisible pour le chavisme et qu’il n’a pas su mettre en place -, conception et mise en place de politiques publiques aléatoires ou erratiques (problème lié au point précédent), les causes sont nombreuses et interconnectées.
“Hugo Chávez parlait de « l’excrément du diable » pour définir le pétrole. Mais sa priorité assumée a d’abord été d’éponger la dette sociale de l’Etat envers la population et notamment envers les plus pauvres”
Par exemple, le Venezuela a également payé un « tribut géopolitique » pour ses engagements. Ayant largement, avec le Brésil et l’Argentine, contribué à mettre en échec en 2005 le projet de Zone de libre-échange des Amériques (Alca en espagnol) promu par les Etats-Unis dans les années 1990 et 2000, le pays a dépensé sans compter pour offrir une alternative économique coopérative dans la région et s’assurer, ce faisant, les moyens d’une politique de puissance et d’influence en Amérique latine et au-delà. Là aussi, il faut comprendre la « diplomatie pétrolière » vénézuélienne dans cette perspective. Remplir cette fonction et obtenir ce statut était déterminant pour la Révolution bolivarienne, y compris pour se consolider à l’intérieur. Le pays a également aidé plusieurs pays à éponger leurs dettes souveraines vis-à-vis des bailleurs internationaux.
Bien sûr, tout cela dans un contexte de polarisation et de conflit politique et social permanent à l’intérieur. Contexte marqué par les offensives répétées et puissantes de l’opposition politique et de ses relais internationaux, du secteur privé local – que le gouvernement a pourtant laissé prospérer et avec lequel il a même pu trouver des compromis mutuellement avantageux dans la gestion économique -, de l’appareil médiatique, etc. La Révolution bolivarienne nous rappelle que disposer du pouvoir d’Etat (surtout dans ce cas-là), ce n’est pas avoir tous les pouvoirs, y compris pour faire. Le pouvoir d’Etat est un pouvoir, mais il en existe bien d’autres puissants dans la société qui se mobilisent toujours contre les gouvernements transformateurs, ou desquels de tels gouvernements ne peuvent s’affranchir par décret dans un cadre démocratique.
En fait, le chavisme qui est convoqué aujourd’hui au « tribunal de l’histoire » est celui de la période post-coup d’Etat (2002) et grève pétrolière menée par l’opposition (2003) qui a conduit le pays au bord de l’effondrement économique. 2004/5-2011/2 sont les 6-8 années où la question de savoir si le chavisme pouvait faire tout cela, transformer l’appareil productif, etc. se pose réellement.
Je crois que nous en avons peut-être trop demandé à cette expérience. Modifier des structures productives dans ce type de pays et de configuration, surtout dans le cadre d’une démocratie (hyper)élective (le pays a connu un rendez-vous électoral d’envergure presque tous les ans) où une partie de la société et vos adversaires organisés ne veulent pas de transformations, semble difficilement réalisable, en si peu d’années si j’ose dire. Le gouvernement actuel conserve pourtant bien cet objectif et affirme vouloir mener une « révolution productive » au Venezuela, sortir à terme du modèle rentier.
LVSL : Le Venezuela semble en état de guerre civile larvée depuis des décennies. Certains observateurs pointent le rôle des États-Unis dans la région, Récemment, Donald Trump est allé jusqu’à évoquer l’éventualité d’une intervention militaire pour résoudre la crise vénézuélienne. Quelle est la responsabilité des États-Unis dans la situation actuelle et la désorganisation économique ? N’est-ce pas un épouvantail commode pour les chavistes ?
Les relations entre les deux pays sont en réalité complexes et contradictoires. Le Venezuela est en partie baigné de culture américaine (le sport, la culture de consommation, l’industrie culturelle, etc.). Les élites du pays voyagent en permanence aux Etats-Unis, notamment à Miami. Il est le troisième fournisseur de pétrole des Etats-Unis (pour la partie de cet hydrocarbure qu’importe la première puissance mondiale) après l’Arabie saoudite et le Canada. On estime qu’il assure environ 10 % des importations de pétrole des Etats-Unis. Malgré tout le passif entre Washington et Caracas, cela n’a jamais été remis en cause. Le Venezuela assure l’activité de nombreuses entreprises américaines de la filière pétrolière.
“Donald Trump souhaite donner des gages à la droite de son parti, farouchement anti-Maduro, pour attirer ses bonnes grâces dans les dossiers intérieurs sur lesquels il est tant en délicatesse.”
Une bonne partie de la dette du pays est également détenue par des banques américaines. De ce point de vue, la situation vénézuélienne divise Washington. Il y a les propos de Trump, ses sanctions et celles d’Obama, il y a les intérêts des entreprises et des banques américaines, il y a les lobbys anti-vénézuélien et anti-cubain du Parti républicain et des Démocrates, etc. D’une manière générale, il est clair que les Etats-Unis ont toujours soutenu l’opposition, de multiples et concrètes manières. Elle garantit pour eux la continuité de ce qu’ils veulent pour ce pays, comme nous le décrivions plus haut. Aujourd’hui, l’opposition dispose de soutiens et de relais à Washington. Donald Trump utilise d’abord le dossier vénézuélien à des fins intérieures. Il souhaite donner des gages à la droite de son parti, farouchement anti-Maduro, pour attirer ses bonnes grâces dans les dossiers intérieurs sur lesquels il est tant en délicatesse.
Mais ses propos sur la possibilité « d’une option militaire » constituent un élément nouveau. Ce n’est pas la perspective la plus probable mais le fait qu’il l’évoque est préoccupant et réveille le refoulé impérial nord-américain dans la région. Pour le moment, Trump n’a réussi qu’à faire l’unanimité contre lui en Amérique latine ! Même les pays les plus virulents contre le Venezuela (Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Pérou) rejettent catégoriquement ses propos et l’idée d’une intervention militaire dans ce pays. Ses déclarations redonnent des marges de manœuvre à Nicolas Maduro et mobilisent les secteurs chavistes. Elles affaiblissent l’opposition qui ne peut les assumer directement.
Durant sa récente tournée latino-américaine (Argentine, Chili, Colombie, Panama), le vice-président Mike Pence a légèrement nuancé la position en expliquant que les Etats-Unis ne « pouvaient pas rester des observateurs » de la situation et qu’ils emploieraient « tous leurs moyens économiques et diplomatiques » pour œuvrer « à la restauration de la démocratie » au Venezuela, considéré comme une « dictature ». Tout en signant le retour des Etats-Unis dans les affaires de la région, il a dû entendre l’opposition clairement exprimée de ses hôtes à toute forme d’intervention.
LVSL : Nicolas Maduro peut-il compter sur des alliés dans la région et, plus généralement, sur la scène internationale ? A l’inverse, quels sont aujourd’hui ses principaux adversaires ?
Le Venezuela cristallise les oppositions au sein d’une « communauté internationale » qui n’existe pas. Les Etats-Unis et l’Union européenne (notamment sous l’impulsion de l’Espagne et de la Grande-Bretagne, aussi de l’Allemagne) sont frontalement opposés aux autorités de Caracas. La Russie et la Chine soutiennent Nicolás Maduro et la légitimité du gouvernement en place. C’est aussi le cas de l’Inde, de l’Afrique du Sud, de l’Egypte ou de l’Iran.
Au niveau latino-américain, le pays incarne la ligne de fracture entre les pays libéraux et ceux issu du cycle progressiste. L’Argentine, le Brésil, la Colombie, le Mexique, le Pérou sont les plus engagés contre. Il faut rajouter le Chili, signataire de la Déclaration de Lima dans laquelle onze pays (dont le Canada) ont affirmé ne pas reconnaître l’élection de l’Assemblée nationale constituante et soutenir l’Assemblée nationale. Pour sa part, l’Uruguay (membre du Mercosur) ne l’a pas signée.
Mais il y a eu une autre Déclaration en parallèle. Celle des pays de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba) qui rassemble, outre le Venezuela, la Bolivie, Cuba, l’Equateur, le Nicaragua et des pays caribéens. Ces pays soutiennent Caracas, rejettent les sanctions américaines et toute tentative d’ingérence étrangère dans le pays.
LVSL : On a du mal à voir comment le Venezuela pourrait se sortir de la crise autrement que par une remontée brutale des prix du pétrole. Celle-ci semble tout à fait improbable aujourd’hui. Dès lors, existe-t-il un scénario crédible de sortie de crise ? La constituante convoquée par Maduro n’est-elle pas de nature à radicaliser les clivages et à encourager l’opposition putschiste dans sa tentative insurrectionnelle ? Plus encore, le gouvernement chaviste est-il condamné à tomber ?
La seule manière d’aller vers la sortie de crise est que le peuple vénézuélien tranche par les urnes. Mais pour cela, il faut réunir des conditions. Il faut que les violences cessent durablement, que l’opposition et les chavistes s’affrontent dans le cadre d’élections. A l’occasion des régionales d’octobre, mais par la suite également. Pour qu’une normalisation du conflit puisse voir le jour, il faut aussi que l’Etat de droit revienne à sa normalité, que l’opposition soit une opposition loyale, qu’un accord soit trouvé qui garantisse la sécurité judiciaire et physique des chavistes et des opposants. Sans quoi, aucune élection ne pourra se tenir en confiance.
Il reste beaucoup à faire mais le fait que chacun accepte de participer aux prochaines élections indique que des points de contacts et de discussions – mêmes informels – existent. Les choses sont fragiles et il y a beaucoup d’inconnues. Quels rapports entre l’Assemblée nationale et l’Assemblée constituante ? Quelles seront les décisions de cette dernière ? Quel est son projet ? Quel régime politique va-t-elle proposer ? Comment continuera de se positionner l’armée ?
LVSL : Est-il possible de définir de façon résumée le chavisme et le madurisme ?
Le chavisme est un phénomène historique de long terme. Il est à la fois sociologique, idéologique et politique. Par certains aspects, il pourrait être le deuxième péronisme sud-américain. Sur le plan sociologique, il représente les secteurs populaires majoritaires du Venezuela. Sur le plan politique, il incarne leur surgissement et leur implication dans les affaires publiques et l’Etat, alliées à l’armée. Qui veut comprendre le chavisme d’un point de vue théorique doit s’intéresser au concept d’« union civilo-militaire » (cívico–militar en espagnol) qui scelle une alliance entre les deux entités et un engagement de l’armée en faveur de la défense du peuple et de sa souveraineté, ce qui prend un sens particulier dans l’histoire latino-américaine où les forces militaires ont si longtemps été associées aux coups d’Etats et aux dictatures.
Le chavisme vivra certainement plusieurs vies et prendra diverses formes dans le futur. Le chavisme originel fondé par Hugo Chávez semble prendre fin. Sur le plan idéologique, le chavisme est l’église qui accueille toutes les traditions transformatrices du pays (républicaines, nationales, socialistes, révolutionnaires, de la théologie de la libération, des droits des minorités, etc.). C’est pourquoi il est d’ailleurs réducteur de penser le chavisme comme « la gauche ». La gauche en est un courant, celui vers lequel a de plus en plus tendu Chávez au gré des événements, des possibilités et des confrontations, mais le chavisme est d’abord l’affirmation de la nation vénézuélienne, de son indépendance et de sa souveraineté. La Révolution bolivarienne se donnait comme objectif l’établissement d’une véritable République[2].
Il sera toujours très difficile de gouverner contre le chavisme, comme c’est le cas en Argentine avec le péronisme. Peut-être que des secteurs de l’opposition chercheront un jour à construire des alliances avec lui.
Il est trop tôt pour « théoriser » le madurisme et ses évolutions possibles, mais il est la forme que prend aujourd’hui le chavisme gouvernemental et politique évoluant dans des conditions qui ne sont plus celles qui ont présidé à forger l’identité originelle et l’expansion hégémonique de la Révolution bolivarienne. Son noyau dirigeant gouvernemental actuel est issu de la tradition de la gauche révolutionnaire des années 1970 et 1980 qui a rejoint le « Pôle patriotique » de Chávez durant la conquête de 1998 et participé aux différents gouvernements chavistes depuis. Son alliance avec l’armée a été jusqu’à présent forte. Les contours de cette dernière détermineront significativement le futur et les possibles.
Propos recueillis par Lenny Benbara et Vincent Dain.
[1] Maurice Lemoine, “Au Venezuela, la fable des manifestations pacifiques”, Mémoire des luttes, 15 juin 2017 (http://www.medelu.org/Au-Venezuela-la-fable-des)
[2] Sur toutes ces questions, lire Hugo Chávez, Ignacio Ramonet, Ma première vie. Conversations avec Ignacio Ramonet, Editions Galilée, Paris, 2015.
Crédit photos :
http://www.bbc.com/news/world-latin-america-20664349