Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Dans son dernier ouvrage, La Fábrica del emprendedor [La Fabrique de l’entrepreneur], Jorge Moruno analyse avec précision la centralité acquise par la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et s’érige contre le “totalitarisme de l’entreprise-monde”. Dans la première partie de cet entretien réalisé à Madrid, nous l’avons interrogé sur cette figure de l’entrepreneur, sur notre rapport au travail, le revenu universel, les ressorts de l’hégémonie du néolibéralisme et l’émergence d’un “populisme néolibéral” dont Emmanuel Macron est l’un des principaux avatars.
LVSL : Vous êtes l’auteur de La Fábrica del emprendedor [La fabrique de l’entrepreneur]. En quoi la figure de l’entrepreneur est-elle à vos yeux devenue centrale dans nos sociétés ?
La figure de l’entrepreneur acquiert un rôle majeur dans la sphère publique depuis que la crise économique de 2008 a mis en évidence la difficulté d’intégrer socialement la population par le mécanisme du travail salarié. Comme il est désormais plus difficile de garantir un volume de travail suffisant et ininterrompu pour la majorité de la population, on voit apparaître cette injonction à entreprendre, couplée à une rhétorique de type « poursuis tes rêves, pars à la conquête du succès. Car quand on veut, on peut ».
C’est une manière de contourner les problèmes économiques structurels de nos sociétés occidentales, marquées par la crise des compromis sociaux de l’après-guerre. Pour moi, c’est une véritable crise de régime qui frappe une société dont la colonne vertébrale est l’emploi, en tant que voie d’accès à la citoyenneté, aux droits sociaux, à la consommation. Tout cela est en passe de s’effondrer.
“Le succès du modèle culturel néolibéral : articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi, comme l’autonomie, l’initiative et la coopération.”
Ces équilibres du vivre-ensemble sont entrés en crise à partir des années 1970. Depuis cette période jusqu’à nos jours, la contre-révolution néolibérale a provoqué la fuite en avant d’un capitalisme qui vit à crédit. Dans les années 1970 débute la financiarisation des économies, à laquelle répond la figure de l’entrepreneur comme trait culturel caractéristique de l’ère de la finance triomphante. Avoir des rêves et vouloir innover ne sont pas en soi de mauvaises choses. Mais l’un des plus grands succès de ce modèle culturel néolibéral tient précisément à sa capacité à modeler, à articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi : l’autonomie, l’initiative, la coopération, l’économie collaborative.
La meilleure manière d’affronter ce discours entrepreneurial n’est donc pas tant de rejeter les aspirations auxquelles il s’adresse, mais de comprendre ces aspirations et de les articuler différemment, selon une autre vision du monde. Il ne s’agit pas d’essayer de rééditer un imaginaire du passé, mais de l’adapter au XXIe siècle, dans un contexte où la stabilité de l’emploi ne constituera plus une garantie de citoyenneté. Cela n’arrivera plus jamais. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais l’Organisation internationale du travail, qui reconnaît que les emplois stables et durables vont être de moins en moins prédominants dans les sociétés occidentales. De même que la Confédération européenne des syndicats, selon laquelle le travail salarié ne garantit pas la possibilité de mener une vie digne. La question que nous devons nous poser est la suivante : comment pouvons-nous imaginer une fabrique de la citoyenneté qui ne dépende pas de la stabilité du travail ?
LVSL : Votre analyse se rapproche d’une certaine manière de celle développée par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, lorsque vous insistez sur la capacité du capitalisme dans sa version néolibérale à absorber la critique, à incorporer les aspirations d’autonomie et d’épanouissement des individus. L’hégémonie néolibérale s’explique-t-elle pour vous par cette capacité à se rendre désirable ?
Oui, dans la lignée d’André Gorz et de la critique du nouveau capitalisme, je considère que la question culturelle est centrale. On peut considérer que la culture a fusionné avec la logique de la production, elle s’est mercantilisée : plus aucune sphère de vie n’échappe aujourd’hui à la relation sociale capitaliste. Il est intéressant de remarquer que le capitalisme dans sa phase néolibérale se construit en ce sens une utopie, une pensée vivante, comme le disait Hayek. Et cette utopie est basée sur une sorte d’esprit communiste. Je ne me réfère pas ici aux pays qui ont expérimenté le “socialisme réel” mais à l’idée de s’émanciper de ses conditions matérielles d’existence.
Tout le discours sur la motivation, que l’on retrouve tant chez Macron que dans les annonces publicitaires, tient en cette formule : “émancipe-toi de la place que l’on t’a assignée, émancipe-toi de ta condition de travailleur”. D’une certaine manière, c’est ce à quoi encourage la théorie marxiste ! Je crois que le moteur de ce qui rend acceptable la situation, y compris dans le moment de crise structurelle que nous traversons aujourd’hui, c’est l’idée de “mieux vivre et moins souffrir”. Cette idée, Margaret Thatcher l’a articulée à sa manière en parlant du capitalisme de propriétaires. Il ne s’agissait pas d’un discours destiné aux élites, mais d’un discours adressé au peuple : l’accès à la propriété était mis en avant comme une manière de rendre le pouvoir au peuple.
Je crois que dans l’étape actuelle du capitalisme, l’utopie néolibérale s’articule autour de l’idée que “la solution est en toi”. Et nous sommes là face à un paradoxe : alors que le néolibéralisme en appelle à l’émancipation du travailleur de sa condition de salarié, ceux qui affrontent le capitalisme revendiquent le droit pour les salariés d’occuper la place qui leur revient dans le capitalisme. C’est mai 68 à l’envers, en quelque sorte.
LVSL : Si le capitalisme néolibéral arrive autant à intégrer et à digérer la contradiction, quel modèle faut-il proposer aujourd’hui ?
Nous devons nous poser la question suivante : Comment serons-nous capables de construire une utopie qui ne se présente pas sur un mode défensif, mais qui prenne à bras le corps les conditions structurelles du XXIe siècle, une utopie qui passe à l’offensive et accepte de relever de nouveaux défis ? Il nous faut notamment imaginer de nouveaux critères de la richesse et de la citoyenneté, qui ne soient pas mesurés à l’aune du temps de travail investi. Car il y a aujourd’hui plus de richesse que de travail rémunéré. Nous pouvons construire une autre manière de concevoir la richesse, qui inclue par exemple les tâches ménagères, le temps passé à prendre soin de nos enfants, de nos anciens, autant d’activités qui ne sont pas considérées aujourd’hui comme de la richesse.
“Face au moi-néolibéral, au moi-entreprise, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.”
Tout imaginaire centré sur la revendication du plein emploi est voué à l’échec et ne peut que renforcer le discours de Macron qui consiste à dire que la solution se trouve dans les individus. C’est un discours qui s’adresse aux exclus du marché du travail stable, à qui l’on explique qu’ils ne trouveront pas d’emploi durable dans leur vie, un discours qui esquisse un futur dans lequel ils pourront s’en sortir en bâtissant eux-mêmes leur propre avenir, en devenant entrepreneur. Face au “moi néolibéral”, au “moi entreprise”, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective, à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.
André Gorz l’explique très bien. Nous avons trop naturalisé le concept moderne de travail, que nous considérons comme le seul historiquement valable pour appréhender l’activité humaine. L’idéologie du travail est très forte, elle est solidement ancrée dans les mentalités depuis le XVIIIe siècle. Il est très difficile – et c’est là la bataille que nous devons mener pour concevoir un imaginaire adapté au XXIe siècle – de concevoir une autre manière d’envisager le travail, au delà de la forme qu’il prend aujourd’hui lorsqu’il est inséré dans les relations sociales capitalistes. Il ne s’agit pas de revendiquer l’oisiveté, mais une autre manière d’appréhender le vivre-ensemble.
Nous devons réfléchir à la manière de construire une conception de la richesse qui ne passe pas par la valeur marchande. Le marxisme traditionnel a toujours estimé que la valeur était une bonne chose, qu’il fallait revendiquer des droits pour les salariés car ils sont ceux qui produisent la valeur, qui sont productifs. Évidemment, mais productifs dans la logique du capital. Ce qu’il faut construire, c’est une autre logique avec des critères qui ne passent pas par le filtre du capitalisme.
Quel est le problème aujourd’hui? Il semblerait que c’est le capitalisme lui-même qui commence à abolir le travail, et par conséquent à s’abolir lui-même, dans la mesure où il n’existe pas en dernier ressort de capitalisme sans travail humain. C’est la grande contradiction que souligne Marx : le capitalisme, pour continuer de croitre, doit en finir avec les fondements de sa propre croissance, c’est à dire avec une richesse matérielle et sociale qu’il lui est toujours plus difficile de canaliser à travers la valeur. Cela peut le faire exploser.
L’activité humaine ne doit pas être mesurée à l’aune des critères du capital. Une partie du mouvement ouvrier traditionnel a été en ce sens fonctionnelle au développement du capitalisme. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, puisqu’ils ont conquis des droits sociaux à l’intérieur même de cette relation avec le capital. Mais la lutte des classes devient une lutte de droit commercial : si la force de travail est une marchandise, pourquoi ne pas chercher à la vendre le plus cher possible sur le marché ? Dans cette optique, on reste dans une relation entre des catégories qui sont celles du capital. Nous devons donc nous demander comment nous pouvons nous émanciper de cette emprise de la valeur marchande, dans un contexte où la “marchandise humaine” est de plus en plus difficile à vendre sur le marché du travail…
LVSL : La valeur travail est une composante centrale de nos sociétés. On stigmatise constamment ceux qui n’ont pas accès à l’emploi, les bénéficiaires de prestations sociales, régulièrement repeints en « assistés » et en « fainéants ». Dès lors, comment peut-on élaborer une stratégie politique autour de l’émancipation de la valeur travail ? Lors de l’élection présidentielle française, le revenu universel de Benoît Hamon n’a pas soulevé les foules. Le candidat de gauche qui a recueilli le plus de suffrages, Jean-Luc Mélenchon, défendait davantage une relance de l’activité et la création d’emplois, des conditions de travail dignes pour les salariés ainsi qu’une Sécurité sociale intégrale.
On aurait tort de fétichiser une mesure comme le revenu universel, qui est elle-même sujette à discussion. On en parle jusqu’au FMI, à l’OCDE, ou dans la Silicon Valley. Il existe des lectures ultralibérales du revenu de base. C’est la raison pour laquelle il faut d’abord définir le contexte, l’orientation politique générale dans laquelle s’inscrit la mesure. Si le revenu universel est uniquement envisagé comme une manière d’en finir avec la pauvreté, il me semble qu’il s’agit là d’une idée dangereuse. Car sans vision d’ensemble, le revenu de base risque bien, sous la pression néolibérale, d’être mis en place en tant que substitution à d’autres droits comme l’éducation et la santé publiques. C’est un peu l’idée du « chèque éducation » de Milton Friedman.
“Nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté.”
Ce qu’il faut disputer, c’est donc le sens que l’on donne au revenu universel. Fondamentalement, nous ne parlons pas tant de mesures politiques que de la manière dont nous décidons de gérer notre temps, pour faire en sorte que tout le monde ait accès à d’autres activités que l’emploi – telles que la politique. C’est une lutte profondément idéologique. Dans les enquêtes, lorsque l’on demande aux gens s’ils arrêteraient de travailler en cas de perception d’un revenu de base, la plupart répond « non ». Mais si on leur demande s’ils pensent que les autres arrêteraient de travailler, ils répondent « oui ». Ce n’est pas naturel, c’est profondément idéologique : cette méfiance envers les pauvres est le fruit d’un modèle économique, social et culturel basé sur l’économie de l’offre et la théorie du ruissellement. Cette idéologie selon laquelle si les riches vont bien, s’ils maximisent leurs profits, cela finira par ruisseler sur l’ensemble de la société, pour le plus grand bénéfice de tous. Ainsi, nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté, la désaffection des gens vis-à-vis du travail.
La caractéristique du salariat, comme l’explique bien Frédéric Lordon, est la dépendance : le fait que la reproduction matérielle du salarié dépende d’une tierce personne. Mais si la relation salariale était moins subordonnée à cette logique de dépendance, chacun aurait la capacité de décider de son propre temps, et pourrait par conséquent rejeter les contrats précaires.
Au lieu de parler de revenu universel, nous devrions parler de ce que nous faisons du temps. On dit souvent que si la sécurité se définissait en autonomie vis à vis du travail, cela désinciterait la recherche d’emploi. Mais à l’inverse, moi je souhaite vivre dans une société au sein de laquelle personne ne se voit contraint d’accepter un travail précaire, je veux une société dans laquelle on puisse rejeter le travail. Car lorsqu’une société a la possibilité de rejeter le travail, elle améliore ses conditions de vie, c’est ce que l’on retrouve derrière toute avancée historique.
Je ne connais pas en détails la perspective de Jean-Luc Mélenchon. Mais je crois que l’on reste souvent dans l’idée d’une société qui continue à fonctionner sur la base du plein-emploi, d’un volume de travail qui garantisse que la majorité de la population se structure par son incorporation sociale à travers le travail rémunéré. Rien n’empêche de réorienter l’investissement vers l’économie verte et la création d’emploi. Ce que je mets en doute, c’est l’horizon du plein emploi qui correspond à un format de société qui, je crois, ne reviendra pas.
Je crois que nous avons l’opportunité, au XXIe siècle, de remédier à cette précarité qui apparaît aujourd’hui comme une servitude, en construisant l’identité et la reconnaissance sociale au-delà du travail rémunéré. C’est ce que préconisait André Gorz : passer d’une société du pluri-emploi, dans laquelle nous sommes contraints de cumuler les emplois mal payés, à une société de la multiactivité, dans laquelle le travail rémunéré n’est pas au centre de nos biographies tandis que d’autres types d’activités peuvent être valorisés socialement. Une société dans laquelle nous ne tirerions pas nos revenus et notre sécurité exclusivement du travail rémunéré.
LVSL : Notre attachement à la valeur travail relève donc d’une certaine manière de la servitude volontaire ?
Oui, c’est là qu’entre en ligne de compte la figure du “doer”. Aujourd’hui, être actif en permanence et pouvoir dire « je n’ai pas le temps » est devenu une forme de distinction, une manière d’accéder à un statut social. C’est la logique du businessman : être busy, c’est-à-dire être toujours occupé. Nous sommes invités à devenir nos propres marques, à devenir nos propres entreprises. La classe laborieuse, qui auparavant rejetait l’usine et les rythmes de la chaîne de montage, est aujourd’hui appelée à se construire en devenant l’entreprise d’elle-même.
“Etre actif en permanence et pouvoir dire “je n’ai pas le temps” est devenu une forme de distinction. C’est la logique du businessman : être busy, c’est à dire toujours occupé.”
Face à cela, les imaginaires réchauffés des années 1950-1960 ne font pas le poids. La gauche en est venue à défendre ce qu’elle critiquait il y a quarante ans, à défendre ce que nous considérions auparavant comme une limite à l’émancipation humaine. Aujourd’hui, les objectifs se résument à obtenir des conditions de travail dignes et de meilleurs salaires. C’est très bien, évidemment, mais nous devons forger une nouvelle utopie dans laquelle il soit possible de croire que l’on peut vraiment changer la vie, et pas seulement actualiser le modèle existant en lui appliquant des rustines.
LVSL: Ne pensez-vous pas qu’une mesure comme le revenu universel peut rebuter les milieux populaires, qui tendanciellement valorisent davantage le travail et l’effort ? D’aucuns diraient qu’il s’agit d’une revendication adressée à la petite bourgeoisie urbaine…
C’est la raison pour laquelle il faut construire un imaginaire puissant, qui ne se crée pas du jour au lendemain, dans lequel une proposition comme le revenu de base ne soit pas interprétée comme « gagner de l’argent à ne rien faire ». Le problème avec cette vision des choses, c’est qu’elle sous-entend que « faire quelque chose » est synonyme de travail rémunéré, et rien d’autre.
Pour que les gens acceptent de franchir le pas vers ce type de politiques qui leur semblent aujourd’hui étranges, irréalistes, il faut fondamentalement commencer par générer un climat de confiance. J’en viens ici au cas de Podemos : nous cherchons à créer de la confiance là où nous gouvernons déjà, à travers les mairies du changement. Nous devons vaincre l’idée de peur, l’idée selon laquelle si nous gouvernons, tout va partir en vrille. En créant la confiance, on construit des ponts avec les gens les plus frappés par la crise qui jusqu’ici n’osent pas les traverser. Ce n’est pas une simple question de pédagogie, il ne s’agit pas de convaincre les gens un par un. Il s’agit de rendre ce que nous proposons plus désirable. Le capitalisme le fait très bien, dans toutes les sphères de vie.
Par exemple, on critique beaucoup le gangsta rap pour ses obscénités, pour son rapport idolâtre à l’argent. Mais en réalité, il ne fait que mettre en évidence ce qui mobilise les passions du néolibéralisme : la femme comme marchandise, la possibilité de dépenser l’argent durement gagné au travail, etc. C’est quelque chose d’inconscient, de transversal.
Une structure idéologique que l’on retrouve tant chez Coca Cola que chez Daesh. Il suffit de comparer le dispositif de communication de Daesh et celui d’Al-Qaeda à l’époque de Ben Laden, pour constater de profondes mutations. D’un type reclus dans une cave et filmé en mauvaise qualité, on est passé à une structure communicationnelle révolutionnaire qui s’approprie les modèles d’Hollywood, les codes de jeux vidéos comme GTA. Ce n’est pas Call of Duty mais Call of Djihad. Il y a ici un élément fondamental : ils n’ont pas renoncé à la projection d’un horizon communautaire basé sur la joie. Daesh apporte la mort, mais leurs images ressemblent à des publicités de Benneton, pleines de couleurs et de sourires. Ils ne s’adressent pas tant à la jeunesse à travers la religion qu’à travers la promotion d’un mode de vie. C’est aussi ce que vend Coca-Cola, et n’importe quel type de publicité : une manière de voir le monde, de rendre désirable le mode de vie que tu défends.
Pour en revenir à notre sujet, le débat ne peut pas se réduire à “revenu universel : oui ou non”, il relève de la construction nécessaire d’un imaginaire plus désirable. Un imaginaire qui rende désirable une autre manière de vivre, tout particulièrement pour les plus démunis, qui sont précisément ceux qui pensent le plus que la politique ne sert à rien, que les choses ne peuvent pas changer. Ils ont besoin de plus de garanties, de plus de confiance.
LVSL : Il peut sembler bien difficile d’envisager ce nouvel imaginaire et de l’incarner politiquement, tant l’hégémonie néolibérale est solidement installée. En France, Emmanuel Macron représente parfaitement cette idée d’ “utopie” néolibérale, fondée sur l’idée d’une France qui avance…
Absolument. On a notre propre version en Espagne avec Ciudadanos et son leader Albert Rivera, qui tentent de jouer sur l’effet Macron, mais sans disposer de la même base sociale. L’électorat du PP est plus conservateur, souvent rural et très âgé, c’est la raison pour laquelle le discours de Ciudadanos ne porte pas autant.
Bien souvent, les débats sur le populisme nous conduisent à affirmer la chose suivante : “est populiste toute force politique qui critique l’état actuel des choses”. Dans les sommets européens, on parle du populisme comme du grand défi, soit dit en passant sans jamais s’interroger sur les raisons qui poussent les gens à se méfier de ces structures européennes profondément autoritaires qui leur tournent le dos.
“On observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique (…) On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat.”
Toujours est-il qu’il semble y avoir une opposition entre le “modèle Podemos” et le “modèle Le Pen”, comme s’il ne pouvait y avoir que deux formes de populisme. Mais entre les deux, on observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Ce populisme néolibéral déplace les catégories du domaine des ressources humaines et du développement personnel dans la sphère politique.
L’hégémonie de ce modèle culturel est déjà solidement installée grâce aux publicités, aux programmes de télévision. On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat, ou chez le président argentin Mauricio Macri. C’est un populisme qui ne renonce pas à l’aspiration à créer une communauté. Tout comme la vague de l’économie collaborative, à l’instar d’Airbnb, son discours part du commun, du désir de collaborer, de créer un nouveau “nous”.
Ce populisme a été mis de côté, alors même qu’il oblige d’autres acteurs à se positionner par rapport à lui. Marine Le Pen, par exemple, se macronise, du moins je le crois. J’ai remarqué cette publicité du Front national à destination des futurs adhérents, avec deux jeunes filles à bicyclette, on aurait dit une publicité pour Vodafone. On voit bien qu’il y a une structure idéologique qui va au-delà des partis, que partagent le discours publicitaire et les discours politiques. D’une certaine manière, on assiste à la fusion entre le marketing et la politique, les deux éléments devenant désormais indissociables.
Aujourd’hui, aucun projet politique, qu’il s’agisse de celui de Macron, de Le Pen ou de Mélenchon, ne peut espérer convaincre simplement par la pédagogie. L’être humain est rationnel, mais il est aussi passionnel. Il ne suffit pas d’attendre que l’adversaire se trompe, il faut proposer un avenir attractif, désirable.
LVSL : Dans les meetings de Podemos, les participants scandent “Oui, c’est possible”, comme s’ils se projetaient dans un horizon positif. En France en revanche, il est plus fréquent d’entonner “Résistance !” …
Pour le Français plus ou moins politisé, qui regarde les JT de temps en temps, il est nécessaire de générer des perceptions. Le discours ne se réduit pas à des mots. Dans notre société saturée de stimuli publicitaires qui cherchent à capter le “temps de cerveau humain disponible”, comme le disait l’ancien PDG de TF1 en France, nous sommes contraints de combattre un capitalisme qui a incorporé la communication comme une base fondamentale de son développement. Communication et communauté partagent d’ailleurs la même racine étymologique : la communication, c’est une manière de créer une communauté. Dès lors, on ne peut pas se contenter de dire “résistance, résistance”.
Je crois que dans la campagne présidentielle française, Jean-Luc Mélenchon est passé de “Résistance” à “Je suis le futur président de la République”. C’est ce qui fait la différence. En adoptant exclusivement une position de résistance, on tend à s’enfermer dans une situation de subordination, on renonce à créer une contre-hégémonie. Car on se limite à remplir un rôle subalterne dans une configuration de répartition du pouvoir déjà donnée, au lieu de disputer l’hégémonie de l’adversaire.
Par exemple, si Podemos en venait à débattre avec le PSOE pour savoir lequel des deux partis est le plus à gauche, nous ne pourrions que perdre. Car le PSOE expliquera qu’ils sont la maison commune de la gauche et que Podemos doit la rejoindre. C’est la raison pour laquelle actuellement, le PSOE tient tant à préciser qu’ils représentent la gauche. Et c’est ce pourquoi nous avons renversé l’échiquier politique en expliquant que le problème n’est pas de savoir si les gens ont voté pour le PSOE ou pour le PP, le problème provient du fait qu’il y a une élite qui travaille pour des intérêts privés au mépris de ce que les gens décident. Il y a une majorité, et une minorité. Il s’agit donc de déterminer où situer le curseur, de quelle manière on interpelle les citoyens à travers le discours. Il est possible de le faire à travers les mots, les images, les idées que l’on projette.
“L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un futur proche, un futur-déjà-là.”
Le succès rencontré par Manuela Carmena [actuelle maire de Madrid, soutenue par Podemos] n’est pas tant le fruit des mots qu’elle prononce que de l’image qu’elle dégage, une image de confiance et d’authenticité. L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un futur proche, un futur-déjà-là. En d’autres termes, il est nécessaire de retourner l’idée classique de l’avant-garde, cette idée selon laquelle le parti détiendrait un savoir méconnu de la société et qu’il suffirait de diffuser le message à cette dernière pour la convaincre. Non : la société est en avance sur les partis. Il faut donc ouvrir la structure des opportunités pour que la société façonne un futur dans lequel personne ne sera laissé pour compte, une France à la hauteur de son peuple.
Pour moi, trois options distinctes se profilent dans nos sociétés : une société d’entrepreneurs condamnée à l’échec, fondée sur la compétition perpétuelle, des individus endettés et destinés à se vendre comme des marques de vêtement. Cette société de l’insécurité, sur le modèle des Hunger Games, c’est celle de Macron.
La seconde option, c’est le repli identitaire sur la base d’un passé mythifié, construit en opposition à un parasite qui dénaturerait la pureté et la bonté du corps social français : les immigrés, les arabes. Dans cette optique, la solution consisterait à se libérer du parasite pour retrouver la pureté du peuple français. Cette vision ne critique jamais l’économie politique, ne s’intéresse jamais aux causes structurelles de la crise. Ce modèle, c’est celui de Le Pen.
La troisième option, c’est la réinvention démocratique. Et nous rentrons là dans un débat plus vaste : que faire avec l’Europe ?
Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.
Traduction réalisée par Vincent Dain.
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