A l’occasion de la Coupe du monde de football, les nations occidentales ont, à juste titre, accusé le Qatar, pays hôte, de se livrer à une exploitation des travailleurs et de faire preuve d’autoritarisme. Le monde post-colonial a de son côté reproché à l’Occident son hypocrisie sur le sujet. Les multinationales, pourtant grandes gagnantes de la compétition, ont elles été épargnées par les critiques. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.
La récente Coupe du monde 2022 de la FIFA a suscité de nombreux articles à propos de la politique de soft power par le sport – décrit par certains comme du « sports washing » – pratiquée par le Qatar. Avant le tournoi, les commentateurs occidentaux ont critiqué l’autoritarisme politique et les conditions de travail draconiennes du pays hôte de la compétition. En réponse, les commentateurs des pays anciennement colonisés ont légitimement pointé du doigt l’hypocrisie de l’Occident. Après tout, les anciennes superpuissances coloniales ont bien jeté les bases de la débâcle qui a eu lieu au Qatar.
Bien que chaque camp soulève des remarques pertinentes, la discussion qui en a résulté n’a guère été productive. Le discours politique autour du mondial 2022 a surtout montré que les récits de « choc des civilisations » continuent de dominer l’imaginaire politique mondial, malgré une réalité moderne toute autre dans laquelle le capital international – qu’il soit oriental ou occidental – règne en maître, et a le pouvoir de mettre les gouvernements au pas. Pendant que nous sommes occupés à nous pointer du doigt les uns les autres, les multinationales se frottent les mains.
Le scandale de la Coupe du Monde
Depuis qu’il a obtenu, en 2010, le feu vert pour l’organisation de la Coupe du monde du football dans des circonstances de corruption manifestes, le petit pays pétrolier du Qatar, qui ne possédait que peu ou pas d’infrastructures sportives au départ, a lancé un mégaprojet de 220 milliards de dollars pour accueillir l’événement télévisé le plus regardé au monde.
Si l’économie qatarie fait depuis longtemps appel aux travailleurs migrants dans tous les secteurs, leur nombre a augmenté de plus de 40 % depuis que la candidature a été retenue. Aujourd’hui, seuls 11,6 % des 2,7 millions d’habitants du pays sont des ressortissants qataris. Il y a eu une augmentation massive de migrants précaires, principalement originaires d’Asie du Sud-Est, embauchés pour effectuer le travail manuel nécessaire à la construction des infrastructures pratiquement inexistantes en vue de 2022.
Malgré les centaines de milliards investis, les conditions de travail de ces travailleurs manuels ont fait l’objet d’une exploitation flagrante. Les travailleurs migrants du Qatar ont dû faire face à des environnements de travail mettant leur vie en danger, à des conditions de vie précaires, à des paiements tardifs et dérisoires, à des passeports confisqués et à des menaces de violence, tout en effectuant un travail manuel rendu particulièrement pénible par la chaleur étouffante du soleil du Golfe. Selon The Guardian, 6 751 travailleurs migrants sont décédés depuis que le Qatar a obtenu l’organisation de la Coupe du monde.
Les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi, une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées.
Alors que les ONG de défense des droits de l’homme et les journalistes avaient documenté l’exploitation rampante des travailleurs migrants au Qatar depuis environ une décennie avant la Coupe du monde 2022, les principaux médias occidentaux n’ont commencé à souligner ces injustices qu’au cours du mois précédant le tournoi – une fois les billets achetés, les hôtels entièrement réservés et toutes les infrastructures terminées. Le média occidental le plus virulent a été la BBC, qui a même refusé de diffuser la cérémonie d’ouverture, choisissant plutôt de diffuser une table ronde condamnant le bilan du Qatar en matière de droits de l’homme.
Bien sûr, les critiques de la BBC à l’égard du Qatar sont tout à fait valables. Toutefois, elles ne reconnaissent pas le rôle de l’héritage colonial du Royaume-Uni dans l’établissement des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre qui existaient au Qatar bien avant la Coupe du monde. La Grande-Bretagne est en effet intervenue d’une manière matérielle et codifiée qui continue de profiter à la fois à la monarchie qatarie et au marché mondial dominé par le capital international.
Le kafala, un héritage britannique ?
Au cœur de l’exploitation systémique des travailleurs d’Asie du Sud-Est au Qatar et au Moyen-Orient en général, se trouve le système de kafala (parrainage), qui dispense les employeurs parrainant des visas de travailleurs migrants de se conformer aux lois du travail protégeant les ressortissants qataris. Les travailleurs migrants n’ont pas le droit de chercher un nouvel emploi, de faire partie d’un syndicat, ni même de voyager.
La version moderne du système de kafala a pour origine un fonctionnaire colonial relativement inconnu nommé Charles Belgrave. L’actuel Qatar, et plus généralement une grande partie du Golfe de la péninsule arabe, sont tombés sous domination coloniale britannique après la défaite de l’Empire ottoman lors de la Première Guerre mondiale. Belgrave, un vétéran anglais de la Grande Guerre, a été nommé en 1926 conseiller de la monarchie tribale de ce qui allait devenir l’actuel Bahreïn, dans le but d’aider à créer un État-nation moderne doté d’une bureaucratie gouvernementale fonctionnelle.
L’intention des Britanniques en administrant le Moyen-Orient post-ottoman, composé de « protectorats » ou de « mandats » plutôt que de colonies, était de garantir les intérêts britanniques à long terme dans la région. Ainsi, si le colonisateur disposait d’un certain pouvoir, les élites locales ont également conservé une grande part de leur influence et de leur patrimoine, donnant naissance à une symbiose entre les intérêts des classes dirigeants locales et celles du Royaume-Uni. Prévoyant l’éventuelle non-viabilité de la domination coloniale directe au lendemain de la guerre, l’objectif était de créer des structures stables pour que des gouvernements d’État favorables à l’Occident et alignés sur un système économique de marché libre puissent prendre le relais.
Avant la découverte du pétrole, Bahreïn et la région environnante abritaient des sociétés côtières et nomades gravitant autour de la pêche et de la culture des perles. L’avènement des frontières tracées par les colonisateurs a créé des obstacles à cette industrie régionale qui reposait sur la libre circulation du commerce et de la main-d’œuvre à travers la mer, désormais restreinte par de nouveaux concepts comme les passeports et les visas.
Pour y remédier, Belgrave, en coopération avec les élites locales, a codifié la première version du système moderne de kafala, qui s’est rapidement étendu à d’autres gouvernements nouvellement formés dans la région. Cela a finalement permis à Bahreïn, au Qatar, à Oman et à d’autres États du Golfe de faciliter l’immigration et l’exploitation de travailleurs d’Asie du Sud-Est.
En 1957, la forte impopulaire du kafala au Bahreïn conduit à des protestations qui finissent par faire démissionner Belgrave de son poste. Mais le système a persisté bien après le départ de ce dernier et la fin du pouvoir britannique dans le Golfe dans les années 1960 et 1970, témoignant de l’attachement des dirigeants locaux à cet équivalent moderne de l’esclavage. Si, à la suite des révélations des ONG et d’une enquête de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le système du kafala a théoriquement été aboli en 2019, très peu semble avoir changé en réalité. Selon un ancien haut-fonctionnaire international sur Blast, l’OIT aurait même été acheté par les qataris pour qu’une exception leur soit accordée et que la procédure judiciaire soit classée sans suite.
Les multinationales, véritables vainqueurs du mondial
Le kafala n’est qu’un des nombreux systèmes modernes d’exploitation du travail dans le soi-disant « tiers-monde » qui remontent à la domination coloniale occidentale. De manière générale, le mode de vie de consommation dont jouissent de nombreux Occidentaux est rendu possible par l’externalisation d’une exploitation économique extrême dans des pays post-coloniaux socialement répressifs et politiquement autoritaires.
Ignorant les faits historiques, les reproches de l’Occident à l’égard du Qatar ont donc été, à juste titre, qualifiés d’hypocrites par de nombreux acteurs du monde post-colonial. Un certain nombre de commentateurs se sont empressés de souligner les lacunes des gouvernements occidentaux dans leur propre lutte contre leurs mauvaises conditions de travail, sans parler du racisme, de la misogynie et de l’homophobie (autres griefs légitimes à l’encontre du gouvernement qatari) existant dans leurs propres pays.
Ces critiques ont des arguments légitimes, tout comme le sont les critiques envers le Qatar lui-même. Mais ce débat n’a mené nulle part, l’Occident reprochant à l’Orient son retard et l’Orient reprochant à l’Occident son éternelle hypocrisie. Ce discours s’appuie sur un clivage Est/Ouest réducteur et ne parvient pas à saisir les intérêts communs des gouvernements occidentaux et orientaux et de leurs entreprises respectives dans le maintien de régimes d’exploitation et de répression sociale.
L’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis.
Le Qatar, très proche de l’Iran, abrite la plus grande base militaire américaine du Moyen-Orient. Ce n’est donc pas une coïncidence si l’administration Biden a donné son feu vert à une vente d’armes d’un milliard de dollars au Qatar pendant la mi-temps du match entre l’Iran et les États-Unis. Un comportement habituel : les États-Unis ne se privent pas de fermer les yeux sur le despotisme de leurs alliés riches en pétrole dans le Golfe, tout en critiquant leurs ennemis autoritaires qui adoptent pourtant ce même comportement.
Les gouvernements et les entreprises de l’Union européenne entretiennent également des relations profitables avec le Qatar. À ce sujet, quatre membres du Parlement européen ont été accusés le 11 décembre dernier d’avoir reçu des pots-de-vin de la part de responsables qataris qui cherchaient à influencer des décisions politiques. Pourtant, le fait que l’Occident profite du despotisme qatari – et de celui du Golfe en général – n’a pas été pris en compte dans les critiques adressées au Qatar ces dernières semaines. Cela n’a pas non plus été souligné par ceux qui se sont empressés d’esquiver ces critiques.
Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs qui ont peiné et sont morts en préparant ce tournoi. La seule organisation occidentale complice de la controverse Qatar 2022 faisant l’objet de critiques justifiées est la FIFA, une entité non corporative ou gouvernementale. À l’instar des gouvernements occidentaux, les entreprises occidentales ont été largement épargnées.
Les critiques et les détracteurs ont très peu parlé des sponsors occidentaux, des marques de vêtements de sport, des diffuseurs sportifs et d’autres entités commerciales internationales qui ont engrangé des bénéfices massifs sur le dos des travailleurs.
Ce récit de « choc des civilisations » qui alimente le discours autour du mondial 2022 détourne l’attention d’un autre plus grand problème qui touche à la fois le Moyen-Orient et les travailleurs migrants exploités dans le monde entier, à savoir le capitalisme néolibéral mondialisé. Le véritable gagnant de la Coupe du monde est le capital international, qu’il soit occidental ou qatari, et les véritables perdants sont les travailleurs migrants exploités et les citoyens politiquement réprimés du Qatar et du Moyen-Orient post-colonial.
La focalisation respective de chaque partie sur des nations orientales vues comme barbares ou sur des nations occidentales hypocrites ne rend pas compte du caractère financiarisé et international du capitalisme du XXIe siècle et de la façon dont il a modifié le paysage politique mondial – unissant souvent l’Est et l’Ouest dans un projet commun visant à tirer un maximum de profit des populations pauvres exploitées de par le monde.
Sur une note plus optimiste, la Coupe du monde 2022 a également vu l’expression d’une solidarité panarabe et post-coloniale qui va au-delà de ces frontières dessinées par la colonisation, une forme de conscience politique historiquement liées à des tendances anticapitalistes et de gauche dans les décennies passées. La présence continue du drapeau palestinien et le soutien massif dont a bénéficié l’équipe du Maroc de la part des Arabes et des Africains suggèrent le retour possible d’un discours politique post-colonial qui rompt avec ces récits improductifs de « choc des civilisations » souvent liés à l’existence des États-nations.