Toute une histoire. Ce lundi 6 novembre, Adidas dévoilait le maillot que la sélection espagnole de football devrait arborer prochainement en Russie, à l’occasion de la Coupe du monde 2018.
L’équipementier, qui accompagne la Roja depuis plus de 30 ans, était probablement loin d’imaginer le tollé que son nouveau design allait provoquer. En cause, une illusion d’optique. L’association – heureuse pour les uns, scandaleuse pour les autres – du rouge et du bleu sur le flanc droit du maillot laisse apparaître une longue mais discrète bande violette désormais au centre de toutes les attentions.
Les puristes n’ont pas manqué de saluer l’hommage rendu par Adidas au maillot porté par la sélection lors du mondial de 1994 aux Etats-Unis, au cours duquel la Roja s’était hissée jusqu’en quarts de finale, avant de voir sa course au titre stoppée par la Squadra Azzura italienne. Mais la plupart des observateurs ont voulu voir davantage qu’un simple clin d’œil footballistique. Le violet, aujourd’hui associé aux mouvements féministes et au parti de gauche radicale Podemos, est avant tout l’une des trois couleurs du drapeau républicain espagnol. Ce drapeau, historiquement associé à la Seconde République (1931-1939) symbolise aux yeux des républicains les espoirs brisés du camp de l’émancipation, écrasé par la guerre civile et le franquisme. Profondément ancrée dans l’imaginaire d’une partie de la gauche espagnole – notamment la famille communiste – la « Tricolor » est aujourd’hui encore brandie par les opposants à la monarchie, partisans d’une Troisième République.
Les réseaux sociaux n’ont pas tardé à s’émouvoir de cette référence républicaine supposée. Les critiques fusent, plusieurs internautes y voient une erreur impardonnable : avant toute chose, le sport doit être un vecteur de rassemblement national, au-delà de la diversité des opinions politiques. L’Espagne est d’ores et déjà suffisamment divisée pour que les convictions politiques ne viennent polluer le monde du sport. Certains arguments, classiques, ne sont pas sans rappeler ceux opposés dans les années 2000 à l’association pour la récupération de la mémoire historique, qui œuvre à la réhabilitation des victimes de la dictature : à quoi bon ressasser un passé traumatique, sinon pour rouvrir d’anciennes plaies et mettre à mal la réconciliation entre les « deux Espagnes » ? Le nouvel équipement de la sélection est tout bonnement « répugnant », s’insurge ainsi Eduardo Inda, polémiste résolument marqué à droite, avant de s’enflammer dans une analogie pour le moins surprenante : « Vous imaginez si la sélection américaine avait mis le drapeau confédéré sur son maillot, celui des sudistes esclavagistes qui ont perdu la guerre ? ». Sur Twitter, une jeune femme s’indigne : « Ce sera quoi la prochaine fois : des maillots de la sélection avec le logo d’ETA ? ».
Rapidement, le maillot de la discorde a débordé la sphère des réseaux sociaux pour faire irruption dans l’arène politique. Plusieurs figures des gauches espagnoles s’en sont saisis, à l’image du député Gabriel Rufián, l’un des leaders indépendantistes de la gauche républicaine de la Catalogne, qui a préféré jouer l’ironie sur Twitter : « Rajoy, Sánchez et Rivera se réunissent en urgence afin de se mettre d’accord sur l’application de l’article 155 à Adidas ». Avant d’ajouter le lendemain, plus sérieusement : « Le maillot violet d’un footballeur pour le Mondial vous indigne davantage que la peine de prison infligée à une personne pour ses idées », en référence à l’incarcération le 2 novembre dernier d’Oriol Junqueras, l’ex-vice-président de la Généralité de Catalogne.
Alberto Garzón, coordinateur fédéral d’Izquierda Unida, en a lui aussi profité pour glisser un message politique en évoquant les origines du drapeau républicain sur son compte Instagram : il rappelle “cette tentative républicaine d’élargir les couleurs de la couronne d’Aragon (qui sont à la base du drapeau catalan et de la rojigualda) pour inclure le violet de Castille. Ce sont là les ironies de l’histoire, et le drapeau tricolore représente beaucoup mieux la richesse de l’Espagne que la rojigualda”. Une réflexion loin de passer inaperçue dans un contexte de tensions liées à la crise territoriale que traverse l’Espagne, que le jeune leader communiste propose de résoudre par l’instauration d’une République fédérale. Pablo Iglesias, qui avait déjà fait sensation en disputant un match de football en 2015 affublé d’un maillot aux couleurs de la République, s’est lui aussi exprimé : « Il y a longtemps que la sélection espagnole n’a pas porté un aussi beau maillot. Tou.te.s avec la Roja ».
D’après le quotidien sportif AS, c’est précisément ce tweet qui aurait donné à l’affaire sa tournure éminemment politique. L’ « appropriation indue » du nouvel équipement de la sélection par le leader de Podemos aurait vraisemblablement eu le don d’irriter le gouvernement de Mariano Rajoy. Le président de la Fédération royale de football espagnol (RFEF), Juan Luis Larrea, a déclaré au quotidien avoir reçu des plaintes « venues des hautes sphères », précisant que « le maillot et toute cette histoire ne font pas rire le gouvernement ». Au point que la Fédération décide dans l’urgence de suspendre la présentation officielle du nouvel équipement prévue ce mercredi, qui s’est donc limitée à la traditionnelle photo officielle de l’équipe.
Dans un communiqué conjoint avec la RFEF, Adidas tente d’éteindre la polémique en justifiant le design réalisé par des considérations purement stylistiques, « en dehors de toute connotation politique ». Juan Luis Larrea n’en a pas moins envisagé de faire jouer la sélection avec l’ancien maillot afin d’éviter que l’affaire ne prenne des proportions incontrôlées. Hier soir, Íñigo Méndez de Vigo, porte-parole du gouvernement, déclarait sèchement sur Antena 3 : « je crois que, par le passé, la sélection espagnole a eu des maillots plus beaux que celui-ci ». Le secrétaire d’Etat au Sport a quant à lui exigé que lui soit apporté sur son bureau un exemplaire du maillot tant décrié, raconte AS. Il est formel : « la bande est bleue », de quoi rassurer Adidas. Surréaliste.
Ce n’est pas la première fois que les tensions politiques qui secouent l’Espagne s’immiscent dans la sphère du football. Récemment, c’est le défenseur central de la sélection, le catalan Gérard Piqué, qui se trouvait sous le feu des critiques du fait de ses prises de position pro-indépendance. Le joueur du Barça avait été copieusement sifflé et insulté par les supporters lors d’un entraînement de la Roja au mois d’octobre.
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