Les premières exonérations de cotisations sur les bas salaires sont apparues il y a près de trente ans. Destinées à soutenir l’emploi, celles-ci se sont généralisées au point où une entreprise ne paye presque plus de cotisations patronales sur un salaire au niveau du Smic, ce qui coûte la bagatelle de 66 milliards d’euros pour les finances publiques. Est-ce à l’État de payer cette facture ? Ne serait-il pas temps de revenir sur ces exonérations en exigeant que les entreprises garantissent collectivement l’ensemble des cotisations et ce, sans effet négatif sur l’emploi ? C’est possible en établissant une Sécurité économique, complémentaire de la Sécurité sociale, qui mettrait hors-marché une partie de la production privée pour garantir un socle de revenus, cotisations sociales inclues, à celles et ceux qui la réalisent.
Depuis l’établissement de la Sécurité sociale en 1946, les cotisations sociales ont toujours été considérées par le syndicalisme comme une partie intégrante du salaire destinée, entre autres, à assurer des revenus hors emploi. Pourtant, depuis presque trente ans, des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires ont été instaurées au nom de la protection de l’emploi. Si une partie de la gauche a toujours dénoncé ces exonérations, leur remise en cause ne fait cependant pas partie des programmes.
Toujours plus d’exonérations
Les exonérations de cotisations sociales autour des bas salaires sont apparues dès 1993 lorsque le gouvernement Balladur décrète l’exonération totale des cotisations sociales de la branche « famille » sur les salaires jusqu’à 1,1 Smic et de 50 % jusqu’à 1,2 Smic. À partir de 1995, les dispositifs « Juppé » ont combiné les exonérations des cotisations « famille » avec celles d’assurance maladie jusqu’à 1,3 fois le Smic. La gauche gouvernementale a pris le relais avec les lois Aubry sur la réduction du temps de travail qui ont étendu ces exonérations à 1,8 fois le Smic. Les lois Fillon réduiront ce seuil à 1,6 fois le Smic tout en augmentant les exonérations sous ce seuil.
Un très fort coup de pouce à cette tendance a été donné sous la présidence Hollande avec l’instauration du Crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) entré en vigueur en 2013. Ce crédit d’impôt s’établissait à 4 %, puis 6 % de la masse salariale en dessous de 2,5 Smic. S’il ne s’agissait officiellement pas de réductions de cotisations sociales sur les bas salaires, cela y ressemblait fort à tel point qu’en 2019, sous la présidence Macron, ce crédit d’impôt a été transformé en baisse pérenne de cotisations. La situation est telle qu’aujourd’hui, pour un emploi au Smic, une entreprise ne paye quasiment plus de cotisations patronales. Malgré cela, certains candidats à la présidentielle, tels Eric Zemmour et Valérie Pécresse, propose de baisser encore davantage les cotisations, au nom du pouvoir d’achat.
Jusqu’à présent toutefois, la justification de ces baisses de cotisations sociales a surtout été l’emploi : il s’agit de diminuer le coût du travail pour les entreprises à faible valeur ajoutée par salarié. Ceci se comprend aisément et sans celles-ci, on pourrait s’attendre à ce qu’un chômage largement plus important se soit développé ces dernières années. Mais à quel prix ?
Les trois défauts des exonérations de cotisations sociales
Le CICE a coûté 19 milliards d’euros en 2018. Lors de sa mise en œuvre en 2013, Pierre Gattaz, président du Medef à l’époque, annonçait fièrement que cela devait créer un million d’emplois. Après quatre années de mise en œuvre, l’Insee a chiffré l’impact du CICE : 160 000 emplois créés ou sauvegardés entre 2013 et 2016. Coût annuel de chaque emploi privé pour l’État : 118 750 euros. Un peu cher, non ? Pourtant, un simple calcul nous montre que pour 19 milliards d’euros, l’État aurait pu embaucher environ un million de personnes au Smic, exactement le million d’emplois que le Medef promettait de la part du secteur privé. Sauf que cela ne s’est pas produit parce que ces exonérations de cotisations sur les bas salaires profitent à toutes les entreprises, que celles-ci aient les moyens de payer ou pas. L’effet d’aubaine, qui constitue le premier défaut de ces exonérations, explique ce décalage entre le million d’emplois qu’on aurait pu en attendre et les 160 000 emplois évalués.
Le second défaut est le coût de ces exonérations sur les budgets publics. Le rapport 2019 des comptes de la Sécurité sociale indiquait que le total des exonérations a atteint 66 milliards d’euros en 2019 dont une grande partie a été compensée par l’État. En comparaison, l’impôt sur les sociétés rapporte environ 35 milliards d’euros. Cet impôt ne compense donc même pas les exonérations de cotisations sociales accordées aux entreprises. Pour le dire autrement, si ces exonérations avaient été conçues comme des crédits d’impôt, à l’instar de ce que fut le CICE en son temps, le produit de l’impôt sur les sociétés aurait alors été négatif : l’État paye les entreprises pour fonctionner !
Ces exonérations de cotisations sociales créent une trappe à bas salaires.
Le troisième défaut de ces exonérations de cotisations sociales est la formation d’une trappe à bas salaires. Les taux de cotisations sociales ont toujours été conçus comme proportionnels : si une entreprise augmente un salarié, le coût total augmente dans la même proportion. Avec ces exonérations, les entreprises sont fortement dissuadées d’augmenter les salariés puisque que le coût total progressera proportionnellement plus que l’augmentation des salaires nets et bruts. C’est sans doute en partie ce qui explique que 13 % des salariés sont aujourd’hui bloqués au niveau du Smic.
Ces trois défauts majeurs prêchent pour un abandon définitif de ces exonérations. Si la gauche « de gouvernement » a participé à leur mise en place, la gauche de transformation sociale les a régulièrement dénoncé. Et pourtant, au moment des élections, aucun candidat ne prévoit de revenir sur celles-ci. Ceci se comprend aisément : restaurer des cotisations sociales au niveau du Smic reviendrait à passer d’un montant total du salaire minimum, avec l’ensemble des cotisations sociales, d’environ 1600 euros à 2400 euros, soit une augmentation de 50 % sans augmentation du salaire net. En dépit de quelques études qui cherchent à démontrer que le niveau du salaire minimum n’est pas un frein à l’emploi, on comprend aisément que de nombreuses entreprises, notamment dans le cadre de l’économie solidaire, seraient incapables d’encaisser une telle hausse, ce qui produirait des licenciements en série. L’expérience des territoires zéro chômeurs de longue durée nous montre même l’inverse : c’est le mécanisme de la subvention de l’emploi qui permet d’éradiquer le chômage sur un territoire donné. Comment pourrions-nous donc revenir sur ces exonérations de cotisations sociales sans dommage pour l’emploi ?
Pour sauvegarder l’emploi, mettons les entreprises riches à contribution
Supposons maintenant que nous rétablissions l’intégralité des cotisations sociales sur les bas salaires. Si nous voulons annuler l’effet négatif que cela pourrait avoir sur l’emploi, il faudrait alors compenser cette hausse par une subvention mensuelle. Mais plutôt que de faire appel à l’État, ne serait-ce pas aux entreprises dans leur ensemble d’assurer cette subvention de façon à ce que le rétablissement des cotisations patronales n’ait aucun effet sur l’emploi ? Ceci pourrait se faire par un double mouvement. Toutes les entreprises recevront une allocation mensuelle et fixe par emploi mesuré en équivalent temps plein et, pour financer un tel budget, elles seront prélevées d’un pourcentage donné de leur richesse produite. Cette richesse produite sera mesurée par les Flux de trésorerie d’activité (FTA), qui se définissent comme la différence entre les encaissements de ventes et de subventions moins les paiements de fournisseurs et d’impôts.
Si nous voulons que la fin des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires n’ait aucun effet sur l’emploi, il faut donc que l’entreprise qui n’était en mesure de payer qu’un salaire total de 1600 euros puisse demain payer la somme de 2400 euros pour une personne au Smic. Il lui faut donc obtenir 800 euros supplémentaires. Comme il ne s’agit plus d’une subvention de l’État mais d’une allocation payée par l’ensemble des entreprises, cette entreprise sera aussi prélevée d’un pourcentage uniforme de sa richesse produite pour obtenir une allocation, de façon telle que le solde net des deux opérations soit de 800 euros. Sur la base d’un calcul sur les données 2019 de l’INSEE, il nous faudra établir une allocation d’environ 1300 euros par personne en équivalent temps plein, ce qui nécessite de prélever en contrepartie 30 % de ces flux de trésorerie d’activité (calcul : 1300 + 1600×30 %, soit un petit peu plus de 800 euros).
Un tel système pourrait fonctionner sur la base de l’auto-déclaration/liquidation. À la fin de chaque mois, chaque entreprise évalue ses flux de trésorerie d’activité, et devra 30 % de ceux-ci. En contrepartie, elle a droit à une allocation de 1300 euros par emploi en équivalent temps plein. Comme le budget est équilibré – les recettes égalent les dépenses – certaines entreprises seront bénéficiaires du système alors que d’autres seront contributrices, ce qui nécessite l’établissement d’un régime obligatoire, à l’image de la Sécurité sociale.
Seule cette approche permettra de revenir sur les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires, sans dommage pour l’emploi, en exigeant que le surplus soit pris en charge collectivement par l’ensemble des entreprises. Ce régime obligatoire réalisera donc des transferts des entreprises riches, qui généralement réalisent d’énormes profits, vers des entreprises qui ont tout juste la possibilité de payer des salaires au Smic exonérés de cotisations sociales patronales.
Ce sont donc 66 milliards d’euros de plus pour les budgets publics, évidemment tempérés par un produit moindre de l’Impôt sur les sociétés. Mais ceci rompt définitivement avec l’idée que le rôle de l’État serait de palier les déficiences du secteur privé. Il institue une obligation collective pour les entreprises de respecter le paiement des cotisations sociales.
La Sécurité économique, un prolongement de la Sécurité sociale
30 % environ de mutualisation permettent de restaurer les cotisations sociales sur les bas salaires sans aucun effet sur l’emploi. Mais il est possible d’aller plus loin de façon à obtenir un effet positif sur celui-ci. Si nous mutualisons 54% de la richesse produite, nous serions alors capable d’assurer une allocation de 2400 euros mensuelle par personne en équivalent temps plein, ce qui permet d’assurer la totalité du Smic avec ses cotisations patronales rétablies.
Ceci signifierait que toute personne qui s’établit comme indépendant touchera d’office le Smic, plus 46 % de ce qu’il a produit. C’est une situation largement plus favorable que la situation actuelle dans laquelle nombre d’entre eux, notamment les agriculteurs et les travailleurs ubérisés, peinent à obtenir le Smic. C’est, pour toute personne qui souhaite entreprendre, la possibilité de le faire en toute sécurité. La démocratisation de l’entrepreneuriat se profile avec, à la clé, une fantastique opportunité de développement de l’économie sociale et solidaire.
Mais c’est aussi, pour toute entreprise traditionnelle, une formidable opportunité d’embaucher sachant que la partie du salaire inférieure au Smic est garantie par l’ensemble des entreprises. Et devant la profusion d’emplois qui pourraient être proposés, outre la perspective du plein emploi, la possibilité pour les individus de pouvoir réellement choisir leur entreprise.
Le montant de l’allocation – et le pourcentage de mutualisation afférent – sera un paramètre de délibération politique. Mais la mise en place d’une telle mutualisation interentreprises ouvre la perspective d’une Sécurité économique pour tout emploi dans la mesure où une partie de la rémunération du travailleur ou de la travailleuse est garantie par l’ensemble des entreprises indépendamment du comportement économique de l’unité de production. C’est la perspective de vaincre définitivement la pauvreté dans nos sociétés, car cette Sécurité économique pose comme principe que toute personne qui souhaite occuper un emploi – indépendant comme salarié – se verra garantir un socle de revenu avec l’ensemble de la protection sociale afférente.
C’est une mise hors-marché d’une partie de la production privée qui s’effectue, avec une répartition égalitaire de celle-ci entre celles et ceux qui l’ont réalisée. En tant que régime obligatoire interentreprises, cette Sécurité économique permettrait de préserver la Sécurité sociale en rétablissant la logique, toujours aussi pertinente, de la cotisation sociale.