Le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en avril 2024 était clair : l’avenir de la France est irrémédiablement lié au projet continental. La « souveraineté européenne » était alors portée en étendard par le président de la République, qui rêvait d’une union toujours plus étroite. C’est ici que le bât blesse : ce projet est loin de faire l’unanimité. Il est de bon ton d’incriminer les dirigeants « populistes » – de la Hongrie à l’Italie – qui freinent des quatre fers face aux velléités fédérales. Mais ils ne sont pas les seuls. Les « bons élèves » de l’Allemagne, des Pays-Bas aux pays scandinaves, manient plus subtilement l’art de plaider pour le projet européen tout en refusant – voire sabotant – toute initiative pouvant compromettre leurs intérêts. Un pragmatisme qui détonne avec l’idéalisme béat des dirigeants français. À force de vouloir faire de l’Union européenne l’outil de sa puissance, la France n’est-elle pas devenue l’outil de la puissance européenne ?
La France en cavalier seul
Le « couple franco-allemand » a longtemps été sur toutes les lèvres. Et pour cause : le projet européen a – pour partie – été pensé sur le mode de la réconciliation entre deux puissances rivales. Cette union nouvelle n’a pourtant pas empêché l’un des deux partenaires de rester plus proche de ses intérêts et jaloux de son indépendance. Déjà en 1963, le Général de Gaulle essuyait un premier revers lors de la signature du traité de l’Elysée par lequel l’alliance européenne souhaitée, loin du bloc américain, comme du bloc soviétique, avait été compromise par l’ajout de la mention de l’OTAN par l’Allemagne à l’insu des représentants français.
Les plus grandes étapes de la construction européenne vont alors régulièrement être promues par la France, en manque de nouvelles inspirations. Faisant le constat d’un affaissement relatif mal adapté à un idéal de grandeur hérité des temps napoléoniens, François Mitterrand avait déjà en tête un nouvel idéal mobilisateur. Il allait instrumentaliser les conséquences nullement alarmantes pour l’économie française des chocs pétroliers afin d’enterrer définitivement l’idéal socialiste. Ce vide idéologique étant insoutenable, il est alors rempli par l’alibi européen. Mitterrand pouvait ainsi affirmer que si « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». Première concrétisation de ce projet : l’Acte unique de 1986, où « quatre libertés » fondamentales de circulation (pour les capitaux, les travailleurs, les marchandises et les services) ont été instituées.
Le « rapport Delors » de 1989 prévoyait les conditions de réussite d’une monnaie unique continentale. Et à l’issue des pourparlers avec Helmut Kohl, qui exprimait quelques réticences, François Mitterrand devait accepter que l’euro devienne un nouveau Deutsche mark – soit une monnaie forte, permettant de lutter contre l’inflation, mais structurellement inadaptée à l’économie française. En parallèle, des programmes de « convergence » drastique devaient être adoptés et les budgets nationaux étroitement contrôlés et surveillés. L’Europe allemande souhaitée par la France était née.
Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est formel : la volonté allemande de neutraliser le concurrent industriel français a encouragé un sabotage de la filière nucléaire.
Cet engouement pour le projet européen devait être capable de dépasser les intérêts nationaux des Etats-membres. Du moins, c’est ce qu’espérait la France. La réalité lui a pourtant donné tort, son enthousiasme ayant finalement été fort peu communicatif.
« Partenaires » européens aux intérêts bien compris
L’Allemagne, à ce titre, a toujours maintenu son cap, refusant de se laisser contaminer par l’euphorie de son voisin. Elle est ainsi restée à l’écart du projet français d’Union pour la Méditerranée qui aurait pu réorienter la priorité européenne sur le flanc sud, alors que l’Allemagne convoitait les pays de l’Est en vue d’en faire son Hinterland. Le grand élargissement de l’UE à l’Europe centrale en 2004 permet ainsi à l’Allemagne de disposer d’une base-arrière de travailleurs bon marché pour son industrie. De la même manière, toute indulgence pour la situation grecque a été mise de côté de sorte à préserver un ordo-libéralisme forcené s’assurant d’une rigueur budgétaire mettant en péril des actifs stratégiques européens, à l’exemple du port du Pirée racheté par un fonds d’investissement chinois.
Plus inquiétant encore pour l’autonomie stratégique européenne, l’adhésion absolue de l’Allemagne au libre-échange. Les récents accords avec le Kenya, la Nouvelle-Zélande et le Chili ont ainsi largement été dictés par la volonté exportatrice de Berlin, de même que le futur accord avec le MERCOSUR. La balance commerciale foncièrement excédentaire du pays – plus de 200 milliards d’euros par an sur la dernière décennie – impose aux homologues européens de demeurer passifs face à cette fuite en avant libre-échangiste, toute mesure protectionniste pouvant pénaliser les carnets de commande de l’industrie allemande. C’est notamment cette intransigeance allemande qui explique l’échec de la mise en œuvre d’une taxe sur les GAFAM au niveau européen [mise en place seulement en France, elle a été remplacée par la taxe internationale à 15% de l’OCDE cette année NDLR], ou des mesures ambitieuses de protection face aux pratiques anti-concurrentielles chinoises. Et la France dans tout cela ? Son modèle social est mis en cause par ce libre-échange forcené, tandis que l’euro crée un différentiel de compétitivité nuisant à ses exportations. Aucun sacrifice ne semble suffisamment grand pour l’idéal européen.
Certains « partenaires » cherchent même à nuire à leurs voisins, voire au projet européen, en vue de préserver leurs intérêt. L’Allemagne déploie ainsi des fondations (Rosa Luxembourg, Heinrich Böll) afin de faire pression sur les politiques français de sorte à éviter une relance du nucléaire. Ce dernier pourrait alors menacer l’avantage compétitif outre-Rhin, mis à mal par un gaz de plus en plus onéreux. Ces fondations financent également des associations (Greenpeace France, Les Amis de la Terre…), des lobbys et organisent des formations pour les élites. Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est ainsi formel : la volonté de neutraliser le concurrent industriel français est la principale raison à ce sabotage de la filière nucléaire. Le budget consacré à ces fondations s’est ainsi élevé à 690 millions d’euros en 2023 et est en augmentation constante. Une autre illustration de cette ambivalence allemande dans le projet européen réside dans ce lobbying exercé par le constructeur de satellites allemands OHB pour que les lanceurs proviennent de l’entreprise américaine SpaceX plutôt que de l’entreprise européenne Arianespace après l’impossibilité d’utiliser les lanceurs russes.
Les pays dits « frugaux » à l’exemple des Pays-Bas ou de l’Autriche manifestent des réticences à l’approfondissement européen pour des considérations essentiellement économiques. Il n’est pas possible pour ces pays d’envisager une mutualisation des dettes ou des mécanismes de sauvetage trop ambitieux, l’orthodoxie budgétaire étant au cœur de leur identité. Dans le cadre de la pandémie, les Pays-Bas proposaient ainsi un « don » à destination de l’Espagne ou de l’Italie. Seul l’assentiment de l’Allemagne les a fait changer d’avis, avec la promesse d’une solvabilité de l’endettement européen par les ressources propres de l’UE.
A leur tour, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) font montre d’une ambivalence certaine. Rejetant les acquis de l’État de droit mais dépendants des subventions européennes, ils n’hésitent pas à paralyser les institutions supranationales quand leurs intérêts sont menacés. Viktor Orban a ainsi empêché le début des négociations pour l’adhésion de l’Ukraine, jusqu’à ce qu’en décembre 2023, la Commission débloque 10,2 milliards d’euros pour la Hongrie. En parallèle, le président hongrois bloque les projets de sanctions pouvant porter préjudice au secteur nucléaire russe au grand dam de ses partenaires européens.
l’Allemagne achète massivement des avions F-35 aux Américains, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : en 2023, le pays a commandé pour pas moins de dix milliards de dollars de matériel américain de défense
Le projet fédéral est alors loin de faire l’unanimité. La France, prise dans une vision messianique de son destin, se sent alors comme contrainte d’endosser un rôle trop large pour ses épaules. Il se pourrait pourtant bien qu’une telle fonction d’impulsion soit très coûteuse, tant pour les intérêts stratégiques nationaux, qu’au vu du risque d’envenimement des relations avec ses homologues européens.
La France victime de sa propre illusion
L’Union européenne, nouveau cadre politique pour déployer la puissance française perdue ? Les appels tonitruants d’Emmanuel Macron pour de nouvelles impulsions fédérales sont loin de rencontrer l’écho recherché. De 2017 à 2020, l’Allemagne a ainsi, par la voix de la Cour de Karlsruhe, contesté le programme de rachat massif de titres de dette par la Banque centrale européenne au prétexte que celui-ci outrepasserait son mandat. Ces joutes juridiques ne font que témoigner encore des réticences face à un projet fédéral européen ambitieux.
Pendant ce temps, les acquis français au sein de l’Union européenne sont mis en cause. La politique agricole commune, une des rares politiques européennes dont bénéficie la France, est menacée de renationalisation. Les États se trouveraient alors gestionnaires de ces aides, et le volume financier accordé dépendrait pour partie du bon-vouloir de chaque Etat-membre. La seule politique européenne qui avait pu motiver le Général de Gaulle à paralyser les institutions européennes par la politique de la chaise vide dans les années 1960 se trouve alors potentiellement compromise. Ce sont ainsi plus de neuf milliards d’euros par an dont la France bénéficie qui sont mis en péril.
L’Europe de la défense est certainement la thématique pour laquelle le jeu de dupes est le plus manifeste. La guerre en Ukraine et les menaces – contradictoires – de Donald Trump d’abandonner la protection apportée aux pays de l’OTAN, auraient pu motiver une action ambitieuse en la matière. Emmanuel Macron a alors tendu la main à cette nouvelle étape pour la construction européenne en proposant en avril 2024 l’ouverture d’un débat sur la mutualisation de l’arme nucléaire française. Le revers de ces grandes déclarations est tout autre : Berlin est accusé de bloquer l’exportation de l’avion de transport A400M « Atlas » ; met une pression maximale sur les industriels français pour qu’ils cèdent plus de commandes aux industriels allemands dans le cadre du programme SCAF [futur avion de chasse élaboré principalement par la France et l’Allemagne, NDLR]… Dans le même temps, l’Allemagne achète massivement des avions F-35 – pourtant notoirement inefficaces et hors de prix – aux Américains pour leur interopérabilité, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : de 2017 à 2020, le pays a commandé pour au moins dix milliards de dollars à l’industrie de défense américaine. Et la dynamique va en s’accélérant. En 2023 le pays a ainsi fait l’achat – entre autres – de lance-roquettes Himars de production américaine pour un total de 10 milliards d’euros.
Ces achats non coordonnés amènent l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, Louis Gautier, à craindre l’impossibilité pour l’UE de rationaliser des panoplies militaires disparates. Emmanuel Macron aura alors beau appeler à une « préférence européenne dans l’achat de matériel militaire », rares seront les États-membres prêts à engager un bras de fer avec les Etats-Unis. Cela s’expliquant par la peur des mesures de rétorsion, tant en matière commerciale que géopolitique, notamment par des menaces de non-intervention en cas de conflit ou de retrait de troupes au sol. Ainsi, depuis le début de la guerre en Ukraine, 68% des achats des pays européens se sont portés hors de l’Europe selon un étude de l’IRIS. Ici aussi le saut fédéral pourrait être trop exigeant pour des Etats encore aussi dépendants commercialement et géopolitiquement du géant américain.
Cette grande attente que place la France dans ses homologues européens peut lui coûter cher et rapidement ternir ses relations bilatérales. Cela a notamment été le cas concernant l’accostage du bateau de migrants Ocean Viking refusé par l’Italie et que la France a fini par accepter sous la pression de Bruxelles. Le ministre Gérald Darmanin avait alors annoncé que la France « tirera aussi les conséquences » de l’attitude italienne. Le rêve fédéral que fantasme la France n’en finit plus de percuter les intérêts bien installés d’Etats-membres décidés, amenant l’idéal à sombrer d’illusion en illusion et à se transformer, progressivement, en amertume.
Chaque jour dévoile davantage l’impasse que constitue cet irénisme. Le saut fédéral ne se fera jamais seul mais bien dans l’unanimité, or cette dernière semble bien difficile à trouver. Dans l’interlude, l’Hexagone ne cesse de brader ses savoir-faire à ses « partenaires » dans l’espoir de poursuivre une intégration européenne à tout prix. La candeur d’une France qui se rêve capitaine d’un vaisseau européen uni derrière elle fait frémir d’allégresse mais ne convainc plus grand monde. L’idéal impose de passer par le réel – comme le rappelait Jean Jaurès. Il appartient d’écouter les coups de semonce de celui-ci, plutôt que de s’enfermer dans un fantasme suranné. Une Europe des coopérations, fondée sur la libre participation des États à des projets communautaires, serait à même d’éviter le déchaînement des frustrations nationales. Pour préserver l’harmonie d’une union dans la diversité, il n’y a d’autres choix que de concilier les divergences sans forcer constamment leur confrontation agressive.