Les enjeux nationaux, comme rarement depuis la Guerre froide, sont aujourd’hui déterminés par des facteurs internationaux. Face à cette géopolitisation du monde, force est de constater que les questions internationales demeurent le parent pauvre de la vie politique, médiatique, intellectuelle – et, disons-le, de la gauche. Pour des raisons bien compréhensibles concernant celle-ci, puisque ce sont des enjeux qui clivent et génèrent les lignes de fracture les plus profonds. Pour autant, si un gouvernement de rupture arrivait au pouvoir en 2027, des questions urgentes se poseraient à lui, auxquelles il convient de réfléchir dès à présent. Enverrait-on des canons César à l’Ukraine ? Discuterait-on avec les Russes ? Signerait-on un traité proposé par les États-Unis ? Accepterait-on que d’autres pays acquièrent la bombe nucléaire ? Etc. Autant de sujets sur lesquels il n’y a pas de consensus naturel à gauche [1].
De quoi la désoccidentalisation est-elle le nom ?
Désoccidentalisation : si ce terme décrit à l’évidence un processus en cours, il faudrait se garder de le brandir sans recul critique. Et ce, pour une raison simple : l’Occident est un concept problématique, plastique et galvaudé. D’aucuns y voient un synonyme de « civilisation européenne » et de son substrat judéo-chrétien. D’autres le lient à la genèse du capitalisme et à son extension mondiale. L’Occident, c’est aussi l’alliance euratlantique de Guerre froide contre le monde « totalitaire ». L’Occident, c’est enfin une notion politique selon laquelle le monde serait divisé entre « démocraties », forcément entendues comme libérales, et tout le reste : « autocraties », « dictatures », etc. Et les pays que l’on classe comme tels sont souvent ceux du Sud, qui s’affirment par ailleurs eux-mêmes comme membres du « Sud global ».
La définition qui nous intéresse est autre, et elle est géopolitique : l’Occident, c’est une communauté d’intérêts stratégiques garantie, in fine, par les États-Unis et leur alliance militaire : l’OTAN. Elle permet d’écarter un grand nombre de critères problématiques, qu’ils soient géographique, culturels ou ethniques. Ainsi, on peut y englober les Etats-Unis, le Canada, la majorité des pays européens ainsi que le Japon, la Corée du Sud, Israël et certains pays latino-américains alliés de Washington – à l’encontre des thèse imprégnées du « Choc des civilisations » [expression forgée par le chercheur américain Samuel Huntington, selon lequel la géopolitique est affaire de lutte entre blocs soudés par des affinités culturelles NDLR]. C’est en ce sens que la désoccidentalisation nous intéresse : elle renvoie à la fin du monopole de la puissance des États-Unis et de leurs alliés.
Cela ne signifie aucunement que l’OTAN ne pèse plus rien. Les États-Unis demeurent la première puissance militaire et financière, de même qu’ils conservent un ascendant sur les brevets et la propriété intellectuelle. Il n’en va pas de même pour leur puissance productive, qui décline – et participe de l’érosion de leur hégémonie, face à l’émergence des pays du « Sud global ».
Relations transactionnelles contre logiques affinitaires
Qu’ont ces derniers en commun ? Pas nécessairement un projet, ni une idéologie. Tout simplement la volonté de contester la hiérarchie actuelle du système international – mais non ce système international lui-même. Il faut entendre celui-ci comme un mode de production, un régime d’accumulation et un système de compétition entre États, qui tentent de capter les profits générés par le système économique. La dispute porte sur l’ordre dans la hiérarchie de ce système.
Adopter cette analyse nous permet de sortir des perspectives campistes, selon lesquelles les logiques qui régissent les relations entre États sont affinitaires, idéologiques ou difficilement réversibles : le monde serait structuré en « camps » opposés les uns aux autres. On trouve un tel discours au coeur de la diplomatie des BRICS : Russie et Chine se présentent comme les hérauts d’un bloc rétif à l’« Occident », dépeint comme monolithique et intrinsèquement dominateur. Le négatif de ce discours est présent chez ceux qui opposent les « démocraties » aux régimes autoritaires. Ils raisonnent avec les mêmes prémisses : il existe des « camps » structurés par des logiques affinitaires ou idéologiques.
Or, on observe tous les jours des événements qui démentent ce postulat et contredisent cette logique de « blocs ». Les relations entre États sont transactionnelles. Chacun y affirme ses intérêts, ce qui rend les systèmes d’alliances transitoires et volatiles : elles visent à permettre à chacun de concourir dans la dispute pour la domination dans la hiérarchie internationale.
Aux États-Unis, démocrates et républicains comprennent que leur pays n’est plus en mesure de diriger le monde seul : il n’est plus l’empire d’autrefois.
C’est ainsi que l’on comprend pourquoi l’Inde participe à la fois aux BRICS et au Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) aux côtés des États-Unis [le QUAD est le nom donné à une coopération diplomatique et militaire entre l’Inde, les États-Unis, le Japon et l’Australie, visant à endiguer la progression de la Chine NDLR]. Ou pourquoi la diplomatie brésilienne est investie à la fois dans les BRICS et dans le G20 – en vertu de la formule de Lula selon laquelle « le Brésil parle à tout le monde ». Par ces deux organisations, Lula vise à contourner le Conseil de Sécurité des Nations-Unies et le G8. Avec pour boussole l’intérêt national du Brésil et son projet néo-développementaliste. Ce dernier point n’est pas anodin : Lula mène un projet d’industrialisation, visant un transfert de brevets et de technologies pour conduire le Brésil vers une production à haute valeur ajoutée…radicalisant ainsi la dynamique économique au fondement de la désoccidentalisation.
Dispute pour le leadership mondial
La notion de « désoccidentalisation » ne dit donc rien par elle-même de l’horizon politique de ses acteurs. Si ce terme est muet sur le projet des pays des BRICS, c’est tout simplement parce que celui-ci consiste d’abord à disputer aux puissances occidentales le leadership. Les principaux membres des BRICS ne portent aucun projet alternatif à l’ordre capitaliste néolibéral.
Quid du plan des États-Unis face à cet état des choses ? Ils aspirent simplement à enrayer leur déclin et préserver leur place dans l’ordre mondial. En cela, il est permis de douter qu’une administration démocrate et une administration trumpiste aient une approche distincte des relations internationales : ils convergent dans la défense de leur empire financier et de leur empire militaire. Ceux-ci ne sont pas déliés : plus un pays est dépendant de fournitures militaires américaines, plus ses besoins en dollars sont élevés.
Ainsi, il n’est pas anodin de constater que pour de nombreux pays européens, la hausse de leurs dépenses militaires exigée par l’OTAN se soit traduite par un accroissement des importations d’armes américaines. C’est le cas du fonds spécial de 100 milliards de dollars affecté par l’Allemagne à la modernisation de se défense, qui vient essentiellement absorber une production américaine – belle manifestation d’une Europe supposément autonome ! Manifestation du reste emblématique des rapports de force à l’oeuvre : l’Europe n’a jamais été aussi vassalisée par les États-Unis.
Les États-Unis se défendront, au risque de fracturer le bloc occidental. Et il est clair que les mesures économiques phares de Joe Biden – Inflation Reducation Act, Build Back Better – ont été prises au détriment de leurs alliés [ces mesures, incluant des subventions massives à l’industrie américaine, ont été dénoncées comme contradictoires avec l’esprit et les règles de l’OMC par l’Union européenne NDLR]. De même, la politique de hausse des taux d’intérêt de la Fed a participé d’un rapatriement des capitaux vers les États-Unis, obligeant le Vieux continent à s’aligner sur cette politique monétaire.
Concluons sur la séquence électorale qui s’ouvre aux États-Unis. Malgré la prévalence d’un consensus bipartisan, on peut spéculer sur l’inflexion qu’induirait la réélection de Donald Trump à la Maison Blanche. Un tournant isolationniste est prévisible, caractérisé par un repli sur les intérêts court-termistes des États-Unis et leurs problèmes frontaliers. À l’inverse, les démocrates tentent de resserrer les liens avec les Européens pour partager le fardeau de l’OTAN et des Etats-Unis. Mais démocrates et républicains comprennent que leur pays n’est plus en mesure de diriger le monde seul : il n’est plus l’empire d’autrefois.
Note :
[1] Cet article fait suite à une intervention à la conférence organisée par l’Institut la Boétie et LVSL le 30 janvier 2023 « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? », autour du livre de Christophe Ventura et de Didier Billion, Désoccidentalisation (Agone, 2023). Ils y sont est intervenus aux côtés de Martine Bulard et de Jean-Luc Mélenchon.