Puissance militaire et diplomatique majeure, la France a longtemps défendu avec vigueur son indépendance stratégique, notamment en refusant la Communauté Européenne de Défense en 1954, en sortant du commandement intégré de l’OTAN en 1966 et en s’accrochant au processus de décision à l’unanimité plutôt qu’à la majorité qualifiée [1]. Par la suite, elle a tenté à plusieurs reprises de s’émanciper de la tutelle américaine à travers le « couple franco-allemand » initié par le traité de l’Élysée de 1963 et diverses tentatives de création d’une « Europe de la défense ». Tous ces efforts ont cependant échoué, les autres États membres préférant s’aligner sur les États-Unis en échange de leur parapluie nucléaire. Pour Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’IRIS, la volonté française d’autonomie stratégique européenne est ainsi vouée à l’échec. Dans son livre France, une diplomatie déboussolée (L’inventaire, 2024), l’ancien ambassadeur de France en Russie, au Brésil, au Sénégal et au consulat général de Jérusalem alerte sur l’impasse de ce projet alors qu’un nouvel élargissement à l’Est se profile. Extraits.
Rares sont les domaines de compétence qui échappent désormais à une sorte de partage avec les institutions européennes (à l’exception, sans doute, de la défense nucléaire). Et ce partage progressif des compétences se fait au sein d’une Europe de plus en plus hétérogène. Les deux élargissements de 1995 (Suède, Finlande, Autriche) et 2004-2007 (pays baltes et tous les ex-satellites de l’URSS plus Malte et Chypre, auxquels s’est ajoutée la Croatie en 2013) ont fait de la politique étrangère de l’Union européenne un ensemble ingérable dont les deux dénominateurs communs sont l’alignement sur les États-Unis et la défense des droits de l’homme dans le monde.
La rupture de 2003 due à l’intervention américaine en Irak en a été un avertissement brutal. La prise de conscience par la France de son incapacité, malgré l’appui de l’Allemagne, à entraîner les pays de la « nouvelle Europe » dans le refus de la guerre décidée par Washington, a engendré un vrai traumatisme. La pique du président Chirac, jugeant « mal élevés » ces pays qui soutenaient Washington alors qu’ils n’étaient pas encore membres de l’Union européenne, a laissé des traces profondes. En réalité, ces pays avaient pour objectif essentiel d’adhérer à l’OTAN plus qu’à l’Union européenne. Cette priorité de leur politique étrangère s’est maintenue depuis lors, si l’on excepte le moment de panique provoqué par le président Trump qui avait remis en cause, au sommet de l’OTAN de mai 2017, l’engagement de solidarité de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Au demeurant, cette alerte a permis de faire plus de progrès en quatre ans sur la voie de l’autonomie stratégique que durant les vingt-cinq années qui avaient précédé (création, en 2021, du Fonds européen de la défense et de la Facilité européenne pour la paix…).
Le discours du président Macron à la Sorbonne, en septembre 2017, visant à renforcer l’Europe souveraine sans toucher à la question des votes à la majorité qualifiée, n’avait cependant pas reçu de réponse. Le silence allemand, en particulier, était assourdissant. De fait, les effets du retour des Démocrates américains au pouvoir à Washington, avec un Joe Biden beaucoup plus soucieux des intérêts européens, et l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 ont vite regroupé les Européens autour de l’OTAN.
Les signes du renouveau de cette cohésion atlantique ont été nombreux : adhésion à l’OTAN de deux nouveaux États membres antérieurement neutres (Suède et Finlande) ; coordination de l’aide à l’Ukraine sur la base américaine de Ramstein, en Allemagne ; achats massifs d’armes américaines qui rééquipent en urgence les armées européennes (chasseurs F35…) ; sanctions coordonnées au G7 sous impulsion américaine (par exemple pour l’embargo sur le gaz et le pétrole russes dont le prix est plafonné).
Mais ce mouvement s’opère au détriment du projet d’autonomie stratégique de l’Europe. La remarquable mobilisation européenne, orchestrée par la présidence française au Sommet de Versailles en mars 2022 après l’invasion de l’Ukraine, a plus été un sous-produit de la solidarité occidentale qu’une manifestation de cohésion européenne. Le premier effet du discours du chancelier Scholz, le 27 février 2022 (discours dit du Zeitenwende ou « changement d’ère »), trois jours après l’invasion de l’Ukraine, a été de consacrer une grande partie des cent milliards d’euros supplémentaires annoncés pour le budget de l’armée allemande à l’achat de F35 et d’hélicoptères lourds américains. De même, le discours d’août 2022 du chancelier à l’université Charles de Prague, s’il se pose en force de proposition pour le renforcement de la « souveraineté européenne » conformément aux préoccupations françaises, poursuit dans la veine traditionnelle de Berlin.
Il fonde la souveraineté à venir d’une Europe bientôt élargie à plus de trente États sur la prise de décision à la majorité qualifiée en politique étrangère. Accessoirement, il cite comme fondement de la politique de défense européenne un projet de défense aérienne qui mentionne de nombreux pays mais non la France, pourtant en pointe dans ce domaine.
Finalement la France, ainsi marginalisée, aurait plus de possibilités de défendre ses intérêts dans une OTAN fonctionnant à l’unanimité… Brouillée avec la majorité des États membres, la France aura du mal à conserver son influence et son statut au sein des institutions européennes. Le discours d’Emmanuel Macron au Forum GLOBSEC Bratislava, le 31 mai 2023, a tenté de réconcilier son pays avec ceux d’Europe centrale au prix d’un engagement accru aux côtés de l’Ukraine et d’un soutien aux nouveaux élargissements.
S’il a cherché à les mobiliser en faveur de l’autonomie stratégique de l’Europe, c’était la seule condition pour qu’ils reçoivent le message, dans un cadre clairement occidental et otanien. Dans son discours aux ambassadeurs d’août 2023, le président français a entériné l’idée d’un nouvel élargissement de l’Union européenne en évoquant les difficultés qu’il présentera et en suggérant plus d’intégration et plusieurs vitesses. Mais la mise en œuvre de ces bons principes risque d’être périlleuse et semée d’obstacles pour notre pays.
Des progrès ont pourtant été enregistrés dans le cadre des institutions européennes. Si le discours de la Sorbonne du président Macron, en septembre 2017, n’avait pas reçu de réponse directe d’Angela Merkel, la pression de la crise du Covid, celle des positions erratiques de Trump et la prise de conscience des vulnérabilités de l’Union européenne ont conduit à certaines modifications de l’« esprit » des institutions européennes.
En marge du renforcement de la solidarité atlantique provoqué par l’invasion de l’Ukraine et sous l’impulsion française, des changements importants ont pu être obtenus, facilités par le retrait du Royaume-Uni. La notion de politique industrielle pas plus que celle d’« autonomie stratégique » de l’Europe ne sont désormais taboues ; les dettes sont mises en commun quand c’est nécessaire ; un Plan de relance de 750 milliards d’euros, financé par la dette de l’Union européenne, a été décidé après la crise du Covid (NextGenerationEU). Le recours à certaines protections du marché européen est désormais admis, même s’il s’agit en premier lieu de lutter contre les pratiques commerciales déloyales des exportateurs, de mieux protéger les marchés publics européens en cas de non réciprocité (première réaction contre le Buy American Act de 1933…) et d’uniformiser les conditions de concurrence en matière écologique (taxe carbone aux frontières…).
Si les premières décisions du Fonds européen de défense (FED), créé à l’initiative de la France, ont parfois été contestables et si les projets menés par l’Allemagne, souvent sans la France, risquent d’en être les principaux bénéficiaires, il reste qu’une politique industrielle en matière d’armement commence à voir le jour (le FED est doté de 7,9 milliards d’euros pour la période 2021-2027). La Commission envisage même, sous la pression française, la création d’un instrument destiné à contrer l’Inflation Reduction Act (IRA) américain, qui avantage la production sur le territoire des États-Unis. Toutefois, le camp des ultra-libéraux ne rend pas les armes ni ne renonce à ses combats retardateurs, notamment dans le cas de la réaction européenne à l’IRA : certains États membres estiment ainsi que cet avantage que se donnent les Américains est la contrepartie légitime de la protection qu’ils accordent à l’Europe.
Néanmoins, il est désormais admis que l’Union européenne doit se protéger, encourager et sauvegarder ses industries de pointe, et ne pas ouvrir son marché sans contrepartie. Ces modestes progrès vers l’autonomie stratégique industrielle et technologique restent, certes, dans le cadre des institutions européennes. De nombreux projets de coopération interétatique ont pris corps sans intervention européenne, et une impulsion nouvelle leur sera donnée. Mais cela ne touche qu’indirectement la défense ou la politique étrangère commune.
Dans ces domaines la France n’a pas vraiment choisi. Elle n’a pas renoncé à une politique étrangère européenne, malgré tous les obstacles institutionnels et les risques pour son statut, notamment la pression pour le vote à la majorité qualifiée et la demande allemande d’un siège permanent européen (et non plus français) au Conseil de sécurité. Mais si elle ne souscrit pas à l’idée de faire régir la politique étrangère par la majorité qualifiée, comme le propose depuis longtemps l’Allemagne, elle ne parvient pas pour autant à approfondir la coopération intergouvernementale et à en faire un embryon d’Europe puissance. La publication, en septembre 2023, du rapport des experts franco-allemands mandatés par les deux pays ne règle pas le problème : il subordonne les adhésions de nouveaux pays à des réformes structurelles parmi lesquelles une nouvelle extension, non décisive, du vote à la majorité qualifiée, sans toucher au cœur de la politique étrangère.
La France se trouve dans une impasse, devant arbitrer entre une Europe théoriquement souveraine mais impuissante et « otanisée », avec vingt-sept États membres, voire peut-être prochainement trente-six, votant à la majorité qualifiée sur des sujets qui touchent aux fondements de la souveraineté française, et une Europe puissance inscrite dans une coopération intergouvernementale plus étroite, à base franco-allemande, comme l’avait voulu le plan Fouchet ou le traité franco-allemand, mais dont l’Allemagne ne veut pas.
Notes :
[1] Procédure de vote au Conseil Européen (organe intergouvernemental représentant les Etats) requérant 55% des Etats-membres représentant 65% de la population européenne pour qu’une décision soit adoptée.