Ouf ! On a encore eu de la chance. La victoire du Rassemblement national a été évitée, ses dix millions de voix vite oubliés, on peut enfin respirer. L’heure est à la fête même ! On a eu chaud, mais ce n’est pas une raison pour se remettre en question. Au lendemain des législatives 2022, nous alertions face aux victoires en trompe-l’œil : deux ans plus tard, il est amer de constater qu’aucune conséquence n’a été tirée. Maintenant, tout peut recommencer comme avant. Et à gauche, on danse sur les ruines. Pourtant, seule l’analyse lucide d’un bilan accablant peut permettre d’inventer une nouvelle voie pour un pays en sursis.
C’est comme dans Game of Thrones. Qu’est-ce qu’on dit à la mort ? « Not today. » Pour Le Pen, c’est pareil. Ce ne sera pas pour cette fois, mais ça arrivera bien un jour. Et cette fois, disons-le d’emblée, on a sorti les grands moyens. Car on aime ça à gauche, se faire peur. On se sent vibrer, on se sent vivre. On se compte les uns les autres dans cet écrin de pureté qu’on appelle le « camp progressiste ». On est peu nombreux, certes. Minoritaires même. Mais le combat n’en est que plus beau. Et la lutte a été héroïque. On a scandé « No pasarán ! », on a formé une alliance allant de François Hollande à Philippe Poutou, on s’est rassemblé Place de la République et on s’est enfin désisté pour sauver Gérald Darmanin et Elisabeth Borne. En fait d’un « Front populaire », c’est un Front de la trouille qui a sauvé la situation. On a fait barrage, comme d’habitude.
Pourquoi le peuple vote mal
Car les choses étaient mal engagées. Prenant la mesure du danger, la gauche a voulu expliquer les déterminants essentiels du vote RN pour mieux le combattre. Alors on a renoué avec la grande tradition de l’antifascisme de confort et on a su mobiliser les meilleurs arguments. Sur les plateaux, on invoque l’histoire : « Saviez-vous que le Front national avait été fondé par d’anciens Waffen-SS ? » Sur Twitter, on convoque la sociologie : « Saviez-vous que les électeurs du RN étaient les moins diplômés ? » En plus, Jordan Bardella a eu un 4/20 en géo à la fac, la boucle est bouclée. La reductio ad hitlerum et le point Godwin en bandoulière, la gauche rappelle utilement que les électeurs du parti à la flamme sont des idiots. L’électorat du Rassemblement national est donc composé de nazis et de cons, mais le raisonnement se heurte à un problème : à gauche, on aime le peuple. Comment expliquer que le peuple vote mal ? La réponse du militant de gauche tient en trois temps.
Les plus érudits mobiliseront la « fausse conscience », une notion-clé sur laquelle repose d’après eux une grande part de l’édifice théorique marxiste. Tant pis si on n’en trouve guère qu’une seule occurrence dans une lettre de Friedrich Engels à Franz Mehring, l’importance du « concept » tient à ce qu’il permet de dire que les gens se trompent tout en s’abritant derrière l’autorité du camarade de Marx, avec le vernis intellectuel qui va bien.
Les « classes populaires », soit les ouvriers et les employés qui représentent 45 % de la population, ne votent définitivement pas à gauche.
Les plus férus de statistiques interrogent quant à eux les chiffres. Le Rassemblement national fait 57 % chez les ouvriers et 44 % chez les employés1 ? Les choses sont plus compliquées. Ce ne sont que les suffrages exprimés, rapportez ces scores au nombre des inscrits, vous verrez qu’ils ne sont pas si importants. Et le militant Twitter de répéter les lieux communs des télés : « L’abstention ne serait-elle pas le premier parti des classes populaires ? » On pourrait pousser le raisonnement plus loin, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Intégrez les non-inscrits, les personnes résidant sur le territoire qui n’ont pas la nationalité et les moins de 18 ans, vous constaterez que le score du Rassemblement national baisse sensiblement.
Le troisième temps de la démonstration permet un heureux dénouement. À force de tronquer les tableaux et de sélectionner les données qui arrangent, on obtient les résultats que l’on souhaite. Car les chiffres sont trompeurs : le peuple, c’est les pauvres, et les pauvres votent bien à gauche. Au premier tour des élections législatives de 2024, le Nouveau front populaire obtient 35 % des voix chez les foyers dont le niveau de revenus mensuels est en dessous de 1 250 €, 7 points de plus par rapport aux 28 % obtenus nationalement. Même chose au premier tour de l’élection présidentielle de 2022 où 30 % des plus bas revenus votaient Jean-Luc Mélenchon, soit 8 points de plus que le score général2. Une belle découverte. Une épiphanie. Quoique le Rassemblement national réalise des scores comparables – 31 % en 2022, 38 % en 2024.
C’est par ailleurs oublier un peu vite que le niveau de revenu n’est pas la classe sociale, qu’il ne dit rien du rapport à l’outil de travail et à l’appareil productif dans son ensemble. C’est oublier, donc, que cette catégorie de la population est celle qui bénéficie prioritairement des revenus de transfert et des minima sociaux, celle qui a intérêt à la dépense publique. Rien de problématique là-dedans, simplement un constat : les « classes populaires », soit les ouvriers et les employés qui représentent 45 % de la population, ne votent définitivement pas à gauche.
Mais les faits ont peu d’importance. Lorsqu’on ambitionne de transformer le réel, on ne s’arrête pas à ce genre de considérations. Seuls comptent les postulats de départ. Résumons. Lorsqu’il ne s’abstient pas, le peuple vote à gauche, sauf à être victime de l’épidémie de « fausse conscience » sciemment entretenue par des médias complices. Ces trois distorsions pouvant être complétées par l’explication initiale – et, reconnaissons-le, plus directe –, selon laquelle les électeurs du Rassemblement national sont fascistes parce qu’ils n’ont pas fait suffisamment d’études. Pourtant, le RN est aux portes du pouvoir, il importe donc de définir une stratégie.
« Nouvelle France » : la note Terra Nova ressuscitée
Parce qu’une analyse bancale a toutes les chances d’aboutir à un diagnostic erroné, il n’est pas étonnant que la solution déduite dudit diagnostic soit également fautive. De là l’idée de la « Nouvelle France » présentée à l’occasion des élections européennes. On croirait le bon mot de Brecht – puisque le peuple vote mal, ne serait-il pas plus simple de le dissoudre pour en élire un nouveau ? – formulé pour la circonstance. Le nouvel électorat de la gauche, celui de la France de demain, c’est cette vaste coalition rassemblant les diplômés, les jeunes, les minorités et les quartiers populaires.
En lisant cela, un ancien soutien de François Hollande pourrait croire qu’on lui parle d’autre chose. Peut-être la note Terra Nova de 2011 pourrait-elle même se rappeler à lui, tel le spectre d’un passé qu’on croyait révolu, celui d’un Parti socialiste hégémonique qui n’était pas encore devenu le cimetière des éléphants. Notre militant socialiste, un peu distrait certes, pourrait en effet trouver quelque ressemblance entre la formule actuelle et ce que présentait ledit rapport, notamment la possibilité d’un « nouvel électorat de la gauche : la France de demain », lequel électorat serait formé des diplômés, des jeunes, des minorités et des quartiers populaires.
Et Terra Nova d’insister sur la nécessité d’une « stratégie centrée sur les valeurs ». Tout en faisant le constat de la « fin de la coalition ouvrière ». Cette note a concentré les critiques de la gauche mélenchoniste pendant plus d’une décennie parce qu’elle actait l’abandon du prolétariat – comme on disait, dans le temps jadis –, parce qu’elle ne proposait aucune stratégie de reconquête de l’électorat face au Front national, parce qu’elle annonçait toutes les trahisons du quinquennat Hollande. Mais elle a été publiée il y a treize ans maintenant, sans doute que son apparente ressemblance avec l’idée de la « Nouvelle France » relève du hasard.
Il n’en reste pas moins que la stratégie actuelle fonctionne. La « Nouvelle France », c’est « le peuple des villes, des banlieues ». Toutes les cartes électorales dressées au lendemain des européennes le confirment : dans les villes et les banlieues, le succès est éclatant. Notons que c’est moins le cas dans le reste du pays, ce qu’on appelle vulgairement « la province », où le Rassemblement national arrive en tête dans 93 % des communes aux européennes. Mais à Paris, Lyon, Rennes et Toulouse, la performance mérite d’être saluée.
Une gauche coupée du pays
Traditionnellement, la France voit s’opposer le Paris révolutionnaire et les provinces conservatrices. En 1789, 1792, 1830, 1848 ou 1871, la configuration est toujours la même. À l’hiver 2018, cependant, les cartes étaient rebattues. Les provinces s’insurgeaient, Paris s’inquiétait. Cette inversion radicale du plan général de notre histoire se confirme aujourd’hui sur le plan sociologique.
L’électorat d’Emmanuel Macron soutient toutes les réformes qui lui sont proposées pour protéger son patrimoine, garantir le versement des pensions de retraite et poursuivre toujours plus avant la dynamique de libéralisation de l’économie et son ouverture à l’international. Le point commun des catégories composant cet électorat ? Elles vivent du travail des autres et ont pour cette raison intérêt à la stabilité.
L’ensemble des forces de gauche recueillait quant à lui 53 % des intentions de vote chez les étudiants, 51 % chez les enseignants, 64 % chez les professionnels des arts et spectacles, contre 24 % chez les ouvriers qualifiés dans l’industrie, 16 % chez les ouvriers exerçant dans l’artisanat, et 16 % encore chez les chauffeurs3. La gauche d’aujourd’hui est quasi complètement coupée des classes productives, de ceux qui produisent de la richesse, de ceux qui travaillent dans le secteur privé et de plus en plus des travailleurs du secteur public. Son électorat est structurellement conservateur, au sens premier du terme, en ce qu’il a pour seule boussole la préservation de ses intérêts et de sa position privilégiée dans l’appareil productif.
Il s’accommodera d’une certaine mondialisation et d’une accélération des flux, mais contrairement à l’électorat centriste, il souhaite l’accroissement de la dépense publique et une politique de redistribution plus ambitieuse. Il n’empêche, pour la gauche, le monde du travail est devenu une terra incognita. Depuis l’enseignant payé par l’État jusqu’au travailleur de la culture dépendant des subventions, en passant par le jeune urbain ouvert d’esprit et attaché à la diversité qui est ravi de pouvoir se faire livrer son Deliveroo à moindre coût, de larges pans de la gauche ont intérêt au statu quo. Et l’on ne peut que constater avec tristesse que la volonté de renverser la table est aujourd’hui captée, non par le camp dont c’est le projet historique, mais par un parti réactionnaire parvenu à étendre sa toile sur l’ensemble du pays.
Le Rassemblement national, infiniment plus « populaire » que le Front du même nom, a engagé sa mue transclassiste, c’est-à-dire tendanciellement majoritaire.
En face, la structure du vote en faveur du Rassemblement national est d’une clarté sociologique édifiante. Après avoir conquis l’électorat ouvrier et emporté l’adhésion des employés, il a patiemment progressé dans les couches les plus précarisées des classes moyennes, les a progressivement grignotées jusqu’à atteindre des secteurs qui lui étaient jusqu’alors interdits – un enseignant sur cinq se prononçait ainsi pour le RN au premier tour des législatives de 20244. Cet alignement chimiquement pur entre la structure de classes et le vote constituait jusqu’à présent le miroir inverse du vote macroniste. C’est terminé. Le prétendu plafond de verre a volé en éclats : Jordan Bardella effectue une percée dans tous les segments de l’électorat, chez les femmes (+ 15 points entre les législatives de 2022 et celles de 2024), chez les retraités (+ 19 points) et les diplômés du supérieur (+ 11 points)5. Le Rassemblement national, infiniment plus « populaire » que le Front du même nom, a engagé sa mue transclassiste, c’est-à-dire tendanciellement majoritaire.
Sortir du déni de réalité
Malgré l’histoire du parti, malgré le nom de Le Pen, malgré le CV chargé de quantité de ses responsables, malgré l’ombre de son fondateur, malgré le racisme, malgré l’antisémitisme, malgré la nullité de ses dirigeants, malgré les reniements, les mensonges, les outrances, malgré l’opprobre : les gens votent pour le Rassemblement national. Et la question reste la même. Pourquoi ? On pense à un vote contestataire ? Ses électeurs répondent qu’ils votent contre l’immigration. Un vote anti-système peut-être ? Également. Serait-ce alors en raison d’un pessimisme foncier, d’un regard négatif porté sur l’avenir ? Toujours pareil. Quelle que soit l’hypothèse formulée, la réponse est toujours la même. Jusqu’ici, il ne semble pas avoir été envisagé de croire sur parole des électeurs qui votent systématiquement pour les mêmes motifs, toujours plus nombreux, élection après élection – que voulez-vous, les voies de la science politique sont impénétrables.
Un parti à ce point médiocre, dont l’idéologie et le programme se résument à la seule et unique question migratoire autour de laquelle sont vaguement articulées quelques mesures qui sont autant de variables d’ajustement, se trouve donc aujourd’hui au seuil du pouvoir. C’est sur ce seul thème que repose tout l’édifice. L’accès à l’emploi ? L’accès au logement ? Aux prestations sociales ? La question fiscale ? Dans le logiciel lepéniste, les problèmes compliqués trouvent une réponse simple. Une seule et unique solution qui répond à une inquiétude partagée par 67 % des Français6. Une inquiétude à laquelle la gauche répond par l’ouverture d’esprit et la moraline.
Marcher sur ses deux jambes
Sur cette question comme sur celle du besoin de protection économique, de la justice fiscale, de l’insécurité ou des fins de mois difficiles, une voie peut être ouverte : l’éventualité d’une prise en compte du réel. Envisager de tenir compte de ce que dit l’immense majorité du pays sur les inquiétudes du quotidien. La possibilité, aussi, d’essayer de se reconnecter aux structures sociales du pays et aux rapports de production qui en découlent. De parler à nouveau à la France qui travaille et à la France qui paie. À la France qui produit de la richesse, aux actifs, aux travailleurs pauvres, aux ouvriers, aux employés. À cette France qui doit être unie par les intérêts matériels qui sont les siens plutôt que fracturée par les querelles identitaires qui empêchent de faire advenir la voie majoritaire qui s’impose. Car c’est là l’image partagée par la majorité des gens : celle d’une gauche vivant aux crochets de la société et qui, en plus, donne des leçons. Une gauche généreuse, certes, mais irréaliste, coupée qu’elle est de la réalité commune.
Il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque pas si lointaine, les enseignants et les ouvriers marchaient côte à côte. Ils étaient les « deux cœurs sociologiques de la gauche » chers à Emmanuel Todd. Deux forces sociales dont le divorce consommé nous a entraînés là où nous nous trouvons aujourd’hui. Deux forces dont la réunion pourra, demain, ouvrir de nouveaux horizons.
Il n’en a pas toujours été ainsi. À une époque pas si lointaine, les enseignants et les ouvriers marchaient côte à côte. Ils étaient les « deux cœurs sociologiques de la gauche » chers à Emmanuel Todd.
À l’heure où l’effondrement des services publics essentiels fournit un puissant carburant au vote RN, leur défense, leur amélioration et leur redéploiement partout sur le territoire doit impérativement s’accompagner d’une nécessaire reconnexion avec les forces productives. C’est la mission de notre camp que de se battre pour les écoles, les postes, les stations-essence, les cafés, les boulangeries, les hôpitaux dont les fermetures s’enchaînent et sans lesquels il n’y a pas de vie. Ce n’est pas le Grand Soir, certes. C’est plus simple, mais c’est peut-être bien plus. Cette France des sous-préfectures, du périurbain, des villes moyennes et des villages, cette France-là est ignorée, oubliée, insultée. Considérée comme perdue au seul motif qu’on s’est acharné à la détruire.
Inventer une autre voie
Deux voies s’opposent. Celle du peuple des villes et des quartiers d’une part ; celle de la France des classes moyennes et des classes populaires de l’autre. Une tactique avant-gardiste reposant sur une base géographique étriquée et un patchwork d’identités clivées d’un côté ; une stratégie nationale fondée sur un front de classe clairement défini de l’autre. La première option permet de verrouiller des bastions urbains ; la seconde ajoute à la conservation de ces derniers la reconquête d’un pays passé au RN. La première option est simple et perdante ; la seconde est difficile et potentiellement victorieuse. Seule la seconde embrasse la totalité du pays. Seule la seconde offre une ambition pour l’avenir.
Voilà l’issue. Voilà la seule voie dans laquelle s’engager. Voilà comment une force de bon sens pourra renouer avec le sens commun. Comment un grand récit pourra dépasser le chaos des revendications communautaires. Comment la République sociale pourra panser les plaies d’un pays blessé.
Notes :
[1] Ipsos Talan, Législatives 2024, premier tour : www.ipsos.com/fr-fr/legislatives-2024/legislatives-2024-retour-sur-le-premier-tour
[2] Ipsos, Présidentielle 2022, profil des abstentionnistes et sociologie des électorats : www.ipsos.com/fr-fr/presidentielle-2022/1er-tour-abstentionnistes-sociologie-electorat
[3] Enquête électorale Cevipof, Fondation Jean Jaurès, Institut Montaigne, Ipsos, Le Monde, Radio France, France Télévisions, vague 6, juin 2024.
[4] 3Ces profs qui votent RN : “C’est symptomatique de la crise qui traverse l’Éducation nationale” », Le Point, 28 juin 2024.
[5] « Résultats des législatives 2024 : âge, revenus, profession… Qui a voté quoi au premier tour ? », Le Figaro, 1er juillet 2024.
[6] 67 % des sondés considèrent qu’il y a « trop d’immigrés » en France selon une étude BVA Opinion pour RTL, mai 2023.