Faillite des sondages, crise du PS, phénomènes Macron et Mélenchon : Entretien avec Jérôme Sainte-Marie

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Jérôme Sainte-Marie est politologue, et préside la société d’études et de conseil PollingVox. Il a récemment écrit Le nouvel ordre démocratique aux Editions du moment où il analyse la crise de confiance généralisée envers le système représentatif en France. Il a accepté de répondre à nos questions alors que les commentateurs traditionnels de la vie politique, dont les analyses ont été régulièrement démenties ces dernières années, font face à une remise en cause croissante de leur légitimité.


LVSL – Impossible de commencer sans évoquer la crise de légitimité que traverse actuellement le milieu du sondage politique. Que ce soit dans le cas du Brexit, des élections aux États-Unis ou de la primaire de la droite en France, les pronostics se sont presque toujours avérés faux. Vous dirigez vous-même un institut de sondage, comment analysez-vous cette situation ?

Jérôme Sainte-Marie – A l’évidence, et bien que les trois cas soient très différents, ce ne sont pas des performances remarquables pour les instituts de sondage ! Je ne parlerai que de ce que je connais bien, les études d’opinion faites en France. Même si j’avais pu écrire dans le Figaro peu avant le scrutin que la nature même de la primaire rendait les intentions très volatiles, je ne m’attendais pas à un tel écart entre les derniers sondages réalisés et le résultat final. La remontée de François Fillon avait été perçue, et commentée, mais son ampleur a étonné.

Le problème n’a pas été la taille de l’échantillon et la fameuse « marge d’erreur » qui en résulte, car les sociétés de sondage avaient fait l’effort d’interroger de 10 à 15 000 personnes à chaque fois pour en extraire ceux se disant certains de participer à la primaire. De ce fait, avec des échantillons d’environs 800 électeurs, on pouvait attendre des résultats fiables. Tout le problème fut, et l’on retrouve cela pour la primaire de la « belle alliance », que l’opinion ne se cristallise pas vraiment dans ce genre de campagne. Avec une offre politique assez semblable, il était vraiment très facile pour un électeur de droite d’aller de Sarkozy à Fillon en passant par Juppé, ou l’inverse. Les quatre millions d’électeurs étaient eux-mêmes, sociologiquement assez semblables, et d’une culture politique homogène. De plus, il est évidemment impossible pour une primaire d’utiliser les controversés mais bien utiles « redressements politiques », fondés sur les votes antérieurs déclarés.

J’insiste sur le fait que l’on retrouve exactement les mêmes fragilités pour la prochaine primaire. Or, vous l’aurez remarqué, les sondages dits d’intentions de vote, intitulé très abusif lorsque l’opinion n’est pas encore formée, exercent toujours la même fascination. J’ai bien noté la décision du Parisien (qui ne commandera plus d’enquêtes d’opinion jusqu’à l’élection présidentielle), et je la trouve assez étrange. Ce journal passe d’une consommation frénétique de micro-sondages à l’emporte-pièce, destinés selon toute apparence à faire parler du titre quelques heures, à une abstinence intégrale. C’est regrettable, car il existe de précieuses informations à tirer d’une étude d’opinion, lorsqu’elle est menée de manière rigoureuse.

LVSL – Ces derniers temps, Emmanuel Macron semble s’être installé dans le champ médiatique comme la nouvelle coqueluche. Il n’est pas le premier à jouir d’une telle exposition médiatique et de « bons sondages ». Pensez-vous qu’il s’agisse d’une bulle ou d’un phénomène plus profond ?  

JSM – Distinguons les deux éléments de votre question. Tout d’abord, qu’Emmanuel Macron soit devenu l’enfant chéri des médias dominants n’a rien que de très logique. C’est un schéma constant. Dans les années 50 il y eu Pierre Mendès-France, puis dans la décennie suivante Valéry Giscard d’Estaing ministre, Jean Lecanuet un temps, et puis Michel Rocard dans les années 70. Dans le quinquennat qui s’achève, on a connu le même engouement avec Manuel Valls et, chacun veut l’oublier, Jérôme Cahuzac. C’est la figure classique du poulain politique dont s’entiche la superstructure – Karl Marx, toujours très clair, disait, dans les Luttes de classes en France, la Banque. Le produit politique de l’année, si l’on veut. Il faut qu’il parle bouleversement, et pourquoi pas révolution, terme chéri des banquiers d’affaires si l’on en juge par le titre du dernier ouvrage d’Emmanuel Macron, semblable au singulier près à celui de Matthieu Pigasse.  Et bien sûr, derrière ce tumulte,  il faut qu’il y ait une pensée parfaitement conforme aux intérêts dominants. Comme le Capital ne vote pas, il faut bien qu’il fasse voter. L’idée de l’alternance unique, pour reprendre le mot de Michéa, est pour lui la meilleure. Mais cette formule, le va-et-vient entre gauche libérale et droite libérale, est un peu épuisée. Alors il faut mimer une démarche antisystème…

Pour Emmanuel Macron le moment décisif sera selon moi courant février, lorsque les gens qui ne s’intéressent au jeu électoral que par intermittence, notamment parmi les catégories populaires, commenceront à faire leur choix. Il est tout à fait possible qu’alors Emmanuel Macron voit son niveau annoncé se rapprocher de son socle réel, les libéraux de gauche, soit moins de 10% du corps électoral. Après, les capacités d’auto-destruction du Parti socialiste sont telles qu’il pourrait devenir par défaut le candidat de la gauche de gouvernement. Ce serait assez ironique, mais pas totalement immérité.

LVSL – Une autre personnalité semble jouir d’un regain de popularité. Il s’agit de Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci s’appuie notamment sur une forte visibilité sur les réseaux sociaux, il connait d’ailleurs un succès inédit sur Youtube. Dans quelle mesure pensez-vous qu’il soit possible de matérialiser cette popularité en réussite électorale ?

JSM – La configuration est là très différente. Il y a un électorat passé de Jean-Luc Mélenchon, puisqu’il a rassemblé 11,1% des suffrages exprimés en 2012. C’était un score important, d’autant que la tentation du vote utile à gauche en faveur de François Hollande était très forte. Cela donne à penser sur la notion de vote utile, d’ailleurs. La radicalisation du discours politique libéral à droite lui donne une chance : comme les électeurs anticipent l’élimination de la gauche dès le premier tour, ils pourraient être tentés par un vote d’opposition, un vote qui prépare l’éventuel conflit social que provoquerait l’application du programme de François Fillon. Cela permet à Jean-Luc Mélenchon d’étendre son influence à gauche. Tout la question est de savoir s’il pourra aller au-delà, c’est à dire concilier ce signifiant épuisé, la gauche, avec le peuple, la multitude et, car la vie politique se joue dans un espace fini, la nation. Il le tente, et c’est cela pour moi l’originalité fondamentale. Les moyens d’expression qu’il s’est choisis – mélange de traditions et d’innovations, d’émissions classiques et de vidéos, etc – fonctionnent aussi parce qu’ils illustrent ce pari idéologique.

LVSL – La primaire du PS va bientôt avoir lieu. Dans un contexte de division de la gauche on constate de fortes disparités idéologiques entre les candidats et un affaiblissement historique de la social-démocratie. Croyez-vous que les élections de 2017 seront l’occasion de l’éclatement du PS et d’une recomposition de la gauche maintes fois annoncée ?

JSM – Je ne vois pas la même chose que vous. Où sont les disparités idéologiques ? L’espace politique de cette primaire est des plus réduits. Au fond, c’est ce qui reste quand on a soustrait Jean-Luc Mélenchon d’un côté, Emmanuel Macron de l’autre. Un peu comme si le Parti socialiste dans les années 1970 avait été amputé du CERES et de la nouvelle gauche. Alors, évidemment, puisqu’il s’agit d’une compétition politique, on essaie de donner l’impression de clivages, on transforme les fissures en crevasses et les crevasses en abîmes. Chacun y trouve son compte, les candidats comme les médias. La réalité est que s’affrontent pour l’essentiel des gens ayant gouverné ensemble, et qui sont peu ou prou solidaires du bilan du quinquennat écoulé.

Pour parler d’avenir, si le candidat socialiste devait être battu dès le premier tour de la présidentielle, ce qui est à l’heure actuelle l’hypothèse la plus vraisemblable, il y aura sans doute un phénomène très intéressant. Admettons que ce soit François Filon contre Marine Le Pen. En ce cas, je suis persuadé qu’une bonne partie des cadres éminents du Parti Socialiste seront tentés par une formule droito-compatible. Face à une candidate stigmatisée, il sera aisé d’habiller son arrivisme d’oripeaux républicains. D’ailleurs, et le second tour des élections régionales l’ont montré, les réflexes conditionnés fonctionnent encore dans l’électorat. Evidemment, tous n’iront pas, et l’on aura alors une possibilité réelle d’éclatement du Parti Socialiste, d’autant que celui-ci est fragilisé par ses déroutes électorales aux scrutins locaux, notamment les municipales.

Il se pourrait qu’il y ait un schéma trinitaire renouvelé par rapport à aujourd’hui. Non plus un duel gauche-droite avec un FN en tiers exclu, mais une opposition entre la droite (élargie aux réformateurs libéraux de tous bords) et le FN (sous une appelation renouvelée probablement, tenant l’union des souverainistes), avec une gauche recomposée, un peu comme Podemos ou le Labour actuel, occupant la position dominée mais irréductible qui est depuis trente ans celle du parti lepéniste. La campagne électorale est précisément l’occasion d’éviter ce schéma, ou, s’il se réalise, de faire en sorte qu’il existe encore un débouché politique pour ce que l’on appellera par habitude le mouvement ouvrier, ou le mouvement social. Il vaudrait mieux en ce cas, si je puis m’avancer sur ce point, éviter de s’enfermer dans ce signifiant « gauche ».