“Fainéants” et “assistés” : la sinistre vision du monde de la classe politico-médiatique

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©Jeso Carneiro

Emmanuel Macron s’en est pris le 8 septembre à Athènes aux cyniques”, aux extrémistes” et auxfainéants” ; il les accuse d’empêcher les réformes d’avoir lieu comme il se doit. Fainéants” : le mot est lâché. L’argument avait été sous-entendu à maintes reprises, mais c’est la première fois qu’il est exposé avec une parfaite clarté : si les Français détestent les réformes, s’ils sont attachés à leur Code du Travail et ne souhaitent pas travailler plus pour gagner moins, c’est tout simplement parce qu’ils sont fainéants. Ce dérapage verbal permet de comprendre la vision du monde d’une partie des “élites” libérales, selon lesquelles la société est divisée en deux catégories. D’un côté on trouve la France qui se lève tôt, celle qui travaille dur le jour et rêve de start-up nation” la nuit ; de l’autre, on trouve ceux qui ne sont rien : fainéants”, assistés” et paresseux”, véritables parasites dont les revendications politiques sont des obstacles sur la route du progrès économique.


La revue Capital publiait en 2010 un article intitulé comment faire bosser les paresseux.

Ce mensuel, qui s’adresse en priorité aux employeurs et aux cadres, leur donne une série de conseils pour “dynamiser” le travail de leurs salariés nonchalants. On y apprend que les travailleurs “paresseux“, cette “catégorie d’emmerdeurs“, représente “5 à 10% des effectifs” des entreprises. S’ils “cachent bien leur jeu“, il n’est pas pas très difficile de les repérer ; les paresseux “ne sont jamais disponibles“, “se déclarent incompétents” et ont l’outrecuidance de “manifester bruyamment leur épuisement lorsqu’on leur confie la moindre tâche supplémentaire“. Certains ont même l’impudence de respecter leurs horaires à la lettre et de s’en aller tous les jours à “18 heures pile, quoi qu’il arrive, à la seconde près“.

Des propos aussi crus sont rarement audibles dans les médias français. Néanmoins, l’idéologie qui sous-tend ce texte et le leitmotiv des “paresseux“, sont mobilisés par une partie non négligeable de “l’élite” politico-médiatique, de manière plus discrète et fleurie. Pire : à ses yeux, les “fainéants” ne sont pas seulement des boulets pour leur entreprise, comme c’est le cas dans cet article, mais bien souvent pour leur pays tout entier… 

 

Un leitmotiv, de la droite ultralibérale à la gauche Terra Nova

 

Laurent Wauquiez, représentant de la frange la plus dogmatique du courant néolibéral, avait défrayé la chronique lorsqu’il s’en était pris au “cancer de l’assistanat“. Comme toujours, il se trouvait certains journaux pour considérer que ces déclarations d’amour au néolibéralisme étaient trop timorées ; on a ainsi pu lire un article de l’Express tâchant de vérifier si Wauquiez était “crédible” sur la question de “l’assistanat”…

L’ “assistanat” est devenu un thème particulièrement choyé par la presse de droite, qui l’a cuisiné à toutes les sauces. On le voit abordé par le Point, sur un mode philosophique.

Faut-il supprimer les aides sociales ? Vous avez deux heures.

L’Express nous gratifie quant à lui d’un manuel destiné à nous donner des astuces pour cohabiter avec notre collègue paresseux.

Au moyen d’une analyse statistique, le Point, encore, nous démontre que les Français aiment l'”assistanat” encore moins que l’Islam.

Ce qui, pour ce quotidien, n’est pas peu dire…

La presse de droite n’est pas la seule à s’en prendre aux “assistés”. Cet élément de langage apparaît de temps à autre dans la presse de gauche néolibérale.

C’est d’ordinaire en des termes plus feutrés que les médias de gauche néolibérale évoquent ce thème, comme s’ils étaient tiraillés entre leurs financements oligarchiques (Edouard de Rothschild et Patrick Drahi pour Libération, le trio Niels-Pigasse et feu Bergé pour le Monde et l’Obs) et leur lectorat, encore attaché aux “valeurs de gauche”. Les articles de Libération et du Monde font alors appel à une rhétorique “progressiste” lorsqu’ils abordent cette épineuse question : ils parlent de “révolution“, prônent la “libération des énergies“, évoquent la nécessité d’insuffler du “dynamisme” à l’économie, de s’ouvrir au “nouveau monde“…

Autant de formules destinées à faire comprendre au lecteur que l’État-providence et les aides sociales appartiennent au passé. Derrière ces éloges du changement, de la nouveauté et de la mobilité, on reconnaît sans peine une série de thématiques mises en avant par le groupe de réflexion Terra Nova.

Terra Nova a théorisé la nécessité d’abandonner, pour la gauche, la grille de lecture de classes au profit d’une analyse centrée sur les “valeurs” de gauche.

Selon un rapport de ce think thank proche du Parti Socialiste, la société est divisée en “outsiders” (jeunes et chômeurs, notamment) et “insiders” (travailleurs salariés). Les “outsiders” cherchent à “briser le plafond de verre” et “surmonter les barrières qui se trouvent devant eux“, tandis que les “insiders” ne songent qu’à “préserver leurs droits [sociaux] acquis“, aux détriments des premiers. Les “outsiders” défendent un “Etat émancipateur” (“aidez-moi à réussir“) tandis que les “insiders” défendent un “Etat protecteur” (“protégez-moi“) qui bride les premiers. Par un tour de passe-passe rhétorique miraculeux, les ouvriers qui “défendent leurs droits acquis” se trouvent repeints en conservateurs. Prise de risque contre protection, mouvement contre inertie, progrès contre conservation, volonté débridée de l’entrepreneur contre morne apathie du travailleur sans ambition : cette rhétorique est désormais familière. Sans surprise, Terra Nova conseille à la gauche d’abandonner la lutte des classes comme grille de lecture, ainsi que la défense des classes populaires comme objectif ; on parlera désormais parler de “valeurs” de gauche, ou “progressistes”, pour se différencier de la droite, tandis qu’on la rejoint sur les grandes questions socio-économiques. Ce n’est pas un hasard si Terra Nova est devenu le symbole vivant de la conversion du Parti Socialiste au néolibéralisme…   

Un personnage synthétise à merveille les aspirations de la droite ultralibérale et de la gauche Terra Nova. Il s’agit d’Emmanuel Macron, qui emprunte à l’une sa violence verbale à l’égard des “fainéants”, à l’autre sa rhétorique “progressiste” basée sur le motif du changement et de la mobilité, et aux deux sa volonté d’en finir avec le modèle social français. Ce n’est pas la première fois qu’Emmanuel Macron fait appel au leitmotiv de l’assistanat. Les réseaux sociaux s’étaient enflammés lorsqu’il avait affirmé que s’il était “chômeur, [il n’attendrait] pas tout de l’autre“, sous-entendant que les chômeurs se laissaient vivre agréablement au lieu de chercher du travail. Quelques semaines plus tard, il enchaînait : “les jeunes Français doivent avoir envie de devenir milliardaires“, comme s’il se trouvait beaucoup de jeunes qui aient envie de devenir chômeurs… Toujours est-il que le message est transparent : l’État ne peut rien pour les chômeurs et pour les pauvres ; ceux-ci n’ont qu’à se débrouiller par eux-même.

 

Culpabilisation des individus, déresponsabilisation du pouvoir politique

Le programme du Conseil National de la Résistance proclamait en 1944 le “droit au travail” et l’obligation pour la société “d’assurer à tous les citoyens les moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail“. Il affirmait ainsi la responsabilité de l’État en matière sociale, et l’absence de responsabilité des citoyens frappés par le chômage et la pauvreté. Ceux-ci étaient considérés comme des phénomènes politiques, qui devaient trouver une issue politique ; c’est à l’Etat qu’il devait revenir de les résoudre. Ce contrat social était insupportable aux yeux des prophètes du néolibéralisme et des ayatollah du libre-marché ; c’est pourquoi il fallait à tout prix, selon les mots de l’un des plus éminents représentants du MEDEF, défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance”.

C’est très logiquement que l’élite libérale contemporaine affirme à propos du chômage l’inverse de ce que proclamait le CNR : le pouvoir politique est impuissant, mais les individus sont omnipotents ; ce n’est pas à l’État de trouver du travail pour les chômeurs, c’est aux chômeurs eux-mêmes de le faire. Les personnes sans emploi n’ont qu’à s’en prendre à elles-mêmes : si elles sont au chômage, c’est qu’elles n’ont pas cherché du travail avec assez de ténacité…

Une séquence vidéo, diffusée dans tous les collèges sous le ministère de Najat Vallaud-Belkacem, illustre de manière caricaturale le triomphe de cette idéologie.

Cette séquence raconte, dans un style grotesque, le parcours de “Patrick”, orphelin élevé dans une cabane par des tuteurs alcooliques, qui a réussi à devenir président d’une start-up par la seule force de sa volonté. Le message transmis aux élèves est clair : si on veut, on peut. La cause du chômage n’est pas à chercher du côté de l’État et de son désengagement face à la mondialisation, face au libre-échange, face aux multinationales qui délocalisent. Elle est à chercher dans la faiblesse de la volonté des individus qui ne trouvent pas de travail.

La société se retrouve ainsi divisée en deux fractions : les “méritants” d’une part, les “fainéants” de l’autre.

Au nom du “mérite”, donc, l’État-providence sera rabougri, les aides sociales amoindries, le code du travail démantelé et le statut des fonctionnaires privatisé.

 

Une rhétorique qui ne date pas d’hier

 

Stigmatisation de la “paresse“, culpabilisation des individus et déresponsabilisation du pouvoir politique : tout cela n’est pas bien neuf. C’est même un leitmotiv omniprésent dans les publications libérales des siècles passés. Il était de bon ton, aux Etats-Unis du siècle dernier, de distinguer les pauvres  “méritants” (deserving), qui trouvaient un emploi, des travailleurs “sans mérite” (undeserving), qui n’en trouvaient pas ; ce avant la crise de 1929,  qui en détruisant des millions d’emplois en quelques années a démontré toute l’inanité d’une telle distinction… Tout au long du XIXème siècle, la condamnation de la “paresse” est un motif rhétorique choyé par la grande bourgeoisie pour condamner les révoltes ouvrières (“c’est la paresse qui a surgi le 18 mars !” écrit l’écrivain Maxime du Camp au lendemain du soulèvement de la Commune de Paris). Un siècle plus tôt, un essayiste anonyme, auteur d’un texte nommé An Essay on trade and commerce, s’en prenait à la “paresse” des ouvriers anglais, souhaitant qu’ils se “résignent à travailler six jours pour la même somme qu’ils gagnent aujourd’hui en quatre jours” afin de permettre à l’économie britannique de décoller. La “paresse“, déjà. Ces procédés rhétoriques sont vieux comme l’histoire du libéralisme. Aujourd’hui, ils servent à faire avaler la couleuvre des réformes néolibérales imposées par la Commission Européenne, que les travailleurs français devraient accepter au motif qu’ils seraient exceptionnellement paresseux.

Peu importe que les Français comptent parmi les peuples les plus productifs d’Europe. Peu importe que, selon une étude de la Commission Européenne, le PIB français, rapporté à chaque travailleur, soit bien plus élevé que le PIB moyen européen ; peu importe également qu’il soit plus élevé que le PIB de l’Allemagne : le discours médiatique reste le même. Pour assainir l’économie française, il faut que les Français se mettent au travail et se résolvent à assouplir leur code du travail en prenant exemple sur le voisin allemand.

La mobilisation du leitmotiv des “paresseux” et des “assistés” est donc totalement décorrélé de toute réalité économique. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire du libéralisme, la “paresse” des travailleurs a toujours été pointée du doigt, que ceux-ci travaillent 6, 12 ou 14 heures par jour. Elle a toujours été présentée comme le grain de sable qui empêche la machine économique de fonctionner ; un moyen commode pour ne pas évoquer les responsabilités de l’Etat en matière économique. Et pour faire accepter aux citoyens toute la cruauté du libéralisme économique, toute la brutalité d’une organisation politique où, pour reprendre les mots de l’économiste Jean-Baptiste Say, “la société ne doit aucun secours, aucun moyen de subsistance à ses membres“.


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