Féminicides : les cris que nous n’entendons pas

© Florine Gatt

109 féminicides. La formule est connue, « tous les trois jours une femme meurt sous les coups de son conjoint ». Nous sommes bien en France, en 2019 et un imposant cimetière de femmes s’étale sous nos pieds. Le sujet se trouve enfin sur le devant de la scène, depuis le lancement du Grenelle des violences faites aux femmes le 3 septembre. Mais pourquoi avons-nous attendu si longtemps avant d’en parler ? Tribune de Florinne Gatt.


Un terme spécifique pour un crime systémique

Un féminicide désigne le meurtre d’une femme en étroite relation à son genre. Il s’agit donc d’un crime dont le motif est profondément misogyne. Dans son acceptation mondiale, le féminicide regroupe ainsi de nombreux types de meurtres et de violences, allant de la sélection des fœtus ou des enfants à la naissance, aux divers crimes d’honneur. On constate plusieurs occurrences depuis le XIXème siècle mais sa naissance est véritablement actée par la publication en 1992 de Feminicide : the Politics of Woman Killing de Diana E.H. Russell et Jill Radfordi. L’ouvrage regroupe une série d’essais sur ce qu’elles définissent comme un paroxysme des violences faites aux femmes aux États-Unis.

Un certain nombre d’événements entérinent définitivement le terme outre-Atlantique. Le combat des mères de Ciudad Juarez au Mexique pour retrouver les quelques 600 jeunes femmes disparues depuis 1993 en est l’exemple le plus frappant. La création de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes en 1999 par l’ONU donne alors un coup de projecteur sur le phénomène. En effet, la date choisie du 25 novembre rend hommage aux trois sœurs Mirabal, assassinées en 1960 pour avoir refusé les avances du dictateur de République Dominicaine et s’être opposées à lui. En Amérique latine, dix-huit pays ont introduit le terme dans leur code pénal depuis 2007, créant une législation jusqu’alors manquante pour lutter contre ces violences.

Du vocabulaire et des lois

En France, la création de cette catégorie spécifique de crime est controversée. Les associations féministes militent pour son acceptation qui permet de replacer des crimes individuels dans une logique systémique. Les professionnels du droit sont plus sceptiques, puisque, contrairement aux états d’Amérique latine, la France dispose déjà d’un arsenal judiciaire qui reconnaît le sexisme comme circonstance aggravante, bien que cette dernière soit en fait très récente et peu mobilisée. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme considère quant à elle, dans un rapport publié en 2016, qu’il n’est pas judicieux de reconnaître légalement le féminicide, dans la mesure où cette introduction pourrait porter atteinte au principe d’égalité devant la loi. Cependant, ce rapport encourage l’utilisation systématique du terme dans le langage courant, les média et la diplomatie pour souligner son caractère particulier.

Ce phénomène est compris et considéré dans le cadre plus large des violences conjugales. C’est ainsi que les chiffres auxquels nous avons accès, ceux du gouvernement ou ceux des différents collectifs féministes, adoptent souvent une même méthodologie. Celle-ci exclut les meurtres dans lesquels les protagonistes n’ont jamais été en couple, les affaires dont les informations sont insuffisantes pour caractériser un féminicide, les cas liés à des maladies où l’auteur tue sa victime pour abréger ses souffrances ou parce que lui-même malade ne pourra plus s’en occuper. Notre compréhension des féminicides s’effectue donc dans le cadre de la relation de couple et nous avons souvent en tête le scénario – finalement très rare – d’une femme battue qu’un dernier coup, un peu trop fort, emportera. Cela signifie d’une part que ces chiffres déjà colossaux (121 femmes tuées en 2018, 104 au 9 septembre 2019) cachent en réalité d’autres victimes. D’autre part, contrairement à cet imaginaire collectif, la plupart des meurtres sont prémédités, organisés et effectués le plus souvent à l’arme à feu ou au couteau.

Un problème sans solutions ?

La politique des gouvernements successifs s’est longtemps contentée de campagnes de prévention, de numéro d’écoute (3919) et de beaux discours. Citons par exemple l’annonce d’un Grenelle des violences conjugales après le 75ème féminicide, celui de Laura dans les Yvelines le 6 juillet. Cette réaction tardive fait suite à de nombreux mois de mobilisation militante exigeant une réaction du gouvernement. Le Grenelle se déroule du 3.9.19 (comme le numéro vert oui !) au 25 novembre, la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Que de coïncidences.

Côté chiffresii, sur les 530 millions du budget alloué à l’égalité femmes-hommes, 79 millions sont mobilisés pour lutter contre les violences conjugales, sous forme de subventions distribuées à des associations surchargées et souvent impuissantes. En comparaison, en 2018, l’Espagneiii a réuni 200 millions d’euros pour lutter contre le phénomène. La création du « Fonds Catherine », censé combler le manque de moyens, est malheureusement aussi inefficace (1 million promis) que symbolique : il y a autant de femmes victimes de violences conjugales que de personnes prénommées Catherine. Le gouvernement en ferait-il trop ? C’est l’avis d’un certain nombre de masculinistes au bout du rouleau qui refusent de participer à « la guerre des genres »iv orchestrée par les féministes, et qui signent des pétitions demandant à Marlène Schiappa « d’arrêter la politique du tout-coupable contre l’homme » puisque « la majorité des violences conjugales sont réciproques et initiées par les femmes »v. C’est vrai qu’il faut y penser, avant de dépenser tout le budget de l’état pour aider des femmes qui orchestrent elles-mêmes leurs assassinats. L’indécence de ces propos traduit l’ignorance d’un phénomène de violence systémique, et le chemin qu’il reste à accomplir pour que la population française réalise l’état d’urgence des violences conjugales.

Mur en hommage aux femmes mortes des suites de violence conjugale à Milan © Noémie Cadeau

L’omniprésence des féminicides

L’histoire regorge de meurtres de femmes. Les filles manquantes abandonnées à la naissance du fait de leur genre, les jeunes femmes sacrifiées, les épouses discrètement assassinées dans la chambre conjugale sont légion depuis l’Antiquité. Jusqu’à la Révolution, le mari possède l’autorité maritale sur sa femme, qui lui permet de la traiter comme bon lui semble. La justice n’ayant aucun droit de regard sur l’organisation des foyers, seuls les religieux pouvait éventuellement sévir s’ils constataient un excès de mauvais traitements. 1791 voit la première loi de protection des femmes et des enfants contre les coups du père et mari. D’autres mesures sont adoptées petit à petit, trop lentement, jusqu’à aujourd’hui, où l’appareil juridique et les moyens mis en œuvre sont toujours insuffisants pour lutter efficacement contre le problème.

Le féminicide n’est pas un sujet nouveau, il est un sujet délibérément ignoré. Notre culture en déborde littéralement. Pourquoi connaissons-nous le héros grec Hercule mais avons oublié son épouse Mégara qu’il a tuée ? Pourquoi nous souvenons-nous d’Achille et de son talon, plutôt que de sa responsabilité dans le sacrifice de la troyenne Polyxène dont il était amoureux ? La manière dont nous regardons la mort des femmes dans la fiction est révélatrice d’un système qui refuse de considérer le meurtre des femmes dans sa dimension misogyne et systémique. Combien d’œuvres policières, tous média confondus, commencent par le meurtre d’une femme ? Leur banalité, leur récurrence devraient nous alerter.

Le féminicide n’est pas un sujet nouveau, il est un sujet délibérément ignoré. Notre culture en déborde littéralement.

On pourrait penser la même chose à la lecture du Parfum de Patrick Suskind, où la question de l’identité de genre des victimes n’est jamais questionnée. Parce qu’il semble finalement logique et banal qu’un homme vole la vie et le parfum de jeunes filles par frustration sexuelle. Si Jean-Baptiste Grenouille avait assassiné des hommes le roman aurait eu quelque chose de sulfureux, de transgressif. Il n’est en fait qu’un exercice de style sur la description olfactive, dans une mise en scène qui oublie les victimes pour se concentrer sur le bourreau. Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Le meurtre de femme fait sensation – surtout s’il se double de violence sexuelle – mais il n’interroge jamais. Ce traitement du féminicide permet aux artistes, journalistes, spectateurs, et lecteurs masculins de se rassurer sur leur virilité. En refusant de s’interroger sur la responsabilité du système patriarcal, en faisant reposer le crime sur les épaules de l’individualité et d’une virilité déviante, nous organisons collectivement la perpétuation des féminicides.

La logique du manque de moyens

La petite monnaie du gouvernement pour lutter contre les violences faites aux femmes ne suffira pas. Le rapport de référence, Où est l’argent contre les violences faites aux femmes ?, estime le budget annuel nécessaire pour permettre de faire sortir efficacement les femmes victimes des violences conjugales à 506 millions d’euros. Ce chiffre est un pallier minimum qui permettrait seulement le fonctionnement des structures déjà existantes afin d’aider les victimes officiellement identifiées par un dépôt de plainte ou un signalement médical. Le budget réel intégrant l’ensemble des femmes victimes est en fait estimé à 1 milliard d’euros. Il serait temps de s’interroger sur les raisons de ce manque de moyens lorsque le gouvernement refuse d’augmenter l’enveloppe dédiée à la lutte contre les violences faites aux femmes, et annonce deux jours plus tard la création d’un fonds de 5 milliards d’euros pour financer la French tech.

Pour les auteurs d’un autre rapport datant de 2016, « le manque de financements pour les droits des femmes n’est pas un hasard, et il est à replacer dans un contexte dans lequel le rapport entre femmes et argent est tabou et complexe. Il n’est pas non plus étonnant au regard de l’inégal partage du pouvoir politique et financier, puisque l’essentiel des postes de pouvoir, et en particulier les postes qui contrôlent les leviers financiers, est occupé par des hommes »vi. Le rapport remarque également que la lutte pour les droits des femmes repose presque exclusivement sur du bénévolat, la forme traditionnelle du travail des femmes, c’est-à-dire non rémunéré et déconsidéré. Même les responsables du Haut conseil à l’Égalité femmes-hommes sont bénévoles alors que les postes équivalents dans une institution similaire telle que le Haut conseil de la Famille sont rémunérés à hauteur de 4000 euros par mois. Ainsi, même s’il reste la condition nécessaire pour venir rapidement en aide aux victimes, la résolution d’un tel problème ne peut se régler uniquement sur le plan financier mais bien par une remise en question générale du fonctionnement sexiste de notre société.

Ce qu’il faut vouloir, c’est la disparition de la domination masculine

Derrière les batailles lexicales, juridiques et théoriques sur la pertinence ou non d’utiliser le terme de féminicide, derrière les formules et les rapports, il y a des femmes, des vies. Leur mort n’est pas soudaine, elle n’est pas surprenante, la majorité des articles sur la page « Féminicides par compagnon ou ex » mentionnent un signalement à la police. Les autorités ne peuvent pas dire qu’elles ne savaient pas. Nous ne pouvons pas dire que ces vies ont été volées, qu’elles n’auraient pas dû mourir. Le féminicide a quelque chose de l’ananké grec, d’une fatalité implacable à laquelle sont soumises les femmes et qui se nomme patriarcat. Tout dans nos parcours de femmes limite les possibilités d’échapper à la violence. Nos corps comme des objets affichés en grand format dans les villes, notre impossible sérénité dehors, notre surcharge de travail à l’intérieur de nos foyers, notre parole réduite au silence, notre inexistence au pouvoir, notre habitude de la soumission, notre difficulté à porter plainte.

Si nous voulons espérer déjouer la tragédie des féminicides, il nous faut parvenir à changer ce destin, et ce ne sont pas quelques associations sous-subventionnées qui pourront protéger l’ensemble des femmes pour le compte d’un État démissionnaire. Citons l’expérience d’Irene, jeune activiste se promenant dans une rue de Hendaye un soir d’été. Elle entend des cris provenir d’un appartement, elle appelle la police qui refuse d’intervenirvii. Les institutions ne protègent pas les femmes ; mais elles protègent les agresseurs. L’État en tant que structure animée par des hommes ne peut concevoir le problème et lutter contre, car l’État en tant que structure patriarcale couvre les siens. Cette impunité dont bénéficient les hommes est visible et valable à tous niveaux, de l’insulte de rue, au viol classé sans suite en passant par l’inégalité salariale.

Un état d’urgence pour la protection des femmes

Chaque féminicide est un cri étouffé dans le silence général. Le collectif Féminicides par compagnon ou ex évoque le concept de “terrorisme patriarcal” pour souligner l’écart de moyens mis en œuvre pour garantir la santé et la sécurité des citoyens et citoyennes. Le patriarcat tue mais ni le gouvernement ni la société civile dans son ensemble ne font rien pour endiguer le phénomène. Les militantes sont épuisées, parfois jusqu’au burn-out, à l’instar d’Anaïs Bourdet. La fondatrice de Paye ta Shnek a annoncé au début de l’été l’arrêt de la publication des témoignages de harcèlement de rue après sept années passées à développer le projet, à lire les témoignages, à venir en aide aux victimes, à modérer des commentaires ultra-violent et à constater que rien ne changeait. Le patriarcat tue mais lorsque les associations réclament un milliard d’euros, un chiffre réaliste, on peut encore lire ou entendre “on ne peut pas payer des laves vaisselle a tout le monde, mesdames”. Le gouvernement n’est à blâmer que dans la mesure où il est le reflet d’une société profondément sexiste. Le patriarcat tue, il est temps d’arrêter de compter nos mortes et d’exiger une protection.

Et nous exigeons une protection pour toutes les femmes. Diana E.H. Russell et Jill Radford consacrent une partie de leur ouvrage fondateur aux liens entre féminicides et racisme. Les femmes asiatiques ciblées par des criminels, les femmes noires tuées par les structures esclavagistes et les femmes américaines natives disparues sont doublement victimes. Les chiffres en France ne prennent pas en compte de critères raciaux et nous ne disposons pas d’informations pour tirer quelque conclusion que ce soit. Néanmoins nous devons avoir en tête ces données. Il faut aussi prendre en compte les féminicides de femmes transgenres, complètement invisibilisés en France, tout comme aux États-Unis. Pensons-y particulièrement à l’heure où Lexieviii, qui décompte, relaie et rend minutieusement hommage à ces femmes dont personne ne parle, vient elle-même de subir une agression transphobe dans une rue de Paris. Nous devons exiger que les femmes ne soient plus seules face à la violence. Nous devons nous mobiliser en tant que société, car sans cela, rien ne changera.

 

i. Russell, Radford, Feminicide – The Politics of Woman Killing, Twayne Pub; First Printing edition (June 1, 1992) : http://www.dianarussell.com/f/femicde(small).pdf

ii. Marlène Schiappa a avancé elle-même le premier chiffre de 530 millions qui correspond à un budget global dont la répartition est très opaque. Les 79 millions d’euros correspondent à une reconstitution du budget dans le rapport « Où est l’argent contre les violences faites aux femmes ? » publié en 2018 par cinq organisations : www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-ou_est_argent-vf.pdf

iii. En 2017, dans le cadre d’un Accord d’État pour la lutte contre la violence de genre, l’Espagne c’est-à-dire les différents échelons (gouvernement central, communautés autonomes et municipalités) s’est engagé à réunir 1 milliard sur cinq ans. L’existence et la distribution de cet argent sont controversées et il est très difficile de se faire un avis précis sur les moyens réels mis en œuvre. Néanmoins, la volonté de prendre en charge et de protéger les victimes dès leur signalement par un médecin est bien présente et ce depuis plus longtemps que la France, puisque l’Espagne s’est doté peu à peu de moyens juridiques solides et a réussi à faire baisser drastiquement son taux de féminicides.

iv. Lu sur le compte instagram @paye_ta_feministe supprimé suite aux signalements

v. Pétition supprimée sur change.org mais visible sur le compte instagram @preparez_vous_pour_la_bagarre qui la dénonce

vi. Le Conseil économique social et environnemental, la Fondation des femmes, le Fonds pour les femmes en Méditerranée, le Haut conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, le Comité ONU Femmes France et W4 France, « Où est l’argent pour les droits des femmes ? Une sonnette d’alarme », p.24

vii. Visible en story à la une sur le compte instagram d’@irenevrose

viii. Posts dédiés sur le compte instagram @aggressively_trans